Europe centrale et balkanique La poussée des nationalismes01/03/19911991Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/1991/03/38.jpg.484x700_q85_box-27%2C0%2C2451%2C3504_crop_detail.jpg

Europe centrale et balkanique La poussée des nationalismes

La fin de la mainmise de la bureaucratie soviétique sur les ex-Démocraties Populaires et l'écroulement des dictatures sous sa protection directe ou indirecte, ont laissé le champ libre à une poussée de nationalisme en Europe centrale et balkanique. Dans un contexte de crise économique et sociale, de recul profond de la conscience de classe du prolétariat, tout à fait absent de la scène politique, cette poussée nationaliste est en train de faire ressurgir l'ancienne « question des Balkans », en même temps qu'elle submerge toute l'Europe centrale.

Il y a de fortes différences d'un pays à l'autre, d'une nationalité à l'autre, dans cette poussée nationaliste. Elle mobilise de larges masses ici, elle se limite à de petits cénacles là. Mais elle touche, à des degrés divers, tous les pays de l'Europe centrale et balkanique.

L'actuelle Yougoslavie est déjà menacée dans son existence même en tant qu'État unifié. Le processus enclenché n'a cependant aucune raison de s'arrêter là. La Yougoslavie n'est pas le seul État composite du point de vue national. La Tchécoslovaquie, constitutionnellement binationale, subit le réveil du nationalisme slovaque, sans même parler de l'éveil, en pays tchèque, d'un nationalisme nouveau, morave, ou de l'agitation de la minorité hongroise en Slovaquie. La Roumanie est taraudée de l'intérieur par les revendications de la minorité hongroise, la plus nombreuse des minorités nationales en Europe (en même temps qu'elle exerce une attraction certaine sur la population roumaine de la Moldavie soviétique). La Bulgarie qui compte une minorité turque conséquente, hésite entre une politique de bulgarisation forcée et une attitude plus tolérante, aussi inefficaces l'une que l'autre à résorber la tension entre les deux nationalités.

Seules la Pologne, la Hongrie et l'Albanie sont relativement homogènes du point de vue national. Mais les deux dernières sont impliquées, l'une par le problème des Hongrois de Transylvanie ou de Slovaquie, l'autre, par celui des Albanais du Kossovo.

Dans cet enchevêtrement de nationalités et de religions que constitue l'Europe centrale et balkanique, l'aggravation des tensions nationales à l'intérieur d'un État a d'inévitables prolongements dans les relations entre États. Les affrontements entre nationalités peuvent déboucher sur des conflits de frontières, voire sur des affrontements armés entre États.

A peine les dirigeants des puissances impérialistes ont-ils eu le temps de fêter le retour des pays de l'Est de l'Europe au monde capitaliste - si tant est que ces derniers l'aient jamais vraiment quitté - que l'Europe centrale et balkanique apparaît, de nouveau, comme une poudrière.

Retard economique et nationalismes tardifs

En Europe occidentale, la formation et la consolidation des États nationaux eurent pour fondement le développement économique capitaliste. La réalisation de l'unité nationale n'a été dans aucun des grands pays de l'Europe occidentale un conte de fées. Même en Angleterre et en France où l'unité nationale s'est forgée au long d'une histoire séculaire, elle s'est réalisée dans la violence et par l'intégration forcée de mosaïques ethniques, linguistiques, culturelles, etc. Mais le développement concomitant de l'économie capitaliste et de l'État national, à une époque où ils représentaient un progrès formidable par rapport à la barbarie féodale, donna à l'unité nationale une base solide (la permanence de la question irlandaise ou basque, la résurgence de la question catalane, etc., témoignent néanmoins de la relativité de l'accomplissement de l'unité nationale même dans les vieilles démocraties bourgeoises).

Pendant que les bourgeoisies montantes d'Europe occidentale réalisaient leur unité nationale les unes après les autres, mais avant la fin du XIXe siècle et à travers un essor économique et culturel sans précédent, les trois piliers de la réaction en Europe au siècle dernier, l'Empire ottoman au sud, l'empire des tsars à l'est, l'empire des Habsbourg au centre, maintenaient les peuples de l'Europe centrale et balkanique dans l'oppression, barrant la route à leur développement économique et à leur épanouissement national.

