France : entreprises nationalisées et service public01/07/19861986Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/1986/07/1_0.jpg.484x700_q85_box-27%2C0%2C2451%2C3504_crop_detail.jpg

France : entreprises nationalisées et service public

Dans la série des dénationalisations annoncées par le nouveau gouvernement de droite, celle qui a fait le plus de bruit a incontestablement été celle de la première chaîne de télévision, TF1, ne serait-ce que parce que le Parti Socialiste a espéré voir là le sujet sur lequel il pourrait, au nom de la « défense du service public », mobiliser l'opinion de gauche, comme la droite l'avait fait de son côté il y a deux ans contre le projet de loi Savary sur l'enseignement privé.

Dans cette prise de position du Parti Socialiste, qui a toujours présenté les nationalisations comme un moyen de construire petit à petit le socialisme, il n'y avait là rien que de très normal. Il est par contre plus curieux de voir des organisations révolutionnaires reprendre à leur compte ce genre d'argumentation.

C'est ainsi qu'une déclaration du Bureau Politique de la LCR (publiée dans Rouge du 29 mai 1986) trace comme tâche aux révolutionnaires de « rendre évidente la liaison indissociable des revendications pour la défense du pouvoir d'achat, contre les suppressions d'emploi - dans le privé comme dans le public - - contre la remise en cause des statuts et des missions du service public, contre les projets de dénationalisations ».

Et ce n'est pas une formulation accidentelle. Rouge du 19 juin revient sur le sujet en disant à propos de la politique du gouvernement: « Il s'agit bien de casser le service public de télévision ».

Nous avouons ne pas voir très bien ce que peut signifier pour des marxistes cette expression « service public ».

Dans le monde politique, la discussion ente les tenants et les adversaires de la privatisation de TF1 a tourné autour de deux grands thèmes : celui de la qualité et de la liberté de l'information, et celui de la qualité culturelle des programmes, le premier étant le cheval de bataille des partisans de la privatisation, le second l'arme favorite de ses adversaires.

Nous n'épiloguerons évidemment pas sur la prétention des tenants de la privatisation à assurer par ce biais la « liberté de la presse » télévisée, comme si les patrons privés des grands moyens d'information cessaient justement d'exercer leurs prérogatives patronales (si vantées d'habitude par les idéologues bourgeois) dès qu'il s'agit d'informations.

Mais l'hypocrisie des apôtres du capitalisme ne doit pas nous faire oublier pour autant que dans le cadre de la télévision d'État et pas seulement depuis que Chirac est Premier ministre, l'information est et a toujours été au service des possédants.

« Jamais avec autant de brutalité et de cynisme, un chef de gouvernement n'avait exigé une télé et une radio asservies à ses ordres comme Chirac l'a fait samedi 24 mai à Autun », écrit le même numéro de Rouge, dans « l'éditorial des bulletins d'entreprise ». Nous ne discuterons pas du ton de Chirac, mais sur le fond son opinion est celle de tous les hommes politiques, qu'ils soient de droite ou qu'ils se disent de gauche, qui l'ont précédé dans ses fonctions. De mai 1981 à avril 1986, la télévision d'État a peut-être été un peu plus pluraliste qu'auparavant en matière politique... en faveur de la droite, parce que la gauche au gouvernement n'osait pas faire connaître à celle-ci le sort qu'elle avait elle-même connu durant plus de vingt ans. Mais du point de vue des travailleurs, l'information télévisée était-elle plus vraie, plus soucieuse de leurs problèmes et de leurs intérêts? Certainement pas, et Rouge, en tout cas, n'osait pas le prétendre à ce moment là.

Quant à l'argumentation « culturelle » des adversaires sociaux-démocrates ou petits-bourgeois de la privatisation, elle ne vaut pas mieux : Dallas, Guy Lux, et tant d'autres étaient-ils plus « culturels » à la télévision d'État qu'ils le seraient sur une chaîne privée. Affirmer que la politique du gouvernement va « transformer TF1 en poubelle à images, à l'instar de la 5 » (Rouge du 29 mai), c'est implicitement prêter à la télévision publique d'avant Chirac des qualités culturelles qu'elle Était bien loin de posséder, car entre les chaînes publiques et la « 5 », il n'y a pas tant de différences, si on en juge par le nombre de séries américaines communes que programment les unes et l'autre ! Quant à s'écrier, à propos de la politique du gouvernement concernant la télé « au secours, la connerie est de retour ! » (Rouge du 19 juin), c'est faire croire qu'elle était partie auparavant, éloge que la télévision de ces dernières années, malgré quelques bonnes émissions, était tout de même loin de mériter dans son ensemble.

