Espagne - La classe ouvrière espagnole, après le succès de la grève du 14 décembre01/02/19891989Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/1989/02/22_0.jpg.484x700_q85_box-27%2C0%2C2451%2C3504_crop_detail.jpg

Espagne - La classe ouvrière espagnole, après le succès de la grève du 14 décembre

 

Le 14 décembre 1988, huit millions de travailleurs espagnols se sont mis en grève, paralysant tout le pays, transformant les grandes villes en villes mortes.

A minuit précise, le 13, le signal du mouvement a été donné par l'arrêt des émissions de télévision, que la directrice socialiste de la RTVE s'était pourtant engagée à faire fonctionner.

Madrid a été une ville déserte pendant toute la journée, traversée uniquement par des groupes de grévistes faisant la chasse aux taxis ou bloquant les entrées des grands magasins. Et l'image qu'offrait Madrid était celle que présentait le pays tout entier.

La classe ouvrière montrait son existence et sa force. Comme l'écrivait le 15 un journaliste du quotidien Diario 16 : « La grève fut une manière de rappeler à la vie que la vie fonctionne parce qu'il y a des légions, noircies par l'effort, qui se lèvent à six heures du matin, ou qui passent la nuit au travail, fabriquant vis, voitures, aliments, machines, soupe pour les enfants, électricité, montres, escaliers, journaux... » , de rappeler « que le monde, enfin, vit du travail, et oublie le monde du travail » .

Eh oui, il y a bien des gens, à commencer par un certain nombre de journalistes, qui oublient le monde du travail, et ne s'en soucient que lorsque les travailleurs se croisent les bras, et qu'eux arrêtés, tout s'arrête.

Mais le succès de la journée du 14 décembre, l'unanimité avec laquelle le mot d'ordre de grève a été suivi, ne rappellent pas seulement le rôle que joue la classe ouvrière. Ils témoignent également de la profondeur du mécontentement de celle-ci, de sa colère croissante.

 

La deterioration du niveau de vie de la classe ouvriere

 

La classe ouvrière espagnole connaît une situation semblable à celle des travailleurs des autres pays européens : un chômage croissant (le plus important de la Communauté européenne, par rapport à la population), des salaires dont le pouvoir d'achat réel diminue au fil des ans, alors que les entreprises capitalistes annoncent des profits records.

Depuis 1982, c'est un gouvernement « socialiste » qui préside aux destinées du pays, et qui s'efforce, comme ses prédécesseurs, de faire supporter le poids de la crise à la classe ouvrière. C'est un gouvernement « socialiste » qui mène cette politique de réduction du pouvoir d'achat, de « reconversion industrielle » aboutissant à des centaines de milliers de licenciements, d'aides de toutes sortes aux patrons, et qui justifie les bénéfices accumulés par les industriels et les banquiers, qui chante les louanges du profit, au nom de la nécessité de sortir le pays de la crise.

Mais ces dirigeants socialistes, qui appellent les travailleurs à la modération, qui leur affirment qu'il leur faut consentir des sacrifices pour que l'économie espagnole soit compétitive, ne font preuve, eux, ni du sens du sacrifice, ni de celui de la discrétion. Il est vrai qu'ils avaient été empêchés par le franquisme, pendant quarante ans, d'accéder à la mangeoire gouvernementale, et que cela a sans doute ouvert l'appétit à nombre d'entre eux, en même temps que cela les empêchait peut-être d'acquérir la prudence dont savent généralement faire preuve les sociaux-démocrates d'autres pays, habitués depuis longtemps à tirer des avantages de la fréquentation des allées du pouvoir.

Cet état d'esprit « nouveaux riches » des ministres socialistes espagnols, dont le leader, Felipe Gonzalez, avait donné le mauvais exemple en s'empressant de prendre ses premières vacances de Président du gouvernement sur l'ex-yatch personnel de Franco, a été à l'origine ces derniers mois de toute une série de mini-scandales qui ont défrayé la chronique.

