Corée du Sud : Des élections... mais pas de démocratie01/01/19881988Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/1988/01/14_0.jpg.484x700_q85_box-27%2C0%2C2451%2C3504_crop_detail.jpg

Corée du Sud : Des élections... mais pas de démocratie

Le 14 décembre dernier, avaient lieu en Corée du Sud des élections présidentielles. C'étaient les premières organisées depuis seize ans et sans doute les premières élections relativement libres de mémoire de Coréen puisque le pays, colonie japonaise jusqu'en 1945, n'a connu depuis cette date qu'une succession de régimes dictatoriaux divers.

A l'agréable surprise, semble-t-il, des tenants du régime eux-mêmes, et de leur plus ou moins discret protecteur que sont les États-Unis, c'est le candidat du régime, l'homme qui avait été désigné par l'actuel dictateur Chun comme son successeur, Roh Tae Woo, ex-général et l'un des auteurs du coup d'État militaire de 1979 qui mit en place l'actuelle dictature, qui l'a emporté. Roh aurait reçu 37 % des suffrages contre respectivement 28 et 27 % à ses deux concurrents de l'opposition dite démocratique, Kim Young Sam et Kim Dae Jung.

Certes, deux choses semblent expliquer ce succès de l'homme du régime dans des élections dont ce régime ne voulait pas et qu'il a dû concéder contraint par un mouvement de masse, principalement des étudiants et des ouvriers, au printemps et à l'été derniers. D'abord la division électorale de l'opposition, les deux candidats de celle-ci totalisant en effet plus de la majorité absolue des voix, mais passant chacun derrière Roh, élu ainsi avec à peine un peu plus du tiers des suffrages. Et puis, semble-t-il, le recours de la part du régime à une fraude massive.

Pourtant, la crainte non déguisée qu'avait notamment le gouvernement américain de voir l'agitation et les troubles reprendre dans le pays au cas où les résultats des élections ne seraient pas conformes aux espoirs des masses populaires qui avaient imposé leur tenue, s'est révélée vaine. Jusqu'ici l'élection de Roh n'a suscité que quelques protestations et manifestations étudiantes, sans commune mesure avec celles du printemps 1987 et vite éteintes.

Cela s'explique-t-il par le fait que, depuis l'automne et malgré la prétendue vie démocratique instaurée en apparence dans le pays par la campagne électorale, le régime a pu reprendre les choses en main, réprimer et se faire craindre ? Il est sûr en tout cas que, dans les usines, la répression contre les acteurs et les dirigeants des grèves de cet été a été signalée par la presse occidentale, pourtant peu prolixe sur la situation réelle de la classe ouvrière coréenne.

Les opposants au régime dictatorial sont-ils tout simplement découragés par les résultats des élections, qui avaient suscité beaucoup d'illusions, ou encore par l'attitude, qu'ils jugent irresponsable, des deux leaders de cette opposition dite démocratique, incapable de s'entendre sur un candidat et ainsi laissant la victoire électorale à leur adversaire ? La presse occidentale a insisté particulièrement sur cette dernière raison.

Il nous est difficile, d'Europe ou d'Amérique, de porter un jugement sur le climat politique du pays. Le calme qui a suivi l'élection de Roh est d'ailleurs peut-être très momentané. De nouvelles élections, législatives cette fois, devraient avoir lieu prochainement, et même sur le plan électoral, il peut sembler que l'épisode actuel n'est pas terminé.

Pourtant, jusqu'ici, il apparaît que les États-Unis et leurs alliés locaux aient réussi en Corée l'opération politique qui se révèle difficile sinon impossible pour eux aux Philippines ou en Haïti. La Corée du Sud est en effet un de ces régimes dictatoriaux liés aux États-Unis, qui, au cours des deux dernières années, ont été mis en cause par l'agitation et la mobilisation populaires. Le problème pour les États-Unis devant le risque de soulèvement populaire n'était évidemment pas d'ordre moral. Ils étaient tout prêts à laisser choir le dictateur soutenu jusque-là. Le problème était d'assurer sans trop d'à-coups la transition avec le régime suivant. Celui-ci pouvait bien avoir toutes les prétentions démocratiques qu'il voulait, se donner même une réelle façade démocratique, mais à condition que l'essentiel de l'appareil d'État, l'armée, la police, l'ensemble des services que les États-Unis connaissent si bien pour s'être appuyés dessus et les avoir appuyés depuis des décennies, restent en place.

