États-Unis - Blue Cross (Detroit) : une grève un peu inhabituelle01/02/19881988Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/1988/02/15_0.jpg.484x700_q85_box-27%2C0%2C2451%2C3504_crop_detail.jpg

États-Unis - Blue Cross (Detroit) : une grève un peu inhabituelle

Fin novembre, près de 4 000 travailleurs de Blue Cross dans l'État du Michigan reprenaient le travail après douze semaines de grève. Ils ont repris après un vote largement majoritaire acceptant un contrat, entre les syndicats et le patron, qui, dans ses grandes lignes, était en gros le même que celui qu'ils avaient avant la grève.

Certes, il ne s'agissait pas du contrat que Blue Cross, la principale compagnie d'assurances médicales américaine, avait voulu leur imposer. Celui que la direction avait proposé, en répétant à maintes reprises qu'il s'agissait là de ses « ultimes propositions », prévoyait la suppression des augmentations de salaires annuelles figurant dans le précédent contrat, soit 26 % d'augmentation sur trois ans, et leur remplacement par une prime de 5 % par an. La direction voulait aussi réduire les allocations en cas de maladie pour l'ensemble du personnel, éliminer les horaires mobiles (importants dans une entreprise où l'énorme majorité des employés sont des femmes ayant des enfants), revenir sur les avantages liés à l'ancienneté et priver la plupart des travailleurs de toute possibilité de promotion. Il y avait aussi une série d'autres mesures, dont aucune n'était très importante par elle-même, mais qui, mises bout à bout, signifiaient une dégradation réelle des conditions de travail et une diminution des avantages acquis. C'est cet ensemble d'attaques que Blue Cross présentait comme ses « ultimes propositions ».

L'accord final a en réalité remis en vigueur l'ancien contrat que la direction voulait déchirer. Il garantit des augmentations de salaires de plus de 17 % sur trois ans ainsi qu'un versement supplémentaire immédiat de 1 500 dollars (représentant 10 % du salaire moyen annuel). La direction a renoncé à imposer certains sacrifices et elle a compensé les autres par des avantages équivalents (par exemple, en ce qui concerne les absences pour maladie, les employés ne seront pas payés les trois premiers jours ; mais en cas d'incapacité prolongée, ils recevront désormais 70 % au lieu de 50 % de leur salaire habituel).

En d'autres temps, faire douze semaines de grève et reprendre le travail sans rien de plus que ce qu'on avait avant la grève aurait été considéré comme une défaite. Mais pendant toute la dernière décennie, l'immense majorité des travailleurs n'a même pas réussi à obtenir cela.

 

Une décennie de sacrifices

 

Généralement, dans ce pays, à l'exception de la grève des mineurs de 1978, très peu de luttes ont été organisées pour résister à l'offensive des patrons qui exigeaient des sacrifices des travailleurs. Dans le Michigan, où les contrats passés dans l'automobile donnent le ton à l'ensemble des travailleurs, tous ceux passés depuis 1979 ont entériné des sacrifices sur les salaires et sur les prestations sociales.

A l'époque de la grève des contrôleurs aériens du syndicat PATCO en 1981, un regain de combativité s'est fait sentir. Mais quand Reagan a licencié les contrôleurs sans aucune réaction de la part des syndicats, si ce n'est l'organisation d'une « Journée de Solidarité », et une manifestation à Washington qui n'était qu'un rassemblement électoral au profit des Démocrates, cela a pesé lourd sur les réactions possibles de la classe ouvrière. Encore aujourd'hui, les travailleurs voient dans cette grève la preuve qu'une lutte victorieuse est impossible dans la période actuelle.

Certes, il y a eu quelques grèves combatives dans cette période - celle de Phelps-Dodge (mine de cuivre), d'Hormel (industrie de la viande), d'USX (aciéries), de Bath Shipyards (chantiers navals) ou de Watsonville (agro-alimentaire) par exemple - mais presque partout, ce furent des défaites. Et lorsque les grévistes n'ont pas été licenciés, comme à Hormel ou à Phelps-Dodge, ils ont repris le travail en consentant de grosses concessions après des mois de grève.

Les statistiques concernant les grèves de ces dernières années reflètent le moral des travailleurs. Le nombre de grèves impliquant 1 000 travailleurs et plus a régulièrement décliné chaque année entre 1977 et 1986, passant de 250 par an environ au milieu des années 70 à une cinquantaine et même moins au milieu des années 80.