Ce que les dirigeants socialistes se mettent dans les poches est certes dérisoire par rapport aux fortunes des grands bourgeois dont ils défendent les intérêts au gouvernement. Mais comme ce sont ces mêmes dirigeants qui expliquent doctement aux travailleurs qu'il leur faut consentir des sacrifices dans l'intérêt supérieur du pays, on comprend l'indignation de ceux-ci quand ils apprennent que le ministre de la Défense, Serra, s'est offert une résidence luxueuse sur les fonds du ministère ; que l'ex-ministre de l'Economie, Boyer, champion en son temps de l'austérité pour les travailleurs, a loué pour ses vacances une villa sur la côte à dix millions de centimes le mois de loyer ; ou encore que la directrice socialiste de la télévision, Pilar Miro, s'est acheté pour huit millions de centimes de vêtements et de bijoux sur les fonds de son administration.

Pendant plusieurs années, la classe ouvrière espagnole a assisté sans beaucoup réagir à la dégradation de son niveau de vie. Dans les années de la transition politique qui virent l'Espagne passer de la dictature franquiste au parlementarisme juan-carliste, les grands partis se réclamant de la classe ouvrière, comme les syndicats qui leur sont liés, s'employèrent à convaincre les travailleurs que la modération sur le plan revendicatif était en quelque sorte le prix à payer pour le rétablissement de la « démocratie ». Et quand les socialistes arrivèrent au gouvernement, ils utilisèrent tout leur crédit à convaincre les travailleurs que la lutte contre le chômage, la création de nouveaux emplois, passait par la « modération salariale » et l'augmentation des profits patronaux.

Le résultat de cette politique fut une dégradation importante du pouvoir d'achat des salariés. Par exemple, un cheminot qui gagnait 3500 F par mois en 1982 en gagne aujourd'hui 4700. Mais pour acheter ce qu'il pouvait se procurer avec 3500 F il y a sept ans, il lui faudrait aujourd'hui, étant donné la hausse des prix, 5600 F. C'est dire qu'il a perdu 900 F de pouvoir d'achat, dont 150 pour ces deux dernières années.

Cette perte de pouvoir d'achat est d'autant plus sensible que les salaires des travailleurs espagnols sont parmi les plus bas d'Europe. D'après le quotidien El Pais du 2 octobre 1988, une statistique prenant en compte les salaires de douze professions différentes donnerait les chiffres suivants :

- Zurich 100

- Francfort 72,7

- Londres 57,9

- Milan 51,8

- Paris 43,9

- Madrid 28,7

Si l'on regarde le coût d'un travailleur par heure de travail, le classement est sensiblement le même d'après des chiffres publiés par la Dresdner Bank :

- Allemagne 100

- Italie 72

- France 69

- Espagne 54

De son côté le nombre de chômeurs a continué à augmenter. Il est officiellement de plus de trois millions, soit plus de 20 % de la population active. Et si en 1982 trois sur quatre d'entre eux ne touchaient aucune indemnité, cette proportion s'est encore accrue, atteignant actuellement cinq sur six, d'après les sources officielles elles-mêmes.

Le nombre des travailleurs temporaires est également très élevé : 15,6 % de la population active, la majorité étant employée dans l'agriculture et la construction.

Le gouvernement socialiste a accordé des facilités de licenciement et d'embauche provisoire aux employeurs, des dégrèvements fiscaux, des réductions de 50 à 100 % des cotisations patronales à la Sécurité Sociale pour l'embauche des jeunes de 20 à 25 ans. Il n'y a évidemment pas eu d'emplois nouveaux, mais plus de travailleurs en situation précaire, mal payés et coûtant peu au patronat.

Du point de vue patronal, cette politique a porté ses fruits. Les bénéfices des entreprises ont monté en flêche, et les besoins de la spéculation boursière ont fait figurer ceux-ci à la une des journaux.