C'est vrai qu'une télévision qui ne s'encombrerait pas de critères de rentabilité pourrait plus facilement consacrer des heures de grande audience à des émissions dites culturelles. Mais si, du point de vue technique, la télévision est une formidable fenêtre ouverte sur le monde, en dépit - hier comme aujourd'hui - de quelques bonnes émissions, on ne peut pas dire que la télévision ait à un moment quelconque de son existence été l'instrument culturel qu'elle pourrait être. En fait, la télévision a toujours recherché non pas la qualité maximum, mai l'audience maximum, pour inciter le public à acheter des téléviseurs d'abord, pour vendre le mieux possible ses espaces publicitaires ensuite. Car la publicité n'a attendu ni la création de la « 5 » ou de la « 6 » ni le projet de privatisation de TF1, pour envahir les petits écrans.

La privatisation d'une ou de plusieurs chaînes de la télévision d'État ne sera pas une rupture par rapport au passé mais au contraire la suite logique de la politique menée depuis quarante ans, en matière de télévision par tous les gouvernements successifs sans distinction de couleur politique.

En effet, si la télévision est née, en France, comme entreprise publique, cela ni pas été dû à un « choix de société » comme disent les réformistes, au caractère plus socialiste des gouvernants de l'époque. Cela a été dû à l'impossibilité de tout autre solution. Jamais le capital privé n'aurait accepté de procéder aux formidables investissements nécessaires pour équiper le pays de réseaux d'émetteurs de T.V, en sachant qu'il ne pourrait pas, pendant des années, faute dune audience suffisante, c'est-à-dire d'un parc de récepteurs suffisant, tirer des profits de la vente d'espaces publicitaires.

En effet, dans les conditions de la France (et ce fut aussi le cas de beaucoup de pays), compte tenu de l'exiguïté du marché national, et du prix élevé d'un récepteur de télévision pour les travailleurs (un récepteur noir et blanc coûtait plusieurs mois de salaire d'un ouvrier dans les années 1950), l'accroissement du nombre de téléspectateurs ne pouvait pas être extrêmement rapide. C'est donc l'État qui a pris les choses en mains, et qui a investi dans la mise en place d'un, puis de plusieurs réseaux d'émetteurs ce qui représentait des capitaux considérables, car si les récepteurs étaient chers à l'époque, inutile de dire que le matériel d'émission l'était infiniment plus, en récupérant ce qu'il pouvait par le biais de la redevance. L'État y trouvait d'ailleurs un profit politique, en s'assurant ainsi le contrôle d'un futur grand moyen d'information, et il est vrai qu'un De Gaulle, pour qui la télévision fut une arme importante, à l'époque, en particulier de la guerre d'Algérie et de l'OAS, n'aurait peut-être pas eu les mêmes facilités pour l'utiliser si elle avait été privée. Mais cet aspect du problème mis à part, si l'État procédait ainsi, ce n'était pas par sens du service public, mais dans l'intérêt des industriels de l'électronique, naissante en France, des fabricants de récepteurs de télévision.

Car bien sûr pour pouvoir vendre des récepteurs de télévision, pour que chaque famille, même parmi les plus pauvres, rêve de posséder le sien, et soit prête à faire des sacrifices pour se d'offrir, il fallait qu'existe déjà des émetteurs et des réémetteurs couvrant tout le pays dans un premier temps, et offrant des programmes variés dans la mesure du possible. Et cela n'a pas demandé, même à l'État, moins d'une vingtaine d'années, des années cinquante aux années soixante-dix.

D'ailleurs, il est significatif que la plupart des grandes décisions qui furent prises au fil des ans dans ce domaine visaient à protéger dans l'intérêt des constructeurs français le marché national. Ce fut par exemple le cas avec l'adoption du standard 819 lignes qui fut abandonné par la suite - alors que toute l'Europe utilisait déjà le 625 lignes; ou avec l'adoption du système de télévision en couleur SECAM, alors que toute l'Europe occidentale adoptait le système PAL.