En Corée du Sud, non seulement pas un seul cheveu d'un seul membre de cet appareil, fût-ce le plus minable, n'a bougé, mais c'est le parti au pouvoir qui reste au pouvoir et c'est le candidat du régime qui est élu démocratiquement, ou en tout cas selon des apparences démocratiques. On a quasiment résolu la quadrature du cercle : on a gardé la dictature tout en restaurant la démocratie et en calmant les masses. Le gouvernement américain peut bien se féliciter comme il l'a fait de cette issue heureuse... du moins jusqu'à ce que les masses coréennes montrent à nouveau qu'elles sont bien conscientes de la supercherie dont elles sont victimes et qu'elles ne sont pas prêtes à l'accepter.

L'explosion inattendue

C'est une série de mouvements de différentes couches de la population qui, l'an dernier, a ébranlé la dictature et forcé Chun Doo Hwan, le général qui est à la tête du régime, à promettre une nouvelle constitution, des élections démocratiques et l'extension des droits démocratiques. Le régime de Chun, qui prit le pouvoir et se consolida en 1979-80, était, depuis, l'un des plus durs, mais aussi l'un des plus stables des régimes soutenus par les États-Unis, dans le monde. Avec 740 000 soldats et policiers, appuyés par 41 000 soldats américains, stationnés dans des bases du pays, c'est ce régime qui a garanti le prétendu miracle économique coréen. En fait, ce miracle doit la vie à trente ans de différents régimes dictatoriaux, maintenus avec l'aide des États-Unis qui avaient besoin d'un régime fort depuis la guerre de Corée.

La mobilisation des étudiants au printemps, suivie par l'intervention massive de la classe ouvrière durant l'été, a forcé la dictature à relâcher son contrôle et à accepter une liberté de fait, qui était inconnue en Corée depuis des décennies. Le mouvement étudiant surprit moins sans doute, car l'activisme étudiant en Corée a une certaine tradition qui remonte à des décennies en arrière. Mais du côté de la classe ouvrière sud-coréenne, ce semblait jusque-là le calme complet. En fait, cette classe ouvrière était constamment présentée en Occident comme un modèle de discipline et de coopération avec les patrons. C'est cependant cette même classe ouvrière qui semblait passive qui venait de faire irruption sur la scène en montrant la plus grande combativité. Un gréviste de l'usine Kia Motors à Changwon expliquait ainsi lui-même la colère des travailleurs : « Nos revendications explosent... elles n'ont pas été entendues depuis quarante ans. »

Le mouvement des etudiants

Pratiquement depuis le début de 1987, il y a eu une sorte de confrontation continuelle entre les étudiants et l'opposition politique d'un côté et le régime de l'autre. Le meurtre sous la torture par la police d'un militant étudiant en janvier avait provoqué des protestations étudiantes durant les mois suivants ; ces protestations commencèrent à mettre en avant les revendications de réformes constitutionnelles et d'élections démocratiques.

Le 13 avril, le régime de Chun suspendit la discussion publique limitée qu'il avait acceptée avec l'opposition parlementaire à propos de la révision de la constitution. Ceci amena de nouvelles protestations étudiantes plus larges, auxquelles se joignit l'opposition conduite par la Coalition Nationale pour une Constitution Démocratique. Cette coalition comprenait, outre les étudiants, les partis d'opposition, les groupes pour les Droits de l'Homme et quelques leaders syndicalistes. Ils revendiquaient une nouvelle constitution et des élections démocratiques. Il s'opposaient à la proposition de Chun de repousser les élections présidentielles jusqu'après les Jeux Olympiques de 1988. Ils demandaient un adoucissement de la censure sur la presse et la libération des prisonniers politiques.