Les conséquences en sont visibles dans le déclin marqué du niveau de vie de la classe ouvrière dû aux baisses de salaires et au fort taux de chômage. L'an dernier, presque un quart des ouvriers syndiqués ont vu leurs salaires bloqués tandis que dix autres pour cent enregistraient une baisse en valeur absolue. Même aujourd'hui, après quatre ans de reprise économique, le taux de chômage officiel dépasse encore 6 % en moyenne sur l'ensemble du pays et atteint 9 % si l'on tient compte de ceux qui ont renoncé à rechercher un emploi et de ceux qui sont obligés d'accepter un emploi à temps partiel faute de mieux. Dans un État industriel comme le Michigan, ce taux atteint presque 11 % et plus de 16 % à Detroit.

Cela signifie que ce sont les travailleurs qui ont fait les frais de la crise économique, d'autant plus que ces dernières années les profits des grandes entreprises ont battu des records malgré la crise.

C'est dans ce contexte que l'on peut comprendre la portée d'une grève comme celle de Blue Cross. Evidemment, une grève par elle-même ne compte pas beaucoup, même s'il s'agissait d'une grève beaucoup plus importante que celle-ci (on se souvient que la grande grève des mineurs de 1978, qui ne s'étendit pas au-delà des limites du secteur minier, n'arrêta pas les attaques des patrons dans les autres branches d'industrie ; en fin de compte, elle n'empêcha même pas les propriétaires des mines de revenir à la charge et d'imposer des sacrifices quelques années plus tard). La véritable importance de la grève de Blue Cross réside en ceci qu'elle témoigne de la détermination d'une partie des travailleurs à se défendre dans une période où la classe ouvrière a semblé incapable de riposter, et qu'elle illustre le type de politique dont la classe ouvrière a besoin pour le faire.

 

Une grève contrôlée par les grevistes eux-mêmes

Ce qui a caractérisé avant tout cette grève, c'est qu'elle était contrôlée par les grévistes eux-mêmes.

La grève, qui a démarré le 31 août dernier, a impliqué près de 4 000 travailleurs travaillant dans de nombreux bureaux différents de Blue Cross éparpillés dans tout l'État du Michigan et regroupés dans quatre sections syndicales différentes du syndicat de l'UAW. Mais les 2 500 employés des plus grands de ces bureaux, dans quatre immeubles de Detroit, sont regroupés au sein de la même section syndicale. Ce fut là le centre actif de la grève.

Du tout premier jour au dernier jour de la grève, les employés de Detroit ont organisé des assemblées quotidiennes où tous les grévistes pouvaient venir discuter des problèmes de la grève, se tenir au courant de l'évolution des négociations, décider et organiser les activités permettant de renforcer leur grève.

En fait, avant même que la grève ait démarré, des réunions avaient été organisées secteur par secteur dans les trois immeubles au centre de Detroit dans lesquels les travailleurs avaient discuté de ce qu'ils voulaient voir figurer dans le nouveau contrat et de la nécessité de la grève pour imposer leurs revendications.

Le soir où l'ancien contrat prenait fin, les travailleurs se réunirent quelques heures avant minuit, l'heure d'expiration, et décidèrent que si la direction s'en tenait à sa dernière proposition, ils étaient prêts à la grève. Selon les dirigeants nationaux du syndicat, cette assemblée était inutile, la décision prise pas même « légale » puisque les employés avaient déjà « autorisé » le syndicat à appeler à la grève si les dirigeants le décidaient et au moment où ils le décideraient. Mais dans l'esprit des travailleurs qui y participèrent, c'est lors de cette assemblée qu'ils ont réellement pris la décision de faire grève.

Le quatrième jour de la grève, l'assemblée des grévistes, qui réunissait 500 personnes, prit des décisions qui choquèrent encore plus certains dirigeants de la section syndicale, et surtout les représentants de la direction nationale du syndicat, habitués qu'ils étaient à annoncer aux travailleurs ce que, eux, jugeaient bon d'annoncer, au moment où ils le jugeaient bon. Les grévistes discutèrent et votèrent sur les revendications pour lesquelles ils étaient prêts à continuer la grève. Immédiatement après, ils élirent un comité de grève qui ne comprenait pas que des élus syndicaux mais aussi des travailleurs du rang - tous ceux qui étaient prêts à prendre la responsabilité de coordonner et diriger leur propre grève.

Lorsque la présidente de la section syndicale, qui devint l'une des principales dirigeantes de la grève, proposa que les travailleurs élisent la direction de leur grève, elle fut très fermement soutenue en particulier par une femme qui avait pris part, l'année précédente, à la grève des employés municipaux qui avait été vaincue. Celle-ci se leva pour dire à l'assemblée : « L'an dernier nous ne voulions pas de l'accord, mais nous n'étions pas organisés et nous n'avons eu ainsi aucun moyen de résister quand le syndicat nous l'a fait avaler de force » .