Mais c'est sans doute le développement et le renforcement de la bourgeoisie à l'ouest de l'Europe qui ont fini par devenir le principal obstacle devant une évolution bourgeoise à l'est. Les bourgeoisies française, anglaise, allemande, etc., impérialistes, sont devenues les plus fermes supporters des empires anachroniques qui dominaient l'Europe centrale et balkanique.

La France et l'Angleterre bourgeoises ont maintenu pendant plusieurs décennies à bout de bras l'Empire ottoman et sa mainmise sur les Balkans, s'accommodant fort bien du fait que le droit des peuples bulgares, albanais, etc., à l'existence nationale soit foulé au pied. Cet empire laissait en effet le champ libre à leurs capitaux et leur servait de gendarme contre les peuples de cette région, comme d'ailleurs de garde-fou contre l'influence allemande ou les appétits territoriaux du tsar de Russie. L'Allemagne, de son côté, était le plus solide soutien de cette monarchie des Habsbourg qui privait d'existence nationale - en même temps que de démocratie - les Tchèques ou les Slovènes, et qui laissait la caste féodale dirigeante hongroise en faire autant avec les Slovaques ou les Croates.

De ces trois empires vermoulus, c'est l'Empire ottoman qui s'est affaissé le premier, à la fin du siècle dernier, avant de s'effondrer au début de celui-ci. Mais de la rivalité entre puissances impérialistes qui se sont alors penchées sur le sort des peuples de cette région, sont sortis des Balkans morcelés, « balkanisés », justement, avec des frontières créées en fonction des rapports de forces entre puissances, empêchant ici des peuples de réaliser au moins leur unité ethnique, regroupant là au contraire des peuples qui n'avaient nul désir de vivre ensemble, laissant les États indépendants nouvellement créés totalement incapables de développer une économie viable.

Les peuples de ces pays ont été poussés au nationalisme exacerbé avant même d'avoir pu consolider des États nationaux. Les États balkaniques, nés des traités impérialistes successifs, ne correspondaient pas à des réalités économiques internes qui auraient pu lier ensemble leurs peuples. Ils ne correspondaient généralement même pas à des réalités ethniques ou linguistiques. Leurs castes dirigeantes, poussées à l'agrandissement de leurs territoires respectifs par leurs propres ambitions autant que par les manoeuvres et encouragements de puissances impérialistes rivales, attisaient d'autant plus facilement le nationalisme que les nations n'étaient réellement pas unifiées. Pendant le demi-siècle qui précéda la Première Guerre mondiale, les Balkans n'ont jamais cessé d'être en état de guerre, tantôt sous la forme officieuse de l'activité de « comitadjis » terroristes - soutenus en sous-main par les États bulgare, serbe, monténégrin, etc. - tantôt sous la forme de guerres ouvertes. Les deux dernières « guerres balkaniques » constituèrent le prélude immédiat de la Première Guerre mondiale dont le facteur déclenchant fut, faut-il le rappeler, l'activité des nationalistes serbes contre la mainmise de l'empire des Habsbourg sur la Bosnie-Herzegovine.

Ecrivant en 1914, Trotsky, qui connaissait bien les Balkans, prenait fait et cause pour le droit des peuples, jusqu'alors opprimés, à l'existence nationale et pour ce qui est des Slaves du Sud, à la réalisation de leur unité nationale. Mais il constata en même temps que « La question des Balkans... peut être considérée comme une question d' « hier » et ne peut être résolue que par la solution des problèmes créés par la lutte d'aujourd'hui et celle de demain. » (...) « Pour résoudre les problèmes insolubles posés par le capitalisme, le prolétariat doit employer ses méthodes : le grand changement social. »

Ce n'était pas qu'une clause de style. Trois ans après que ces lignes furent écrites, le prolétariat révolutionnaire russe abattit ce régime tsariste qui avait pesé non seulement sur les peuples directement intégrés dans l'Empire russe, mais sur la destinée de toute l'Europe centrale. Quatre ans après, la vague de la révolution prolétarienne atteignit la Hongrie, la Slovaquie, et ébranla l'actuelle Yougoslavie. Mais les bourgeoisies impérialistes ayant finalement réussi à circonscrire la révolution prolétarienne à la seule Union soviétique, ce furent elles, plus exactement les dirigeants du camp impérialiste victorieux, qui dessinèrent la physionomie de l'Europe centrale dans une succession de traités liés au traité de Versailles, imposés au peuples.