Le 10 juin, le Parti Démocratique de la Justice tint sa convention durant laquelle Chun nomma Roh Tae Woo, son associé et son compagnon, comme son successeur. Ce même jour, des dizaines de milliers d'étudiants, manifestèrent dans tout le pays. Malgré les attaques répétées de la police et malgré les menaces de répression, les manifestations continuèrent. Elles grossirent même et furent rejointes par des employés, des ménagères et des membres des professions libérales.

Le régime recourut alors à la carotte plutôt qu'au bâton. Chun rencontra Kim Dae Jung, qui était depuis des années virtuellement aux arrêts à son domicile, puis Kim Young Sam, le dirigeant officiel du Parti Démocratique pour la Réunification, le plus important parti de l'opposition bourgeoise. Mais les protestations continuèrent, et des manifestations géantes eurent lieu le 26 juin. Le 30 juin, la police nationale elle-même dénombrait 2 145 manifestations dans les dix-sept jours qui avaient précédé.

Finalement, le 1er juillet, dans un discours télévisé, Chun promettait une série de réformes, des élections présidentielles directes, la libération de certains prisonniers politiques, le relâchement de la censure sur la presse, et la garantie de droits démocratiques élargis, y compris des changements dans la législation du travail et celle sur les syndicats.

La classe ouvriere entre dans la lutte

La classe ouvrière non seulement suivit le mouvement étudiant mais dans une certaine mesure y participa. En tout cas les travailleurs furent certainement encouragés par l'existence de ce mouvement et par la réponse du régime. En fait, cette réponse n'était guère qu'une tactique dilatoire, faite de promesses sur le papier plutôt que de véritables concessions. Mais il semblait cependant que le régime avait reculé devant les manifestations étudiantes. Et les promesses du régime aux partis d'opposition pouvaient faire sentir aux travailleurs, comme le dit un gréviste, que « le climat politique est favorable » . En tout cas, les travailleurs lancèrent alors leur propre mouvement. dans les mois d'été, la classe ouvrière s'engagea dans une vague géante de grèves, qui lui permit d'imposer nombre de ses revendications pour de meilleurs salaires, l'amélioration des conditions de travail, la reconnaissance des syndicats et de leurs droits.

Cette vague de grèves impliqua des centaines de milliers de travailleurs à la fois. Elles touchèrent tous les secteurs importants de la classe ouvrière, arrêtant l'industrie, les grands ports, les transports et les services. Elles furent comme une lame de fond, s'étendant d'une usine à une autre, d'une compagnie aux autres, d'un secteur à un autre, d'une région à une autre. Il n'y avait peut-être pas chez les grévistes le but conscient d'étendre leur mouvement, cependant son caractère généralisé renforçait et encourageait les travailleurs. Comme le dit un gréviste : « Les grèves dans les autres entreprises nous ont donné le courage d'agir » . La plupart des grèves furent brèves, ne durant que quelques jours, bien que certaines continuèrent durant plus d'un mois. Généralement, les directeurs des trusts cherchèrent rapidement un règlement quand ils furent confrontés à un mouvement massif et étendu.

Beaucoup de ces grèves furent marquées par un haut degré de combativité. Les travailleurs occupèrent les usines, y tinrent des réunions sur le tas, organisèrent des grands rassemblements et des défilés de dizaines de milliers d'entre eux près des usines et à travers les villes. Et, nombre de fois, ils livrèrent bataille, dans les rues ou dans les usines, à la police anti-émeutes.