C'est ce comité de grève qui, tout au long de la grève, proposa aux grévistes actifs tout ce qu'on pouvait faire pour organiser la grève et pour la renforcer. Le fait que les grévistes avaient élu ce comité eux-mêmes pour diriger la grève lui donnait une légitimité qui permit aux travailleurs d'avoir une direction, lorsque plus tard l'appareil syndical tenta de dicter ses ordres et voulut réellement remettre en question le droit des travailleurs à se réunir, à être informés et à décider eux-mêmes.

Rapidement, les assemblées de grévistes décidèrent de remettre sur pied un quartier général de la grève et commencèrent ensuite à former toutes sortes de comités pour démarrer les différentes activités liées à la grève, y compris l'organisation des piquets de grève. Le comité de grève commença à publier un bulletin pour informer chacun des décisions prises par les assemblées. Pendant la toute première semaine de la grève, plus d'un millier de travailleurs différents participèrent aux assemblées de grévistes. Un noyau de 350 à 400 grévistes, à ce moment-là, était constamment sur la brèche, au piquet de grève, aux assemblées, essayant de mettre sur pied d'autres activités, confectionnant des pancartes et des banderoles, approvisionnant les piquets en café et petits pains, décorant le quartier général, etc.

 

Une grève pas ordinaire

Dès le début, tout cela fit que la grève de Blue Cross trancha complètement avec la vieille façon traditionnelle de mener la plupart des grèves aujourd'hui : celle qui veut que ce ne soient pas les grévistes qui décident de la grève, ayant juste le droit de voter quelques mois à l'avance pour « autoriser » les dirigeants nationaux à appeler à la grève s'ils le veulent ; celle qui veut qu'il n'y ait que quelques assemblées de grévistes ou, plus souvent, pas d'assemblées du tout ; qu'aucune information sérieuse ne soit donnée sur l'évolution des négociations jusqu'à ce que la dernière mouture du contrat proposé soit présentée à l'approbation des travailleurs ; et que chaque travailleur soit de « service » au piquet de grève quelques heures par semaine, l'activité des grévistes étant limitée à cela.

Dès le deuxième jour de la grève, la direction nationale de l'UAW définit clairement sa politique. Elle envoya les grévistes à l'autre bout de la ville, à des kilomètres de Blue Cross, s'inscrire pour percevoir leurs indemnités de grève. Au cours de l'inscription, le représentant de cette direction expliquait aux grévistes que la seule chose qu'ils avaient à faire était de participer aux piquets de grève quatre heures par semaine tant que la grève durerait, qu'ils n'avaient d'ailleurs même pas besoin de se soucier de cela immédiatement... et qu'en attendant la convocation ils rentrent chez eux. Les employés de Detroit ignorèrent le conseil.

Le désir de nombre de travailleurs d'en découdre avec Blue Cross donna le ton les premières semaines. Des piquets nombreux et dynamiques rendirent difficile l'accès du parking au personnel de direction et aux employés « hors-statut » (ceux qui ne sont pas syndiqués, qui sont nombreux à Blue Cross).

Durant ces premières semaines, les piquets firent savoir aux alentours que quelque chose se passait à Blue Cross. Des membres des piquets arrêtaient les autobus et les camions, parlaient de la grève aux conducteurs et leur demandaient de répandre la nouvelle. Beaucoup de grévistes sillonnèrent le centre ville avec des pancartes donnant des nouvelles de la grève. Quelques-uns allèrent à l'immeuble des services de l'enseignement devant lequel il y avait un piquet d'enseignants, eux aussi en grève.

Pendant les deux premières semaines, les assemblées de grévistes décidèrent un certain nombre de manifestations. Il y en eut une de 350 personnes un midi, le jour où Owen Bieber, président national du syndicat, vint se faire symboliquement photographier : à ce moment-là, très peu de grévistes avaient conscience que la direction du syndicat était en quoi que ce soit hostile à ce qu'ils faisaient. Le jour suivant, le jour où l'assemblée vota sur les revendications et élisit le comité de grève, 700 grévistes tentèrent d'entourer complètement le siège de Blue Cross.

Au cours de la deuxième semaine, lorsque la direction proposa de reprendre les négociations, plusieurs centaines de grévistes se rassemblèrent pour accompagner le comité chargé des négociations jusqu'au siège de Blue Cross ; lorsque, à la dernière minute, la direction déplaça le lieu des négociations à quarante cinq kilomètres de la ville, les grévistes s'entassèrent dans les voitures et une caravane de vingt voitures mit de l'animation dans la campagne ce jour-là.