Les résultats économiques de 1987 furent résumés ainsi par le quotidien El Pais : « les cent premières entreprises (espagnoles) ont augmenté leurs gains de 107 % » . Les résultats de 1988 furent aussi bons : à la fin de cette année le même El Pais titrait : « Les entreprises espagnoles ont quadruplé leurs bénéfices en deux ans » . Au fil des jours on pouvait lire dans ce quotidien que « la Banque de Bilbao atteint un excédent net de 27 824 millions de pesetas (1,45 milliards de F) en septembre » (le 4 novembre), que « les bénéfices du groupe Banque Populaire ont augmenté de 23,6 % en septembre » (le 5 novembre), et que « la valeur des Galerias Preciados (célèbres grands magasins) a été multipliées par 100 en quatre ans » ( El Pais du 16 novembre).

Les grandes familles exhibent leur fortune dans la presse. Les Botin, dont le dernier rejeton s'est marié à une fille d'Ornano, affichent 750 milliards de centimes de patrimoine ; les March la même somme pour Carlos et autant pour Juan ; Revilla, industriel du chorizo récemment enlevé par l'ETA, doit se contenter d'un modeste 250 milliards de centimes...

Si bien que de tout cet argent étalé, la classe ouvrière a fini par réclamer une part.

De ce point de vue, le printemps chaud de 1987 marqua un changement sensible de situation.

Certes, les mouvements qui firent alors le plus parler d'eux, les violents affrontements de Reinosa et de Puerto Real, comme la lutte des mineurs asturiens de Hunosa, étaient encore des combats défensifs contre les licenciements ou les fermetures d'entreprise, comme on en avait connu bien d'autres au début des années 1980, lors de la mise en oeuvre de la politique de « reconversion ». Mais la simultanéité de ces mouvements, entre eux et avec de nombreuses grèves pour la revalorisation des salaires, engagés à l'occasion du renouvellement des accords d'entreprise, montrait un changement d'attitude de la classe ouvrière.

Mais si ce printemps de 1987 fut marqué par une contestation sociale spectaculaire, par de violents affrontements entre travailleurs d'une part, et police et garde civile d'autre part, il ne déboucha sur rien. Les luttes ouvrières furent savamment émiettées par les directions syndicales qui les contrôlaient. L'UGT était trop liée au gouvernement socialiste pour faire quoi que ce soit qui pût gêner sérieusement celui-ci. Et la direction des Commissions Ouvrières, qui était l'organisation syndicale la plus en pointe dans ces conflits, se refusa à tout ce qui aurait pu aller vers une généralisation de ces mouvements, ne serait-ce qu'à appeler à une grève générale de 24 heures.

Mais indirectement le réveil de la classe ouvrière espagnole a amené les directions des centrales syndicales a changer d'attitude, et la grève du 14 décembre a illustré cette nouvelle situation.

 

Les directions syndicales face au mecontentement ouvrier

 

Depuis que ces organisations existent, le syndicat UGT a été étroitement lié au Parti Socialiste (PSOE), à tel point que les directions de ces organisations étaient dans une large mesure constituées par les mêmes hommes.

A partir de 1982, après la victoire électorale du PSOE, on a donc vu les socialistes développer au gouvernement une politique de « reconversion industrielle » se traduisant par des licenciements massifs, et les socialistes dirigeants de l'UGT appuyer ouvertement celle-ci.

En échange, et jusqu'à la fin 1986, le gouvernement socialiste n'a pas cessé de favoriser le syndicat « frère » par tous les moyens dont il disposait, y compris en lui octroyant une somme de 4144 millions de pesetas (plus de 200 millions de Francs) à la veille des élections syndicales de 1986, au titre de la « dévolution de son patrimoine historique » (les locaux que l'UGT possédait avant la dictature franquiste), mais en réalité pour lui donner des moyens supplémentaires dans ces élections, car le même gouvernement attribuait une somme ridicule à la plus grande centrale syndicale d'avant la guerre civile, la CNT, et rien du tout aux autres (dont les Commissions Ouvrières)... puisqu'elles n'existaient pas en 1939.