Une des grèves les plus importantes fut celle du trust Hyundai. Hyundai regroupe vingt-cinq importantes compagnies dans l'auto, l'électronique, les ordinateurs et autres produits de haute technicité, les transports maritimes et les pétroliers, l'acier et le verre. Il emploie plus de 150 000 personnes. C'est le plus grand conglomérat du pays, il est lié à Mitsubishi au Japon, qui est lui-même lié à Chrysler. La grève aux usines Hyundai fut en même temps le symbole de la montée ouvrière et le signal pour le reste de la classe ouvriè-re qu'un nouveau rapport de forces s'établissait... c'est-à-dire qu'une lutte était possible. A Ulsan, un des centres des usines Hyundai, les grèves commencèrent à la fin juillet. En août, le gouvernement se sentit obligé d'intervenir. Il envoya le ministre du Travail adjoint pour s'adresser à des milliers de grévistes dans le stade, promettant de faire pression sur la compagnie pour qu'elle accepte leur demande de reconnaissance de leur propre syndicat. Les travailleurs mirent fin à la grève sur cette victoire et retournèrent au travail. Mais deux semaines plus tard, quand les travailleurs constatèrent que les patrons ne se dépêchaient guère d'améliorer les conditions de travail et d'augmenter les salaires, ils commencèrent à ralentir les cadences puis repartirent en grève. Ils organisèrent une marche à travers les rues avec auto-pompes, chariots élévateurs et camions bennes, paralysant le trafic. Puis ils s'attaquèrent à l'Hôtel de Ville, brisant les vitres, brûlant les voitures.

Une autre série d'importantes grèves eurent lieu aussi contre Dae Woo. Dae Woo est un autre des grands conglomérats avec de nombreux liens avec General Motors. Il a des intérêts dans l'auto, la construction navale, les travaux publics, le textile - la plus grande usine textile du monde à Okpo - le commerce et la finance, les télécommunications.

Lors d'une grève à l'entreprise de machines et de construction navale de Dae Woo dans l'île de Koje, un ouvrier de 22 ans fut tué par la police. Sa mort entraîna une série de heurts entre la police et les grévistes, se terminant par des émeutes.

Les grèves impliquèrent aussi les travailleurs des hôtels, des grands magasins et des transports, y compris le personnel au sol de l'aéroport de Kampo et 10 000 chauffeurs de taxis de Séoul. Les conducteurs de bus firent grève dans plusieurs grandes villes et il y eut des grèves des dockers aussi bien que des mineurs.

Les travailleurs forcent le regime a reculer

A travers cette vague de grèves, les travailleurs ont gagné une amélioration immédiate de leur niveau de vie. Les augmentations de salaires furent de 13,4 % en moyenne, atteignant quelquefois jusqu'à 20 %. Durant les sept années précédentes, elles avaient été limitées entre 4 et 7 %.

L'atmosphère dans les usines ou dans les villes dominées par la compagnie, changea. Comme le dit un travailleurs de Hyundai : « Ce que nous voulons, c'est davantage de dignité » . En Corée, les travailleurs doivent faire face à la fois à la répression et au paternalisme. L'habillement et même la coupe de cheveux leur sont prescrits. Dans certains cas, leurs primes sont déterminées non seulement par la qualité de leur travail mais aussi par le fait que leur vie personnelle se conforme ou non aux valeurs du patron, par exemple le nombre d'enfants qu'ils ont. Dans ces villes entièrement contrôlées par la compagnie, même le traitement de leurs enfants à l'école est déterminé par leur rang au travail. Tout est fait par la direction pour mettre dans les esprits le respect pour les patrons et renforcer le contrôle de la société.

En luttant, les travailleurs ont changé tout cela. les travailleurs de la Hyundai Heavy Metals Industries séquestrèrent un court laps de temps le fondateur de la compagnie jusqu'à ce qu'il accepte de prendre en considération leurs revendications. A l'usine d'automobiles de Dae Woo à Popyong, des travailleurs séquestrèrent de même des directeurs, les forçant à faire des excuses publiques pour leur conduite antérieure incorrecte.

En rentrant au travail, les travailleurs n'étaient plus prêts à accepter la même attitude soumise. Ce sont des commentaires de patrons qui le montrent sans doute le mieux. Comme le dit un des patrons de Hyundai : « Toutes ces discussions avec les syndicats n'ont fait que rendre les ouvriers plus paresseux. Ils passent beaucoup de temps à fumer et aux toilettes. Ils gaspillent beaucoup de notre argent » . Ou encore le directeur d'une autre usine Hyundai que des travailleurs ignorèrent quand il leur demanda de ne pas fumer : « Ces jeunes ouvriers pensent que le monde est à eux maintenant » .