Ces traités consacrèrent l'émergence d'États nationaux en Pologne, Tchécoslovaquie ; assurèrent d'une certaine façon l'unité nationale des Roumains et des Slaves du Sud. Mais ils n'ont pas libéré les peuples. Le morcellement de l'Europe centrale rendait chacun de ces pays incapable de développer son économie et le livrait par là même aux capitaux occidentaux. Le découpage arbitraire des frontières laissait presque partout d'importantes minorités nationales - autant de brûlots qui rendaient les États nationaux vulnérables et les poussaient à chercher des alliés parmi les puissances impérialistes. Aux anciennes prisons des peuples des monarchies vermoulues mais en même temps, dans une certaine mesure, supranationales des Habsbourg et du Sultan, succédèrent des dictatures nationales, hostiles à leurs voisins et féroces envers leurs minorités. Au chauvinisme triomphaliste des « gagnants » du traité de Versailles répondit entre les deux guerres le chauvinisme irrédentiste des perdants.

Résultant non pas de mouvements nationaux-démocratiques mais de tractations entre puissances impérialistes, les États indépendants d'Europe centrale et balkanique étaient totalement incapables même seulement de liquider leurs castes de propriétaires fonciers quasi-féodales respectives. Sauf dans une certaine mesure en Serbie et en Albanie cette caste dominait la société partout. Elle avait été pourtant la base sociale de la monarchie des Habsbourg, principal ennemi auparavant de l'émancipation nationale des peuples sous sa coupe. Les bourgeoisies nationales polonaise, hongroise ou roumaine, minables même si c'est à des degrés divers, n'eurent donc même pas l'avantage d'être débarrassées d'une caste de parasites qui prélevaient une partie importante de la richesse nationale des États nouvellement créés et étouffaient économiquement, politiquement et socialement la bourgeoisie elle-même. Ces bourgeoisies - du moins celles issues de l'ancien empire des Habsbourg, les bourgeoisies tchèque, hongroise, croate, etc. - en revanche perdirent la possibilité de faire des affaires sur un territoire relativement étendu, pour être confinées dans les étroites limites de leurs États respectifs. Handicap que nombre d'entreprises capitalistes « nationales » eurent d'autant plus de mal à surmonter, que les frontières et les barrières douanières du traité de Versailles disloquèrent souvent des circuits économiques existants, des lignes de communications, des chemins de fer.

La formation de ces États nationaux tard venus n'a donc ouvert la perspective d'aucun développement économique sur des bases capitalistes.

Les classes privilégiées locales, politiquement et socialement dominées - à des degrés divers suivant le pays - par la couche des grands propriétaires fonciers nobles, cocardiers et se posant en grands défenseurs des « traditions nationales », des « valeurs nationales », s'appuyèrent sur ces sentiments et ressentiments nationaux pour maintenir leur mainmise sur leurs classes populaires. Mais elles étaient en même temps elles-mêmes les jouets des puissances impérialistes dont elles quémandaient la protection.

Cette vulnérabilité des petits États de l'Europe centrale faisait d'abord l'affaire de l'impérialisme français et anglais. Mais avec l'arrivée d'Hitler au pouvoir, l'Allemagne impérialiste sut profiter des frustrations nationales et des haines pour trouver dans ces pays des points d'appui susceptibles de favoriser politiquement la pénétration des capitaux allemands.