Bénéficiant de cette aide économique considérable, et de l'appui de l'appareil du PSOE, l'UGT a effectivement réussi à obtenir plus de délégués dans ces élections que les Commissions Ouvrières, si on prenait en compte toutes les entreprises du pays, y compris les plus petites. Mais il était cependant clair que si on ne considérait que les grandes entreprises, y compris celles du secteur public (fief de l'UGT depuis des années), les Commissions Ouvrières l'avaient emporté, et que l'UGT avait payé de la perte d'une partie de son influence le fait de coller étroitement à la politique du gouvernement.

C'est ainsi que la « victoire » de l'UGT aux élections syndicales de 1986 fut le prologue à la détérioration des relations entre ce syndicat et le gouvernement socialiste.

Auparavant, il y avait bien eu l'expression de quelques divergences entre certains ministres socialistes et les dirigeants de l'UGT, mais elles n'apparaissaient que comme un timide essai de prendre quelque distance avec la politique anti-ouvrière du gouvernement, ne gênant en rien celui-ci. Mais à partir de 1987, le ton a commencé à monter entre les uns et les autres, et l'attitude de l'UGT a posé de réels problèmes à Felipe Gonzalez et à ses ministres. « Les temps ont changé », affirmait Nicolas Redondo, le leader de l'UGT. Et ce qu'il voulait dire en substance, c'est que son syndicat avait aidé le gouvernement dans sa politique de reconversion et d'austérité, mais que maintenant c'était le gouvernement qui devait aider le syndicat en négociant avec la direction de l'UGT un certain nombre de revendications, et en contribuant ainsi à faire oublier, voire à justifier, leur collaboration antérieure.

Malgré les appels de Redondo, le gouvernement refusait de l'aider à redorer l'image de l'UGT, refusait de céder sur les quelques petites revendications qui auraient permis à cette organisation de se présenter, face à la concurrence des Commissions Ouvrières comme un syndicat à la fois « responsable », et capable d'obtenir des avantages pour les travailleurs.

Aider matériellement l'UGT, oui, mais lâcher un peu de lest face aux travailleurs pour lui permettre de sauvegarder son influence, il n'en était pas question.

Plus grave encore, pour freiner les demandes du syndicat « frère », le gouvernement et la direction du PSOE ont essayé d'affaiblir et de diviser la direction de l'UGT, en offrant des postes ministériels aux principaux collaborateurs de Redondo, et en faisant prendre position à certaines fédérations (chimie, mines, etc.) contre la politique menée par Redondo.

Au cours de l'été 1988, les dirigeants de l'UGT espéraient encore aboutir à un accord avec le gouvernement. Mais le second de Redondo, Saracibar, affirmait que si les négociations nécessaires ne s'ouvraient pas et ne progressaient pas sérieusement « le mouvement syndical devra réfléchir et étudier les possibilités d'éventuelles mobilisations » , tout en ajoutant : « Pour nous, cela est prématuré, mais je n'oserais pas l'écarter... » ( El Pais du 6 août 1988).

Six mois après, les négociations étaient au même point, et en outre le gouvernement prenait l'initiative de signer avec un syndicat indépendant un accord sur les salaires de la fonction publique, sans tenir compte de l'UGT ni des Commissions Ouvrières, ce qui revenait à leur claquer la porte au nez.

Si les Commissions Ouvrières sont le concurrent électoral direct de l'UGT, si depuis 1982 elles apparaissent moins liées au gouvernement, elles ne mènent pas sur le fond une politique différente de celle de la centrale socialiste.

Au cours de l'année 1988, les dirigeants des Commissions Ouvrières ont participé aussi aux négociations proposées par le gouvernement, et eux aussi se seraient contentés de peu de choses. Mais à la rentrée de septembre 1988, il était clair pour les dirigeants des deux confédérations syndicales que le gouvernement ne voulait rien lâcher, mais qu'il essayait au contraire de les présenter comme les responsables d'un échec éventuel des négociations engagées.