Les contrats à Ford et à General Motors expiraient théoriquement deux semaines après le début de la grève de Blue Cross. Cependant la direction de l'UAW avait prolongé le contrat de GM et proposait, comme il est de tradition, de faire d'une seule compagnie la « cible » d'une éventuelle grève, Ford cette année, pour étendre seulement après coup à GM le contrat conclu. Plusieurs membres du comité de grève essayèrent de convaincre d'autres travailleurs de Blue Cross d'aller discuter avec les travailleurs de Ford, mais si la plupart des gens n'étaient pas opposés à cette idée, personne n'était cependant très enthousiaste. Finalement, au moment de l'expiration du contrat à Ford, une poignée de grévistes allèrent à Rouge, le grand complexe de la région de Detroit. Découvrir l'intérêt que les travailleurs de Ford montraient pour discuter à propos de Blue Cross, de Ford et de la politique des syndicats fut sans doute la chose la plus importante qu'ils retirèrent de leur visite.

Parmi les travailleurs de Ford il y avait une forte opposition au contrat proposé par le syndicat... Il fut presque repoussé lors du vote à Rouge ; et dans les trois usines où existait une opposition organisée de militants syndicalistes, la majorité se prononça contre. Les travailleurs de Blue Cross avaient peut-être une possibilité d'étendre leur grève à ce moment-là, mais dans ces premiers jours, si beaucoup de travailleurs de Blue Cross voulaient faire connaître leur grève, peu pensaient que celle-ci dépendait de ce que feraient les autres travailleurs. Beaucoup de grévistes en fait semblaient penser que la grève serait rapidement réglée, dès que Blue Cross réaliserait que c'était sérieux de la part des travailleurs.

 

« vous n'avez pas le droit de vous reunir »

Dans les débuts, la direction nationale de l'UAW sembla indécise quant à la façon de réagir face aux initiatives des travailleurs. Les bureaucrates furent sans doute un peu pris par surprise par ce qui se passait. Depuis des décennies, on n'avait vu dans aucune des grèves dépendant de l'UAW les travailleurs s'organiser de cette façon, pas même dans les sections syndicales qui s'étaient opposées à la politique de capitulation de la direction nationale. Les bureaucrates pensaient probablement que les choses allaient se calmer au bout d'une semaine ou deux. Quoi qu'il en soit, au debut, les grévistes demeurèrent relativement libres de s'organiser et d'agir à leur guise.

Mais cela changea au bout de dix jours. La direction de l'UAW voulut fermer le quartier général de la grève et stopper les assemblées quotidiennes. Lorsque les grévistes actifs ignorèrent leurs ordres en ce sens, la direction nationale et les responsables de la section proches d'eux décidèrent de leur couper les fonds nécessaires pour la salle de réunion ou pour tout tract qui n'aurait pas été approuvé par la majorité du comité de négociation pour le contrat - ce dernier étant hostile à toute cette agitation gréviste. Dans le même temps, les représentants de l'UAW menacèrent de façon voilée, ou quelquefois même ouvertement, de supprimer le versement des indemnités de grève d'abord aux membres du comité de grève, puis, lorsque cela apparut vain, à tous les grévistes. Les indemnités de certains membres du comité de grève furent d'ailleurs suspendues à plusieurs reprises. En fin de compte, on assista à des tentatives en vue de placer la section sous la tutelle de la direction nationale, voire d'évincer la présidente de la section, qui était en effet le plus chaud partisan de proposer aux travailleurs des initiatives de nature à leur permettre de contrôler leur grève.

Ces attaques s'accompagnèrent d'une campagne anti-communiste, concentrée contre la présidente, socialiste de longue date et ouvertement connue comme telle. Cette campagne gagna les médias, tandis que, parallèlement, l'UAW leur demandait de faire le silence sur tout ce qui touchait à cette grève, une requête qui fut entendue durant plusieurs semaines.

 

Une « ultime proposition » encore plus ultime

A la fin du premier mois de grève, la direction jugea que les grévistes en étaient venus là où elle le voulait. Elle avait précédemment obtenu une décision de justice limitant les piquets de grève, et faisant planer la menace de l'arrestation sur la tête des grévistes désireux de rendre ces piquets plus efficaces, par exemple pour empêcher par la force les « hors statut » et les cadres de pénétrer dans les bâtiments. Puis, l'un des membres les plus militants du comité de grève fut licencié à la suite d'une provocation : un garde d'une des agences spéciales de briseurs de grève louées par la direction brandit un couteau contre ce travailleur pour ensuite appeler la police contre lui.