La télévision est d'ailleurs loin d'être le seul domaine dans lequel le prétendu « service public » dissimule la manière dont l'État aide directement ou indirectement les entreprises privées à trouver des marchés, ou à les élargir.

Le cas le plus classique est bien sûr celui de l'armée, dont les commandes rapportent des profits à de nombreuses entreprises d'armement.

Mais il est des cas plus discrets. Le téléphone en France appartient au secteur étatisé. Et depuis quelques années, les cabines publiques sont renouvelées à un rythme très rapide, bien plus rapide que dans les pays où le téléphone est privé. Les usagers sont incités à commander, pour pratiquement rien, un deuxième poste. On leur distribue gratuitement des Minitel. Bien sûr, l'usager n'y perd pas. Mais les grands gagnants, ceux pour qui toute cette politique est menée, sont les trusts de l'électronique.

Il n'est pas jusqu'à l'école qui ait été mise ainsi au service de ces trusts. L'argent manque au ministère de l'Education nationale quand il s'agit de créer de nouveaux postes de maîtres. Mais pas quand il s'agit des milliers de micro-ordinateurs! D'un gouvernement à l'autre, c'est à qui - au nom du progrès bien sûr ! - surenchérira dans ce domaine sur son prédécesseur.

Pour revenir au cadre de la télévision, quand le parc de récepteurs fut suffisamment grand pour que le petit écran devienne un support publicitaire intéressant pour les capitalistes, il n'y eut pas besoin d'attendre mars 1986 pour voir les réclames en tout genre l'envahir, sur les deux premières chaînes d'abord, sur la troisième en plus.

Aujourd'hui, Chirac a annoncé la prochaine privatisation de TF1. Mais sa décision est dans la ligne de celle des gouvernant dits de gauche, donnant le feu vert (et la possibilité d'utiliser le matériel de Télédiffusion de France) à Canal Plus, puis à la création de la « 5 » et de la « 6 » toutes les trois chaînes privées. Sociaux démocrates ou gaullistes, les hommes politiques de la bourgeoisie estiment que le moment est venu pour l'État d'offrir le gâteau qu'il a confectionné aux capitalistes privés. La seule différence est dans la manière de le faire: le gouvernement de gauche n'avait pas présenté ses décisions comme faisant partie d'un vaste plan de dénationalisations, le gouvernement de droite si. Mais cela, ce n'est pas une différence de fond, c'est la surface des événements.

Et l'exemple de la télévision est bien significatif des différences entre la droite et la gauche réformiste en ce qui concerne le problème général des nationalisations.

Les nationalisations, dans la société capitaliste, ne sont pas le propre des sociaux-démocrates. Dans la plupart des pays sous ou moyennement développés mais aussi dans les pays impérialistes, elles constituent en effet une nécessité impérieuse pour la bourgeoisie, destinée à assurer le fonctionnement de secteurs non rentables pour le capital privé, mais nécessaires à l'ensemble de la classe dominante, ou encore nécessaires comme débouchés aux productions de certains secteurs monopolistiques. C'est ainsi que la plus grande vague de nationalisations qu'ait connue la France a été effectuée au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, à l'époque de de Gaulle -qui n'avait rien d'un homme de gauche, et encore moins d'un socialiste - parce que le capital privé aurait été bien incapable de remettre en route assez rapidement les chemins de fer, les charbonnages ou la production d'électricité, sans lesquels l'économie du pays ne pouvait pas tourner.

Nationaliser avec rachat peut être aussi un moyen de libérer - au détriment des contribuables - des capitaux privés investis dans des secteurs qui ont cessé d'être rentables. Et même la création d'entreprises d'État dans des branches rentables n'est pas un crime de lèse-bourgeoisie, car il s'agit souvent de concentrer des capitaux à un niveau où le capital privé ne le peut pas et de toute manière, par une voie ou par une autre, la plus-value produite à partir de l'exploitation des travailleurs de ces entreprises publiques finit par se retrouver dans les coffres-forts de capitalistes privés.

C'est dire que la droite n'a aucune raison de ne pas recourir aux nationalisations, ou au développement d'entreprises d'État, et elle ne s'en prive pas. Mais comme sa clientèle électorale est sensible aux discours vantant les mérites du libéralisme économique, quand elle le fait, elle le fait généralement assez discrètement. Ainsi que c'est sous des gouvernements de droite que s'est constitué par exemple le grand groupe d'État de l'industrie pharmaceutique Sanofi, lié à Elf-Aquitaine. Mai la droite n'a évidemment pas cru bon, à l'époque, de proclamer qu'elle était en train de « faire du socialisme » ce qui fait que dans le grand public personne n'a même été au courant.