De plus, le gouvernement mettait en avant, sans la moindre concertation avec les syndicats, un plan dit d'emploi pour les jeunes destiné à permettre aux patrons d'embaucher temporairement des centaines de milliers de jeunes sans tenir aucun compte des salaires fixés par les accords de branches ou d'entreprises. Grassement subventionné par l'État, ce plan devait permettre aux patrons d'avoir la main d'oeuvre la moins chère de toute l'histoire de l'Espagne, car ils n'auraient à débourser que 3000 pesetas mensuelles (environ 150 F) pour chaque jeune embauché.

Il était difficile aux directions syndicales de ne pas réagir devant ce projet, impopulaire auprès de leurs militants, qui en multipliant les contrats à durée limitée risquait de diminuer encore la proportion de travailleurs susceptibles de s'affilier, et qui convertissait en chiffons de papier les accords salariaux que les bureaucraties syndicales négocient régulièrement avec le patronat.

Il leur était d'autant plus difficile d'accepter cela sans réagir que dans les mois précédents, un certain nombre de faits avait montré la méfiance grandissante des travailleurs vis-à-vis des directions syndicales. Plusieurs accords, signés par celles-ci, avaient en effet été désavoués lors de référendums par les travailleurs (dans la banque, l'enseignement, et aux usines Seat de Barcelone). Dans ce dernier cas, de nouvelles élections de délégués du personnel avaient même vu un succès d'une liste présentée par la centrale anarcho-syndicaliste CNT.

Entre un gouvernement qui n'acceptait de leur voir jouer qu'un rôle de porte-parole du gouvernement au sein de la classe ouvrière, et une base de plus en plus mécontente au contraire de la politique de ce gouvernement, et du fait que les directions syndicales traditionnelles n'avaient pas hésité dans le passé à signer des accords ouvertement contraires aux intérêts des travailleurs, les Redondo et autres Gutierrez (le successeur de Camacho à la tête des Commissions Ouvrières) décidèrent finalement d'appeler, non pas à la « grève », mais à un « arrêt » général du travail pour le 14 décembre, afin d'obtenir, disaient-ils eux-mêmes, un « tournant social dans la politique économique du gouvernement ».

L'épreuve de force engagée entre la direction du PSOE et celle de l'UGT ne fut pas un simple simulacre,

comme le prouvent les menaces de sanctions brandies, et quelquefois appliquées, de part et d'autre : au PSOE, contre ceux des dirigeants, membres de l'UGT par ailleurs, qui ne soutiendraient pas la politique du gouvernement, et au sein de l'UGT contre ceux des cadres de la confédération qui faisant passer les consignes du parti en premier ne soutiendraient pas le mot d'ordre de grève.

Pour faire reculer la direction de l'UGT, comme pour essayer de détourner les travailleurs de la grève, le gouvernement s'employa en outre, pendant les semaines qui la précédèrent, à dramatiser la situation au maximum, en évoquant à propos de ce modeste projet de journée d'action rien moins que la grève insurrectionnelle d'octobre 1934 aux Asturies.

Mais si le gouvernement espérait ainsi faire reculer les dirigeants syndicaux, il en fut pour ses frais. Ceux-ci maintinrent l'appel à arrêter le travail le 14. Mais pour eux, il ne s'agissait pas pour autant d'imposer par la lutte de classe la satisfaction des revendications ouvrières, mais seulement d'obtenir l'ouverture de négociations, de récupérer leur rôle « d'interlocuteurs sociaux » à travers une épreuve de force limitée avec le gouvernement, comme le montre leur entêtement à nier tout caractère politique à la journée du 14 décembre, alors même que pour des millions de travailleurs, elle fut précisément l'occasion de dire leur rejet, leur dégoût de la politique de ce gouvernement ; l'occasion de lui adresser une véritable gifle.