Sur ce, une assemblée de la section syndicale au cours de laquelle les bureaucrates avaient nourri l'espoir de faire décider sa mise sous tutelle et qui réunit près de sept cents personnes, se termina dans un concert de cris et de menaces, accompagnés de quelques affrontements physiques. La question de la mise sous tutelle ne fut même pas soulevée, tant il était clair qu'une telle décision ne passerait pas. Cependant, les divisions et l'amertume qui marquèrent cette réunion encouragèrent la direction de Blue Cross à penser qu'elle pouvait aller de l'avant.

Deux jours après, elle présenta une proposition qui n'était, en fait, qu'une réécriture de sa proposition initiale, sans augmentation de salaire, et avec pratiquement les mêmes remises en cause, soulignant une fois de plus avec insistance le fait que c'était là son « ultime proposition ».

Celle-ci rendit les grévistes furieux. Maintes fois, on entendit dans les piquets : « Je n'ai pas fait grève pendant cinq semaines pour retourner au travail avec moins que ce que j'avais lorsque j'ai arrêté » . Soumise au vote lors d'une assemblée - de plus de sept cents personnes cette fois - cette proposition de contrat fut rejetée pratiquement à l'unanimité. Certains membres du Comité de Grève avaient un peu baissé les bras, à ce moment-là, sous la pression des attaques, ou par épuisement ; mais de nouveaux travailleurs, parfois plus combatifs, s'y adjoignaient. Jusqu'à un certain point, c'était les travailleurs du rang qui remplaçaient maintenant certains militants syndicalistes qui restaient sensibles à l'idée qu'ils devaient suivre les « procédures correctes ».

 

Partie pour durer

Il était devenu évident pour les travailleurs que la grève serait longue. Ils commençaient à se préoccuper des moyens de ne pas sombrer financièrement et de tenir bon, en recherchant des travaux à temps partiel par exemple. La pression financière avait pour conséquence que très peu pouvaient se permettre de venir à Blue Cross chaque jour, de sorte que le rythme d'ensemble de la grève commença à se modifier. Mais bien que ce rythme se ralentît et qu'il y eût moins de travailleurs présents à chaque activité, au fil des semaines, il semblait bien qu'autant ou peut-être même davantage, prenaient part à la grève, à l'une ou l'autre de ses activités.

En même temps, un nombre un peu plus grand de grévistes se mirent à rechercher activement l'aide d'autres travailleurs.

Plusieurs membres des piquets commencèrent à s'efforcer de rencontrer les travailleurs « hors statut » lors de la coupure des repas pour discuter avec eux ou leur remettre les tracts du comité de grève pour qu'ils les rentrent dans l'immeuble. Les grévistes actifs essayèrent de contacter les travailleurs d'une autre section syndicale de Blue Cross, la plus proche d'eux, celle qui couvre un grand nombre de bureaux de la banlieue de Detroit. En fait, ils ne parvinrent jamais à établir beaucoup de contacts, mis à part les conversations téléphoniques avec leurs connaissances personnelles, ou les quelques discussions qu'ils purent avoir quand ils venaient toucher leurs indemnités de grève. La raison en était, pour une part, qu'il n'y avait pratiquement pas de piquets de grève ni d'assemblées de grévistes dans la section de la banlieue. Mais il y avait aussi le fait que les grévistes de Detroit n'étaient pas prêts à affronter l'UAW sur ce problème, qui leur semblait moins important que d'autres. Ils furent capables de faire venir certains travailleurs de l'autre section à leurs assemblées, mais ils ne firent pas vraiment d'effort pour aider les grévistes de la banlieue à mettre sur pied leurs propres assemblées.

Quelques grévistes commencèrent à se rendre à d'autres entreprises pour parler de leur grève et faire des collectes afin de couvrir les frais des tracts qu'ils éditaient à l'intention des « hors statut » ou des autres travailleurs, et de leur propre bulletin de grève, qui paraissait à ce moment-là une ou deux fois par semaine. Ils avaient également besoin d'argent pour louer un local où se réunir : ils en étaient alors à le faire dans un bar voisin, ayant dû changer de lieu plusieurs fois à la suite des pressions exercées par l'UAW sur les propriétaires des autres endroits où ils s'étaient précédemment réunis.

Les tracts publiés par le Comité de Grève appelaient les autres travailleurs à soutenir les grévistes et les encourageaient à mener leur propre combat. Ils commençaient à parvenir dans les différentes entreprises de la ville, certains diffusés par les quelques grévistes de Blue Cross prêts à s'y rendre, mais la plupart distribués de la main à la main par des centaines de grévistes à leurs amis, leurs familles et leurs voisins, lesquels les amenaient eux-mêmes dans leur propre entreprise.