Jusqu'alors, une grève en Corée était presque toujours illégale et souvent brisée par la police. En 1986, sur 276 grèves officiellement recensées, une seule était légale. Selon le ministère du Travail, entre la fin juin et le milieu de septembre, il y eut 3 372 grèves et conflits du travail. En moins de trois mois, la classe ouvrière coréenne avait imposé son droit de grève en faisant grève.

Le mouvement a transformé les syndicats existants. Plus important encore, il a créé de nouveaux syndicats indépendants. Le syndicat officiel, la FKTU (la Fédération des Syndicats Coréens), fondée en 1961, était totalement lié au régime et au parti au pouvoir. Les syndicats étaient étroitement surveillés par les forces de sécurité, un service spécial chargé de suivre leur activité et les purgeant régulièrement. Les militants syndicalistes étaient mutés, mis sur la liste noire, licenciés, et quelquefois emprisonnés, torturés et même tués. ILs étaient forcés de travailler clandestinement.

super er et le 27 juillet, une centaine de nouveaux syndicats furent formés, certains dans les plus grandes entreprises où il n'en existait pas auparavant.

A Hyundai, à Ulsan, la direction avait insisté pour que les négociations aient lieu usine par usine avec les directions locales, mais les travailleurs forcèrent la direction à venir à composition avec leur nouveau syndicat, le Comité Consultatif Spécial des Syndicats du groupe Hyundai, comprenant des travailleurs représentant les huit usines de la région, et qui négocia avec le dirigeant de la compagnie.

Il y eut un mouvement des dissidents de la FKTU pour se débarrasser de l'actuelle direction. Les chefs des trois douzaines de syndicats de la FKTU se rencontrèrent pour former un comité de démocratisation des syndicats. Cinquante des 2 300 syndicats de la FKTU demandèrent une élection des dirigeants des syndicats directement par leurs membres.

Dans les nouveaux syndicats eux-mêmes, les travailleurs exercèrent leur droit de contrôle sur leurs propres leaders. Par exemple, comme les travailleurs trouvaient que Lee Sang Yong qui dirigeait la grève aux chantiers navals Dae Woo, penchait du côté des patrons, ils le molestèrent et élirent un nouveau dirigeant. Et ce nouveau dirigeant faillit être purgé quand il accepta un compromis avec la direction dont les travailleurs estimèrent qu'il n'améliorait pas assez leurs salaires. A Hyundai Motor, une semaine après que le nouveau syndicat fut formé, le président du syndicat était contesté par sept autres candidats. Le contrôle démocratique des syndicats par les travailleurs suggéra le commentaire suivant à Harry G. Gamberis, un représentant de l'AFL-CIO qui conseille les syndicats coréens, à propos des dirigeants des nouveaux syndicats : « ...ils n'ont aucune connaissance des stratégies de négociation avec le patron ni le contrôle de la base » .

Enfin, ce fut durant cette vague de grèves, et à cause de l'action des travailleurs, que le régime, qui avait rechigné depuis juillet à traduire ses promesses à l'opposition en propositions concrètes, et en agenda précis pour une réforme constitutionnelle et électorale, se mit à les élaborer rapidement. Il rencontra les dirigeants de l'opposition à la fin d'août. Et au commencement de septembre, il accepta les grandes lignes d'une nouvelle constitution, promettant des élections présidentielles au suffrage direct, réduisant les pouvoirs du président et accroissant ceux de l'Assemblée. Un calendrier allant d'octobre 1987 jusqu'à avril 1988 fut établi pour mettre en oeuvre ces réformes.

Une opposition aussi craintive que le regime

Pour l'opposition, une libéralisation de la société sud-coréenne est simplement la condition nécessaire pour poursuivre le développement économique. Elle se veut la représentante de la classe dirigeante sud-coréenne. Elle compte sur l'impérialisme nord-américain pour soutenir ses revendications et l'aider à les imposer au régime actuel.