 

Et apres le 14 ?

 

Le succès de la grève fut si éclatant qu'il a surpris tout le monde, y compris, bien entendu, les directions syndicales des Commissions Ouvrières et de l'UGT.

Le jour suivant, le président du gouvernement Felipe Gonzalez reconnaissait publiquement, sur un ton humble, que c'était un « coup dur » porté à sa politique, mais il affirmait en même temps son intention de la maintenir. Il ouvrait des négociations avec les syndicats sur les nuances, les chiffres... mais pas sur le fond.

Les directions syndicales ne voulaient pas autre chose, elles avaient obtenu l'essentiel : l'ouverture d'une table de négociations avec des chaises pour tout le monde. Mais il fallait quand même quelques résultats concrets pour les huit millions de travailleurs mobilisés le 14 décembre, quelque chose d'acceptable par le gouvernement et les patrons, qui pourrait être présenté comme un succès, et permettrait de revenir à la situation antérieure : négociations et accords dans le calme.

Pour cela, dès le 15 décembre, au lendemain de la grève, furent mises en avant cinq revendications « préalables et incontournables » pour continuer à négocier :

- le retrait du plan d'emploi pour les jeunes,

- la récupération des deux points de différence entre les 3 % d'inflation prévue et les plus de 5 % finalement atteints, pour les retraités et les fonctionnaires,

- l'augmentation de la couverture du chômage jusqu'à 48 % (déjà signée en 1984 entre l'UGT et le gouvernement, et jamais appliquée, puisqu'aujourd'hui la couverture est de 26 %),

- égalité avant la fin de la législature entre la retraite minimum et le salaire minimum, comme cela figurait dans le programme du PSOE,

- et enfin droit à la négociation collective pour les fonctionnaires.

Parallèlement à cette reprise des discussions entre le gouvernement et les syndicats, toute la presse, les différents partis politiques, les commentateurs ont braqué leur regard sur les futures élections politiques, anticipées ou pas, et sur une dissolution éventuelle du Parlement. Et quelles que soient leurs différences de point de vue, ils sont implicitement d'accord sur le fond. Pour eux, une « société de droit » a des mécanismes pour éviter des situations comme celles-ci ; c'est au Parlement qu'il faut débattre et prendre des décisions ; on ne peut pas continuer avec la rue, les grèves, les manifestations et les ouvriers jouant les premiers rôles ; la politique aux professionnels de la politique et les travailleurs au travail ; chacun à son poste.

Dans le camp de la droite, le processus de recherche d'une alternative au PSOE se précipite devant la possibilité d'élections anticipées, et l'ancien patron de l'Alliance Populaire, Fraga, est revenu précipitamment en scène pour essayer de mettre de l'ordre dans la maison.

Le Centre Démocratique et Social de l'ex-Président Suarez, qui grimpe régulièrement dans tous les sondages sur les intentions de vote, sans autre politique que d'attendre en silence les erreurs de ses adversaires, dit être disposé à intégrer dans son programme les cinq points des syndicats.

Chacun s'évertue à commenter l'événement en fonction des perspectives électorales et de la manière la plus susceptible d'amener de l'eau à son moulin.

A la gauche du PSOE, la Gauche Unie, (coalition formée autour du PCE), espère bien, dans la perspective d'éventuelles élections, augmenter son espace électoral, et a intégré quelques dissidents socialistes.

Quant au gouvernement et à son parti, le PSOE, ils essaient, à travers l'ouverture de nouvelles négociations, de faire croire que c'est l'intransigeance syndicale qui est responsable de la situation, et ils essaient de capitaliser àleur profit le prestige de la présidence de la CEE (actuellement dévolue à l'Espagne). Ils laissent passer le temps, qui est censé tout guérir, avec deux possibilités ouvertes : de nouvelles élections anticipées au moment le moins défavorable pour eux, ou la cicatrisation des blessures avec l'UGT et le retour à la situation antérieure.