Le comité de grève commença à organiser une série de manifestations le samedi, espérant rassembler ainsi d'autres travailleurs pour soutenir les grévistes. Ces manifestations réunirent cependant moins de monde qu'au début du mouvement, quelques centaines de personnes seulement, dont une poignée venaient d'autres entreprises. Mais peut-être l'important de ces manifestations fut que grâce à elles bon nombre de travailleurs de Blue Cross en vinrent pour la première fois à s'adresser directement à d'autres travailleurs pour leur parler de leur grève.

Finalement les grévistes brisèrent le blackout des médias. Nombre d'entre eux s'étaient adressés à maintes reprises aux télés, radios et journaux, quelques-uns avaient envahi leurs bureaux, d'autres cherchaient à parler aux reporters partout où ils pouvaient les trouver. Leurs activités et leur entêtement leur gagna un certain nombre de ces reporters. Des journalistes qui peuvent être sensibles aux causes populaires, voyant les attaques contre la grève, ouvrirent leurs émissions ou leurs colonnes aux grévistes.

D'autres travailleurs commencèrent à prêter un peu d'attention à la grève. De l'activité de la grève très peu était réellement vu, mais des travailleurs remarquaient que finalement quelqu'un, quelque part, se dressait contre les concessions d'une manière déterminée. A ce moment il ne semblait pas qu'il y eut d'autres travailleurs prêts à suivre ceux de Blue Cross, mais il y avait certainement beaucoup de travailleurs qui espéraient que les grévistes de Blue Cross feraient ce que les autres n'avaient pas pu faire.

La grève fut aussi remarquée des opposants dans l'UAW, ces militants syndicalistes qui d'une façon générale sont opposés à la politique de la direction de l'UAW d'acceptation des concessions demandées par les compagnies. Les sections syndicales où les opposants ont quelque influence commencèrent à soutenir de différentes façons : invitations à venir parler aux réunions des sections syndicales, argent, ou même simplement un encouragement. Quelques grévistes allèrent parler de leur grève dans les réunions de ces sections, ainsi qu'à une Convention du TDU (Teamsters for a Democratic Union - les Camionneurs pour un Syndicat Démocratique), les opposants du syndicat des camionneurs.

 

A nouveau des « ultimes propositions »

Dans cette période, au milieu de la grève, la direction fit répandre diverses rumeurs : qu'il y aurait de nombreux licenciements quand les travailleurs rentreraient, que s'ils n'acceptaient pas un accord rapidement, la grève durerait jusqu'après Noël. Ou encore : que la compagnie embauchait des temporaires, qu'elle sous-traitait le travail au dehors, qu'elle était même sur le point de réouvrir les portes, ce qui aurait signifié pour les travailleurs qu'ils devaient reprendre le travail ou qu'ils seraient licenciés. La direction licencia un second gréviste, cette fois à propos d'un incident qui ressemblait encore plus à une machination que pour le premier. Il était clair que la direction croyait encore que le temps travaillait pour elle et contre les grévistes et attendait que les pressions financières, les attaques et les rumeurs diverses amènent les grévistes à accepter les concessions exigées par le contrat.

Les pressions financières s'intensifiaient : certains travailleurs avaient déjà perdu leur voiture ou avaient été forcés de déménager chez des parents, et maintenant d'autres étaient menacés de perdre leur maison. L'électricité et d'autres services leur étaient coupés. Tout cela pesait sur le moral des grévistes. Moins de gens venaient aux réunions, moins aussi aux piquets et là l'humeur s'assombrissait, alors que l'on entrait dans les mauvais jours.

Certains des travailleurs les mieux payés, ceux au sommet de la classification, essayèrent d'organiser une sorte de mouvement pour la reprise du travail. Ils demandèrent que l'on revote sur la seconde des « ultimes propositions » de la direction, insistant sur le fait qu'elle ne donnerait rien de plus. Lors de ce nouveau vote, les grévistes, dans une réunion où ils se retrouvèrent à 450 environ, réaffirmèrent leur détermination à continuer jusqu'à l'obtention d'un meilleur contrat. Cependant, pour la première fois, il y eut des discussions dans cette réunion qui montraient que les grévistes trouvaient de plus en plus difficile de continuer. A ces interrogations, les travailleurs les plus combatifs répondaient : « Faites ce que vous devez... allez trouver l'Aide sociale, s'il le faut, ne soyez pas trop fiers... C'est l'argent de vos impôts, prenez-le. Rétablissez l'électricité d'une manière ou d'une autre, si Edison (la compagnie d'électricité) vous coupe. Cachez votre voiture, comme ça ils ne pourront pas la reprendre. Cessez de faire les jeunes filles dans les piquets, ne vous souciez pas de votre apparence... nous sommes en lutte, nous devons agir en fonction, nous devons amener ici avec nous les gens qui savent comment lutter, c'est des travailleurs de l'automobile ou des camionneurs dont nous avons besoin » .