Pendant les premières années de la guerre où il fut victorieux, l'impérialisme allemand « rectifia », à sa façon, les injustices du traité de Versailles. Au détriment, surtout, des peuples de l'Europe centrale. La Pologne fut dépecée, avec la complicité de Staline qui en eut une part. La partie tchèque de la Tchécoslovaquie fut transformée en protectorat allemand. Grâce à Hitler cependant, les Slovaques ont eu droit, pour la première fois de leur histoire, à un État « indépendant » - en réalité, minuscule avatar d'État dans une Europe en feu. Hitler et Mussolini ont également entrepris de « réparer » l'injustice du traité de Versailles qui avait consisté à créer certes un État fédéré des « Slaves du Sud » - la Yougoslavie - mais à le faire au profit du roi de la Serbie au détriment des Croates et des Slovènes. En guise de « réparation », les puissances de l'Axe dépecèrent la Yougoslavie - l'Italie prit une part, l'Allemagne une autre - mais créèrent néanmoins d'un commun accord un État croate « indépendant », aussi réactionnaire et fantoche que l'État slovaque un peu plus au Nord.

Quant à la Transylvanie multinationale où, sous l'égide de l'ancien empire des Habsbourg, les classes dirigeantes hongroises avaient opprimé les Roumains, puis sous l'égide du traité de Versailles, l'État roumain avait opprimé les Hongrois, Hitler « résolut » le problème en coupant en deux une région qui forme une entité économique, pour pouvoir la partager entre deux États, alors tous deux alliés. En sorte que, désormais, au nord d'une même région où coexistent les deux nationalités, la dictature d'extrême-droite de Horthy pouvait opprimer les Roumains, tandis qu'au sud, le régime fascisant d'Antonescu avait les mains libres pour opprimer les Hongrois... Pendant que le capital financier allemand prenait la place des capitaux anglo-français.

La défaite d'Hitler a livré l'Europe centrale à Staline (à l'exception de la seule Yougoslavie où le stalinien Tito conquit pendant la guerre contre l'occupation allemande suffisamment d'assise sociale pour pouvoir se passer de la tutelle de Staline). Et Staline reprit à son compte le traité de Versailles, à quelques aménagements près, décidés d'un commun accord avec les puissances impérialistes victorieuses.

On mesure rétrospectivement quels services la bureaucratie stalinienne a rendus à l'impérialisme. Pas seulement en rétablissant l'ordre étatique en Europe orientale au lendemain de la guerre. Mais aussi plus tard, même après la rupture Est-Ouest, en assurant le rôle du gendarme dans cette région du monde.

Seule la Yougoslavie semblait s'être forgé une identité supérieure à l'identité de chacune des nations qui la composent, à travers la guerre de libération nationale contre l'occupation allemande et italienne. Dans un pays déchiré par les affrontements barbares entre les oustachis croates et les nationalistes serbes, Tito parvint à susciter un nationalisme yougoslave, englobant ces diverses nationalités slaves du Sud. Au sortir de la guerre et pour la première fois dans son histoire, le « pays des Slaves du Sud » semblait mériter son nom, au lieu d'être seulement un conglomérat de nations hostiles les unes aux autres, maintenues ensemble par la seule force de la trique.

C'est finalement ce consensus national qui a permis à Tito de prendre ses distances par rapport à Staline. L'isolement dans lequel s'est retrouvée la Yougoslavie titiste au début des années cinquante, entre un bloc de l'Est hostile et un bloc occidental méfiant, a sans doute contribué à son tour à maintenir entre les différentes nationalités le sentiment d'appartenir à une communauté yougoslave supérieure.

Mais le cadre yougoslave était trop restreint pour assurer un développement économique commun, susceptible de rendre la vie en commun entre plusieurs nationalités profitable à toutes. La Yougoslavie s'est fissurée sur le plan économique entre ses régions relativement « riches » et ses régions franchement pauvres. Les différentes régions, subissant plus ou moins fortement l'attraction de l'Occident impérialiste et de son économie, développèrent plus leur relations avec l'étranger que les unes avec les autres. Le caractère dictatorial du régime ne permettait pas plus de démocratie sur le plan national qu'il n'en permettait sur d'autres plans. En Yougoslavie comme dans les autres pays de l'Est, la dictature exercée au nom du « communisme » a fini par simplement masquer la résurgence des problèmes nationaux.