Le PSOE, s'il décidait d'aller aux urnes de nouveau, courrait certes le risque de perdre sa majorité absolue au Parlement, ce qui ne serait évidemment pas un problème pour la bourgeoisie espagnole, mais qui est une perspective qui n'est pas envisageable de gaîté de coeur pour les quelque 200 000 « socialistes » occupant aujourd'hui des responsabilités bien rémunérées à tous les niveaux de la société espagnole. Mais des élections survenant à un moment où ni le PCE d'une part, ni la droite d'autre part, ne sont encore sortis de leur crise, seraient peut-être cependant plus favorables que si elles avaient lieu à la date normale de 1990. Et elles auraient aux yeux des dirigeants espagnols le mérite d'opérer une diversion sur le terrain électoral.

Quant à la possibilité d'un raccommodage avec l'UGT, des ponts dans ce sens sont lancés depuis ce syndicat, et même depuis les Commissions Ouvrières qui ont déclaré par avance qu'une autre grève générale est « impensable ».

Les cinq revendications syndicales pourraient d'ailleurs parfaitement être satisfaites par le gouvernement et la bourgeoisie, sans ébranler le système, et la possibilité de nouvelles mobilisations d'ensemble a été soigneusement écartée par les centrales, car ces cinq revendications ne concernent pas directement le gros de la classe ouvrière, mais seulement sa périphérie (chômeurs, retraités, fonctionnaires). Rien qu'avec la moitié de l'excédent d'impôt rentré l'an dernier, tout cela serait plus que couvert.

Les syndicats menacent certes de transférer le conflit sur les accords d'entreprise, dont beaucoup doivent être renouvelés dans les mois qui viennent. Mais cela annonce une tactique de luttes entreprise par entreprise, isolées les unes des autres, et une telle tactique ne peut rien amener de bon aux travailleurs. Les luttes les plus déterminées de ces dernières années, comme celles de Reinosa ou d'Euzkalduna, radicales mais isolées, montrent que ce n'est pas sur cette voie-là que les travailleurs peuvent rencontrer le succès.

Les travailleurs n'ont d'ailleurs rien de bon à attendre des grandes organisations qui prétendent diriger leurs luttes, que celles-ci (UGT ou Commissions Ouvrières) leur proposent une tactique de lutte entreprise par entreprise censée devoir aboutir à des accords « acceptables », ou qu'elles les engagent (ce que se propose de faire la Gauche Unie) à essayer d'obtenir par les urnes ce que les luttes ne leur auront pas donné. Ce sont là deux voies différentes, qui constituent une même tromperie.

Mais en réalité, la grande inconnue de la situation, c'est le poids de ce qui s'est passé dans la conscience de huit millions de travailleurs, qui se sont retrouvés en grève ensemble, qui ont été les acteurs d'une mobilisation sans précédent depuis bien longtemps en Espagne, sans avoir rien obtenu à travers elle.

Un certain nombre de ces travailleurs en tireront peut-être la conclusion que si des luttes comme celles du 14 décembre ne permettent pas de remporter un succès, alors c'est que rien n'est possible, et que ce n'est pas la peine de recommencer. De ce point de vue là, la politique des directions syndicales qui ont sciemment laissé près de deux mois sans prendre une seule initiative, peut être un facteur important de découragement.

Mais il y a peut-être aussi nombre de grévistes du 14 décembre qui tireront de cette expérience la bonne conclusion, à savoir que les luttes de la classe ouvrière sont des choses trop sérieuses pour que leur direction en soit abandonnée aux mains d'appareils pour qui la classe ouvrière n'est qu'une masse de manoeuvre, et qu'il faudra bien que les travailleurs apprennent à prendre la direction de leurs luttes en mains s'ils veulent vaincre.

Après tout, personne ne s'attendait à une telle intervention de la classe ouvrière espagnole le 14 décembre. Et elle pourrait bien réserver encore quelques surprises à ses adversaires ouverts comme à ses faux amis dans l'avenir.

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