 

Cadillac et appartements

 

Juste au moment où la grève semblait connaître une sorte d'hésitation, la nouvelle éclata d'un scandale financier qui impliquait les sommets de la direction de Blue Cross ainsi que certains dirigeants de l'UAW qui siègent dans le conseil public de surveillance de la compagnie. Si les travailleurs s'interrogeaient pour savoir s'ils pouvaient tenir plus longtemps, ce scandale sembla susciter une colère assez forte pour qu'ils se convainquent de continuer, quoi qu'il arrive. Et alors l'attention se concentra sur l'énorme disparité entre ce que les patrons s'octroyaient et ce qu'ils proposaient aux travailleurs.

Lorsque la direction présenta une nouvelle version réarrangée de ses « ultimes propositions », celles-ci furent à nouveau repoussées, cette fois dans une réunion de près de 600 travailleurs en colère. Après cette réunion, qui se tenait à des kilomètres du siège de la direction, plus de 350 grévistes descendirent sur celui-ci, criant des slogans sur le contraste entre les cadillacs et les appartements des patrons et les maigres primes proposées aux travailleurs.

Davantage de travailleurs - bien qu'une petite minorité encore - étaient alors prêts à aller aux autres usines. Et les grévistes se rendirent à une douzaine de grandes usines de Detroit, essentiellement de l'automobile, ou des grands bureaux, comme les téléphones, et même à plusieurs reprises pour la moitié d'entre elles.

La section syndicale du centre technique de General Motors, qui est l'un des bastions de l'opposition, organisa un repas pour récolter de l'argent auquel vinrent plus de 1000 personnes et qui mit en contact les grévistes actifs de Blue Cross avec nombre d'usines des faubourgs nord de Detroit.

Comme il devenait clair que les grévistes étaient déterminés à tenir jusqu'à ce qu'ils obtiennent satisfaction, la direction nationale de l'UAW se sentit obligée de faire un geste. Elle demanda - au moins pour la forme - à toutes les sections syndicales de la région un soutien financier pour les grévistes, et elle décida d'appeler à une manifestation après que les grévistes aient reparlé d'en organiser une nouvelle. A ce moment, le nombre de grévistes prêts à aller faire de la propagande pour la manifestation auprès des autres entreprises avait augmenté. Pendant deux semaines, ils la préparèrent de la sorte. Finalement elle regroupa environ 1200 personnes, dont 600 à 700 qui venaient des sections syndicales liées à la direction nationale de l'UAW.

La lassitude des travailleurs « hors-statut » et même du personnel d'encadrement travaillant sous des pressions diverses commençait à se sentir. Une minorité notable des « hors-statut » sympathisait plus ouvertement avec les grévistes. Quand ceux-ci distribuaient des tracts, une partie des « hors-statut » faisaient un détour sur le trottoir pour les prendre et les faire circuler ensuite dans l'immeuble après les avoir photocopiés sur le matériel de Blue Cross. Indépendamment des grévistes, plusieurs « hors-statut » publièrent des tracts qui circulèrent aussi dans l'immeuble, parlant de la nécessité pour eux de faire ce qu'ils pouvaient pour empêcher la compagnie de les utiliser.

 

Enfin, une nouvelle proposition...

La troisième semaine de novembre, la direction revint avec une nouvelle proposition : une prime immédiate de 1500 dollars, plus la garantie d'une augmentation des salaires comparable à ce que les travailleurs avaient jusque là, compte tenu des changements du taux d'inflation, et l'abandon de presque toutes ses exigences de revenir sur les acquis. Cette proposition ne satisfaisait pas les grévistes les plus combatifs. Dans la réunion des travailleurs de Detroit où la nouvelle proposition fut discutée, il y eut une minorité encore importante, en grande partie formée des grévistes les plus actifs, qui voulait continuer la grève, pensant qu'ils devraient obtenir plus après cette longue grève. Mais la majorité (1679 contre 435) vota la reprise, considérant d'une part qu'ils avaient protégé leurs acquis et de l'autre qu'ils étaient au bout de leurs possibilités. En fait ils avaient atteint les limites de ce qu'un groupe de travailleurs peut faire, s'ils ne trouvent pas le moyen d'en entraîner d'autres avec eux.