La gauche réformiste s'adresse au contraire à un public qu'elle essaie de séduire par des discours « socialistes » ce qui fait qu'elle ne manque jamais une occasion de présenter toutes les interventions de l'État dans la vie économique dont elle a été responsable comme une petit bout de ce « socialisme ». Dans les périodes où elle se trouve au gouvernement, il peut même lui arriver, pour renforcer cette image « socialiste » de procéder à des nationalisations (en indemnisant grassement les capitalistes privés, bien sûr) qui ne seraient pas vraiment indispensables à la bourgeoisie que la droite peut donc s'empresser de dénationaliser quand elle revient au pouvoir.

Mais de toute manière, quelle que soit la couleur des hommes politiques bourgeois qui se succèdent au gouvernement, dans cette société le petit jeu des nationalisations et des dénationalisations se fait toujours au bénéfice de la bourgeoisie, puisque c'est son appareil d'État qui y procède.

Car l'État n'est pas un instrument situé au-dessus des classes. C'est l'instrument de la bourgeoisie, et c'est dans l'intérêt de celle-ci qu'il gère la société.

Alors bien évidemment, comme toutes les activités sociales qui ne sont pas rentables pour le capital privé, mais qui sont indispensables à la vie sociale, sont prises en charge par l'État, celui-ci peut faire semblant d'agir dans l'intérêt collectif, au nom du « service public ». Mais même dans des domaines comme l'enseignement, ou la santé publique, l'État sait faire la part belle au capital privé, même petit. Et quand il gère l'enseignement public, ou les hôpitaux qui relèvent de lui, il le fait en tenant compte d'abord des intérêts de la bourgeoisie.

Les réformistes de tous poils peuvent bien sûr utiliser l'image de l'agent de police qui aide les vieilles dames à traverser dans les clous, et qui surveille les sorties des écoles, pour expliquer que la police est une institution au service de l'intérêt collectif. Ils peuvent utiliser le rôle que joue parfois l'armée pour porter secours aux victimes des catastrophes pour expliquer que l'armée est au service du peuple tout enter. Ils peuvent vanter les mérites de l'école laïque pour expliquer que c'est grâce à elle que l'instruction s'est répandue dans le pays. Mais le rôle des révolutionnaires, c'est de montrer que tout cela, c'est le sucre destiné à masquer la nature de l'État aux yeux des exploités.

Rien de tout cela n'est vraiment un « service public ». Et pas plus l'école que la police ou l'armée. Car si les deux dernières sont d'abord et avant tout les défenseurs en armes de l'ordre bourgeois, l'école elle-même n'a dispensé une certaine instruction aux classes populaires que dans la mesure où, globalement, le système capitaliste en avait besoin pour fonctionner, et elle n'a pas seulement appris aux fils d'ouvriers à lire et à écrire parce qu'ils en auraient besoin plus tard pour travailler, elle a aussi tout mis en oeuvre pour en faire de « bons citoyens » : c'est-à-dire des hommes prêts, s'il le but à se faire trouer la peau, et à trouer celle des autres, au nom de la défense de la patrie, pour le plus grand profit des industriels et des banquiers.

Alors, bien évidemment, les révolutionnaires ne peuvent qu'être contre la privatisation de TF1, comme ils sont contre tous les cadeaux faits par le gouvernement à la bourgeoisie. Ils doivent être aux côtés des travailleurs de la télé ou aux côtés des usagers, si ceux-ci entrent en lutte contre cette privatisation. Mais ce n'est certainement pas à eux de reprendre le vocabulaire social-démocrate du « service public », et d'accréditer l'idée que l'État, au moins dans certaines périodes, peut être un défenseur des intérêts de la collectivité dans son ensemble.

A trop vouloir répondre aux émotions du milieu social-démocrate, les camarades de la LCR en arrivent à utiliser un vocabulaire qui ne devrait pas être le leur. Et le plus grave, serait que derrière ce vocabulaire, il y ait aussi une politique qui ne devrait pas être la leur.

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