Dans les pays d'Europe centrale directement soumis à la bureaucratie stalinienne, cette dernière n'a évidemment pas résolu les problèmes nationaux et n'a même pas cherché à le faire. Elle en a seulement interdit certaines expressions (en particulier bien entendu celles susceptibles de créer des dommages à la mainmise soviétique dans son glacis). En outre, le fait que les dictatures semblaient être l'émanation de la bureaucratie soviétique, le sentiment d'être nationalement opprimés par l'URSS ont, dans une certaine mesure, occulté les autres sentiments nationaux.

Dans le domaine des relations entre États des pays de l'Est, Staline a repris la même politique réactionnaire de division que les puissances impérialistes qui l'avaient précédé. Entre « frères socialistes » de l'Est, dirigés par des équipes qui se revendiquaient toutes du « communisme », de « l'internationalisme prolétarien », et qui étaient toutes soumises à Moscou, les frontières étaient aussi hermétiquement fermées qu'au temps où ces pays étaient dirigés par des équipes nationalistes réactionnaires, ouvertement hostiles les unes aux autres. Les produits passaient difficilement, les hommes encore plus.

Les dirigeants nationaux pouvaient ainsi essayer de masquer leur dépendance à l'égard de la bureaucratie soviétique derrière tous les attributs de la souveraineté nationale, du drapeau au passeport, en passant par la monnaie nationale et les douanes nationales. Mais maintenues morcelées les unes par rapport aux autres, les économies nationales continuaient à être étouffées dans des cadres trop étroits. L'occupation soviétique a mis à la disposition des États nationaux un cadeau indirect : celui de les avoir aidés à se débarrasser de la caste des propriétaires fonciers ainsi qu'à centraliser et à planifier leurs économies. Malgré ces « cadeaux », le développement économique de ces pays resta limité - outre les maux propres à la gestion bureaucratique - par ce cloisonnement national. Mais comment l'économie aurait-elle pu prendre son envol dans le cadre restreint même d'une Pologne, et à bien plus forte raison, à l'autre bout de l'échelle, d'une Albanie ?

Moscou a fini par mettre sur pied le COMECOM - cette communauté économique des pays de l'Est - qui établissait une sorte de division internationale du travail entre les pays de l'Europe centrale et l'Union Soviétique. Malgré tous ses aspects bureaucratiques et négatifs, ce fut certainement mieux que l'isolement national, et cela a permis à certains des pays de l'Est de se doter d'industries qu'ils auraient été incapables de mettre en place par leurs propres forces (on voit d'ailleurs actuellement que la dislocation du COMECOM est un facteur d'aggravation de la crise économique de ces pays). Mais le COMECOM ne fut qu'un emplâtre sur une jambe de bois. Il ne permettait pas de surmonter le morcellement réactionnaire des économies nationales.

L'impasse des nationalismes

Avec l'écroulement du stalinisme, tout au moins en Europe centrale, voilà donc que ressurgissent ces nationalismes et cette question des Balkans que Trotsky considéra, il y a trois quarts de siècle déjà, comme une « question d'hier. »

Entre temps, ces questions ont servi de détonateur à deux guerres mondiales. Entre temps, les peuples d'Europe centrale ont expérimenté, sous au moins deux variantes - façon traité de Versailles ou façon Hitler - ce que le droit à l'existence nationale vaut dans le monde impérialiste.

La presse occidentale présente volontiers cette poussée nationaliste comme résultant de la faillite des régimes staliniens. Que les régimes staliniens aient failli, dans ce domaine comme dans bien d'autres, ne fait aucun doute. Mais la faillite est avant tout celle du système de Versailles, mis en place par l'impérialisme, que le stalinisme s'est contenté à sa façon de servir.

Il n'y a pas, et il ne pourra pas y avoir de solution aux problèmes nationaux d'Europe centrale dans le cadre de ce monde impérialiste. La préoccupation des grandes puissances consiste uniquement à préserver le statu quo, les frontières actuelles, avec leurs injustices, leurs oppressions. Et si une nouvelle combinaison de rapports de forces entre grandes puissances devait entraîner des modifications de frontières, elle ne résoudrait en rien les problèmes nationaux de l'Europe centrale et balkanique.