Cependant la plupart des travailleurs, même parmi ceux qui voulaient continuer considéraient que la grève était une sorte de victoire. Ils avaient au moins prouvé qu'ils pouvaient forcer la direction à changer sa position. Le jour de la reprise du travail, tout l'immeuble retentissait de cris et de bruits. Les grévistes avaient oublié l'atmosphère des bureaux, ils ramenaient leur humeur combative avec eux.

Dès la reprise, la direction annonça qu'elle allait retarder la paye... qu'elle retira prestement quand dans les étages ce fut l'explosion et qu'on cessa le travail. Depuis, cependant, la direction continue à sonder pour voir comment elle peut reprendre ce qui a été gagné par la grève. On parle maintenant de licenciements, seulement une poignée jusqu'ici, mais cela marque bien la volonté de la direction de revenir sur la grève. Là aussi les travailleurs ont réagi activement aux prévisions de licenciements ou de mutations. Les travailleurs de Blue Cross sortent certainement de la grève avec davantage de confiance dans leur force ; la grève leur a montré quelque chose à propos de leurs capacités et de leurs possibilités de contrôler la situation ; et jusqu'ici ils se sont montrés prêts à riposter aux attaques de la direction. Cependant ces tentatives de la direction montrent les limites d'une telle grève.

 

Un bref bilan

Même si les travailleurs ont réussi à se défendre, une telle grève ne peut réellement être qualifiée de succès. C'est une sorte de coup pour rien ; et même s'il est vrai que jusqu'ici, aux États-Unis, les travailleurs ont livré peu de batailles et que la plupart de celles-ci ont été défaites, un coup pour rien n'est pas une victoire.

Dans la situation où se trouve la classe ouvrière aujourd'hui ceux qui entrent en grève ont besoin surtout d'étendre leur grève pour ne pas connaître le même sort... ou pire. (Il aurait pu être pire à Blue Cross, par exemple, sans la chance qu'un scandale arrive à point, et il aurait certainement été pire si les travailleurs ne s'étaient donné les moyens de contrôler démocratiquement leur grève du début à la fin). Les grévistes de Blue Cross, évidemment, n'ont pas eu à affronter seulement leur direction. Derrière Blue Cross, il y avait toutes les grandes compagnies de la région, qui veulent imposer encore plus de sacrifices à leurs travailleurs et qui se seraient senti menacées si une brèche s'était produite dans une entreprise aussi importante que Blue Cross.

C'est exactement pourquoi il est absolument nécessaire pour les travailleurs dans une situation comme celle-là d'étendre leur grève. Certes une minorité à Blue Cross tenta de le faire. Mais elle ne put entraîner des travailleurs d'autres sections et ne put même pas convaincre beaucoup de grévistes de Blue Cross de le tenter.

Cependant il est probable que les travailleurs de Blue Cross obtinrent un certain résultat parce que quelques-uns d'entre eux essayèrent d'aller dans ce sens. Leurs tentatives, même si elles ne furent pas couronnées de succès, firent cependant de leur grève un fait politique dans toute la région autour de Detroit. Ils brisèrent le blackout, repoussèrent les attaques contre leur grève et la firent connaître des autres travailleurs. Au moment où Blue Cross revint sur ses propositions, la grève devenait une affaire dans les usines. Ceci fut peut-être suffisant pour convaincre Blue Cross et, encore plus important peut-être, les autres compagnies, qu'il fallait mettre fin à une grève qui était venue sur le devant de la scène. En fin de compte si cette grève a eu des aspects inhabituels, c'est à cause de son organisation démocratique et des tentatives pour l'étendre. Dans la situation d'aujourd'hui la classe ouvrière doit agir comme une classe si elle ne veut pas subir défaite après défaite. Dans cette situation, les seuls qui peuvent réellement donner une perspective aux travailleurs prêts à lutter sont ceux qui mettent leur confiance dans la lutte de classe c'est-à-dire ceux qui veulent voir la classe ouvrière agir comme une classe, mobiliser toutes ses forces dans le combat. C'est précisément cette perspective qu'avait la principale dirigeante de la grève, présidente de la section syndicale, et qui sous-tendait la politique qu'elle a défendue. Et c'est parce qu'à Blue Cross il existait quelques militants, très peu, qui y défendaient cette politique depuis plusieurs années auprès de l'ensemble des travailleurs de l'entreprise, que lorsqu'il y a eu grève, celle-ci a tout de même eu un aspect inhabituel.

 

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