Elle considère que sa base sociale est d'abord la classe moyenne. Et elle craint qu'une mobilisation populaire lui aliène cette bourgeoisie et la repousse dans les bras du régime. Kim Dae Jung l'a dit clairement dès avril : « Nous avons besoin du soutien de la classe moyenne. Elle veut la démocratie, mais elle n'aime pas le désordre » . Mais l'opposition craint aussi qu'une mobilisation populaire quelconque échappe à son contrôle et aille au-delà des buts qu'elle se fixait. Elle fut tout de même obligée au printemps d'apporter un certain soutien aux étudiants et d'essayer de se mettre elle-même à la tête du mouvement. Mais dès que Chun accepta de rencontrer les deux Kim à la fin de juin, Kim Young Sam demanda aux étudiants de mettre fin à leur mobilisation. Et pourtant ce furent les manifestations massives des étudiants qui se poursuivirent dans la rue qui amenèrent finalement le régime à faire les concessions du 1eir juillet.

Si les politiciens de l'opposition gardèrent une attitude quelque peu ambiguë envers la mobilisation étudiante, elle ne le fut plus du tout envers la vague des grèves ouvrières.

Les buts explicites des grèves étaient les salaires, l'indépendance des syndicats ; et la fin de la répression dans les usines. Mais dans la situation politique de la Corée, un tel mouvement de grève touchait immédiatement le champ politique. C'était un coup à la dictature, renforçant celui porté par les étudiants. Chun Doo Hwan le comprit, et se dépêcha d'accorder les concessions qu'il avait refusées jusque-là.

Le fait que la classe ouvrière n'avança aucun but spécifique au niveau politique général signifiait qu'elle s'alignait derrière l'opposition démocratique en qui elle voit probablement ses représentants et dirigeants politiques naturels.

En fait, c'était cette opposition qui sembla le plus effrayée par le soutien inattendu qu'elle recevait de la classe ouvrière.

Face à la vague de grèves, les politiciens de l'opposition firent du bout des lèvres quelques déclarations symboliques de soutien au combat des travailleurs. Mais leur préoccupation fut clairement d'arrêter le mouvement et de le canaliser, et d'arrêter la mobilisation réelle.

La seule chose que l'opposition proposa fut un appel pour mettre sur pied ce qu'elle appela « un comité d'arbitrage neutre » qui aurait été formé de représentants du gouvernement et de notables du monde politique et des affaires, pour trouver une solution aux grèves. En d'autres mots elle conseillait aux travailleurs de faire dépendre leur sort, non de leurs propres forces, et de leurs propres luttes, mais de gens... qui sont en fait leurs ennemis. Alors qu'un combat avait lieu pour imposer des libertés réelles, c'est-à-dire le combat pour de meilleurs salaires, l'amélioration des conditions de travail, le respect des droits des travailleurs et l'indépendance des syndicats, c'est-à-dire un combat pour la démocratie vivante... les politiciens soi-disant démocrates essayèrent au contraire de le dévoyer.

Les deux Kim avertirent les travailleurs de ne pas aller trop loin et de ne pas mettre les espoirs électoraux en danger... alors qu'en fait c'était la classe ouvrière qui avait assuré qu'il y aurait vraiment des élections. Kim Young Sam, le 10 août, appelait les travailleurs à ne pas donner au gouvernement « une excuse pour repousser la libéralisation et les réformes politiques qui étaient décidées en juillet » . Le 12 août, alors que les travailleurs étaient engagés dans des batailles rangées avec la police anti-émeutes, il les critiqua implicitement, disant : « l'action violente des travailleurs peut donner une excuse à ceux qui ne veulent pas de développement de la démocratie » . La classe ouvrière était en train d'imposer à la dictature de transformer ses vagues promesses de démocratisation en un calendrier plus précis et de permettre d'atteindre les buts que l'opposition proclamait les siens. Mais au lieu de s'appuyer sur le mouvement de la classe ouvrière et de l'appuyer, l'opposition était seulement préoccupée de l'arrêter.

Après les élections, les deux Kim se sont livrés au spectacle piteux de faire des excuses publiques à l'opposition pour avoir pris la responsabilité de diviser électoralement ses rangs. Mais c'est surtout à la fraude électorale qu'ils ont attribué leur propre défaite et la victoire de Roh.