Les frontières qui charcutent l'Europe centrale et balkanique sont souvent manifestement injustes. Mais si ces frontières déchirent et opposent des peuples, c'est moins en raison de l'endroit où elles passent qu'en raison de leur existence même. Car elles barrent devant ces peuples tout espoir de développement économique conséquent. Et le drame pour ces peuples, c'est que dans le cadre d'un monde dominé par l'impérialisme et cloisonné par des États nationaux, les découpages plus ajustés aux réalités ethniques ou linguistiques impliquent un morcellement plus grand encore. Sans pour autant mettre fin d'ailleurs à l'existence de minorités nationales, tant dans certaines régions les nationalités sont imbriquées les unes dans les autres, et tant la nationalité opprimée par une autre a souvent, en son sein, une minorité qu'elle opprime à son tour. Des éléments de la nation oppresseuse peuvent eux-mêmes constituer dans certains cas - les Serbes au Kossovo, voir en Croatie - la minorité opprimée.

Voilà pourquoi la montée des nationalismes rivaux en Europe de l'Est est un phénomène profondément rétrograde, et en même temps irrationnel, incapable de résoudre ou de surmonter même ces problèmes nationaux auxquels ils prétendent apporter une solution. Mais cette irrationalité est celle du capitalisme qui barre devant les petits peuples d'Europe centrale - comme devant bien d'autres dans le monde - toute possibilité d'émancipation véritable et à plus forte raison d'épanouissement.

Voilà pourquoi les démagogues nationalistes qui, en Europe centrale et balkanique, se disputent l'héritage des régimes staliniens, conduisent leur pays vers des impasses qui sont déjà, et seront inévitablement de plus en plus sanglantes. Leur nationalisme lui-même aboutira au résultat contraire de ce qu'ils prétendent obtenir : plus les nationalismes se développeront, plus les États de l'Est, plus les communautés nationales disposant d'un appareil d'État ou pas, serviront de jouets dans le jeu des grandes puissances impérialistes, voire dans les rivalités entre grands groupes capitalistes.

Le regroupement des petits États d'Europe centrale et balkanique dans un ensemble est une nécessité. L'histoire ne laisse pas d'autre voie devant les petits peuples de cette région de l'Europe s'ils ne veulent pas sombrer dans le néant. C'est une nécessité qui en était déjà une, à la fin du siècle dernier ou au début de celui-ci, au moment même où se sont constitués - en tout cas, sous leur forme moderne - la plupart des États d'Europe centrale ou balkanique.

Aujourd'hui, l'économie étouffe même dans le cadre des « grands » États naguère viables de l'Europe occidentale. Dans la compétition avec les États-Unis d'Amérique, les États même « grands » - mais aujourd'hui, ridiculement petits - de France, d'Angleterre, d'Allemagne, souffrent de l'exiguïté de leur territoire, de leurs monnaies différentes, de leurs politiques économiques différentes. D'où l'effort permanent des dirigeants politiques des bourgeoisies d'Europe occidentale, pour tenter de surmonter, par la Communauté économique européenne ou autrement, les inconvénients mortels de ces États nationaux qu'ils sont par ailleurs incapables de supprimer.

L'avenir pour les peuples de l'Europe centrale n'est certainement pas de faire à la fin du XXe siècle ce qui était déjà rétrograde en Europe occidentale au début du XIXe. L'avenir, c'est au contraire, la constitution d'un vaste ensemble économique à l'échelle au moins de l'ensemble des pays de l'Europe centrale et balkanique. Mais ce ne sont certainement pas les bourgeoisies aujourd'hui renaissantes dans les pays de l'Est qui le feront. Ce sera la tâche du prolétariat révolutionnaire.

Voilà pourquoi, pour reprendre l'expression de Trotsky, à ces problèmes que la bourgeoisie s'est révélée incapable de résoudre hier, il faut la solution de demain.

Seule la renaissance du mouvement ouvrier révolutionnaire peut ouvrir des perspectives susceptibles d'empêcher l'Europe centrale de sombrer dans la barbarie, dans les vendettas nationales sans fin.

Le mouvement ouvrier révolutionnaire et la question nationale

Le mouvement ouvrier révolutionnaire renaissant d'Europe centrale et balkanique devra combattre toute manifestation de l'oppression nationale. Il serait évidemment solidaire de toutes les revendications nationales démocratiques qui se font jour un peu partout en Europe centrale où une communauté nationale est opprimée : le droit d'user de sa langue, le droit à des écoles, la fin de toute discrimination dans le travail, ou par l'administration, du fait l'appartenance à une communauté nationale minoritaire.

Il serait le défenseur du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, jusqu'à et y compris l'indépendance nationale.

Mais en même temps, et ce n'est nullement contradictoire, le mouvement ouvrier révolutionnaire devrait combattre le nationalisme et toutes les forces politiques qui en font un drapeau.

D'abord pour la bonne et simple raison, que le mouvement ouvrier devra renaître sur la base de l'internationalisme et avec la conviction que même pour mener à bien les combats qui lui incombent dans le cadre des États tels qu'ils sont, dans ces pays multinationaux, chaque classe ouvrière a besoin de son unité. Le fait que la poussée nationaliste ait atteint y compris la classe ouvrière, est certainement un des plus lourds handicaps pour les travailleurs à l'heure actuelle, même simplement pour se défendre contre les hausses de prix, contre le chômage, contre toutes les conséquences néfastes de la réintégration dans le « capitalisme réel ».

Mais bien plus généralement, des organisations révolutionnaires prolétariennes, lorsqu'elles se reconstitueront dans les pays de l'Est, devront présenter, au nom du prolétariat, leurs perspectives politiques dans le domaine des relations entre communautés nationales.

L'idée d'une fédération des peuples d'Europe centrale et balkanique est une vieille idée que le mouvement ouvrier - voire, à une certaine époque, des démocrates révolutionnaires bourgeois - avait fait sienne. Idée que les révolutionnaires prolétariens d'Europe centrale et balkanique devraient, de nouveau, inscrire en bonne place dans leur programme, en ajoutant qu'une telle fédération pourrait tout naturellement s'intégrer dans le cadre plus vaste d'une fédération socialiste des peuples d'Europe.

L'émancipation économique et sociale des peuples d'Europe centrale et balkanique a pour condition préalable la suppression des frontières et la destruction du cloisonnement national existant.

Les nationalistes présentent le séparatisme économique comme solution aux nationalités qui se sentent écartées du développement économique. Les révolutionnaires prolétariens montreraient que seule la coopération des peuples dans de vastes ensembles économiques planifiés, débarrassés des parasites capitalistes mais aussi, des douanes, des monnaies différentes, pourrait assurer un développement conséquent des forces productives, condition indispensable pour supprimer les inégalités économiques entre nations, comme d'ailleurs entre individus.

Les nationalistes présentent l'existence des frontières nationales, des passeports nationaux, comme la condition préalable de toute liberté nationale. Les révolutionnaires prolétariens d'Europe centrale se battraient pour la suppression des frontières, des passeports, et en même temps, pour le droit plein et entier de chaque communauté nationale qui se considère comme telle, à gérer ses propres affaires.

La centralisation et la planification des forces productives sur de vastes ensembles ne sont nullement contradictoires avec le droit de chaque peuple à gérer ses propres affaires et à s'autodiriger. Au contraire, les premières assurent une base matérielle à l'épanouissement du second.

Cela exige évidemment des relations démocratiques entre peuples. Seule une société débarrassée de la bourgeoisie et de l'exploitation peut assurer de telles relations. Mais il n'y aurait pas besoin alors de passeports, de douanes et de barbelés pour protéger la liberté des peuples, pas plus que celle des individus. Les différentes communautés pourraient charger l'économie centralisée de l'organisation de toutes les productions qui ne sont à la portée que de grands ensembles - en y apportant leur contribution - tout en gérant en toute indépendance leurs affaires particulières.

Le prolétariat est aujourd'hui politiquement absent en Europe centrale. Mais lui seul, en retrouvant le chemin de la conscience de classe, de la conscience de son rôle politique indispensable, peut définitivement écarter les classes privilégiées de la direction de la société, prendre le pouvoir et s'en servir pour détruire les frontières et les cloisonnements nationaux, unifier l'Europe centrale et balkanique, et substituer à la sanglante et stérile rivalité entre peuples, leur collaboration fraternelle.

19 mars 1991

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