Cette fraude est certainement une réalité. Il est impensable qu'un appareil dictatorial habitué à être tout-puissant, organise des élections sans tenter de les arranger comme il a l'habitude de le faire. Mais s'il y a une chose qui était prévisible et prévue, c'était bien celle-là. Quand la dictature, sous la pression des masses mobilisées, étudiants dans la rue puis ouvriers en grève, fut forcée de faire des concessions et d'accepter l'organisation d'élections, c'était sans doute là l'occasion de lui arracher davantage, par exemple que l'organisation de ces élections et leur contrôle ne soient pas confiés... à la dictature justement, mais aux masses mobilisées, à ceux qui avaient imposé ces élections. Mais alors, la préoccupation des soi-disant démocrates n'étaient que de faire rentrer ces masses dans le rang. Et, plus tard, au moment de la campagne électorale, ils n'ont pas davantage appelé ces masses, qui se rassemblaient dans d'énormes meetings pour les écouter, à prendre elles-mêmes en main le contrôle et la surveillance des élections. Quand ils avertissaient qu'une victoire frauduleuse de Roh pourrait bien remettre le feu aux poudres et déclencher la colère populaire, ce n'était pas celle-ci qu'ils appelaient par avance à se manifester. C'était au mieux une sorte de chantage, vis-à-vis du régime et vis-à-vis des États-Unis, dans l'espoir que celui-ci et ceux-là arrangent les élections dans un autre sens et permettent l'élection, de l'un d'eux, plutôt que celle de Roh.

Une classe ouvriere jeune et nombreuse

La classe ouvrière n'a sans doute guère perdu à ce qu'aucun des deux Kim ne soit élu président. Sans doute, avec Roh, c'est un régime policier et militaire qui reste en place et est tout prêt à s'appesantir de nouveau sur le pays.

Mais avec aucun des deux Kim, et pas davantage Kim Dae Jung qui passe pour plus radical mais a la même politique que son concurrent sur l'essentiel, la dictature n'aurait disparu réellement. Aucun des deux ne propose de se débarrasser ni en tout ni en partie de l'armée, de la police ou des services de l'État qui sévissent depuis cinq décennies. Encore dans l'opposition, ils n'ont eu qu'un souci devant la classe ouvrière qui tentait de desserrer un peu les chaînes qui pèsent sur elle : la calmer, limiter ses revendications, la ramener au travail et la réenchaîner, en fait démontrer aux bourgeois coréens, américains ou japonais que ce n'est pas eux qui prêteront main forte au moindre relâchement de la véritable dictature qui règne dans les usines coréennes.

D'ailleurs, aucun d'eux n'a jugé bon de faire de la dénonciation de la répression, réinstaurée par le patronat après les grèves de cet été, un axe de sa campagne électorale. Kwon Young Mok, qui avait formé, dès le 5 juillet, le premier syndicat libre de Corée aux usines Hyundai, peut bien moisir en prison depuis le 21 octobre, avec une quarantaine d'autres militants syndicalistes, sous l'inculpation d'infraction à la loi du travail. Les Kim, eux, étaient occupés à rassurer les patrons au cas où ils auraient été élus.

La classe ouvrière est une classe nombreuse et importante aujourd'hui en Corée du Sud. Elle y a un poids comparable à celui de la classe ouvrière dans les pays occidentaux. Elle a connu une croissance énorme, passant de 300 000 dans les mines et les usines en 1940 à plus de 16 millions, 40 % de la population, aujourd'hui. Plus de 65 % de la population sud-coréenne vit dans les villes de plus de 50 000 habitants et Séoul contient presque un quart de toute la population. La classe ouvrière est concentrée dans les villes, des cités industrielles énormes, et dans des complexes industriels de dizaines de milliers de travailleurs comme Bon Wol avec six cents usines, ou Ulsan où un habitant sur six travaille pour Hyundai. C'est une classe ouvrière jeune et nouvelle qui n'a pas connu de grandes défaites, et ainsi ne souffre pas de la sorte de démoralisation que l'on connaît dans la classe ouvrière des grands pays industriels, qui a vu tant de trahisons et de défaites.

Jusqu'ici elle était considérée comme passive, pratiquement inexistante en tant que classe. Mais cet été elle a montré sa puissance.

Elle est peut-être un peu découragée de voir les résultats de sa première grande intervention dans la lutte de classe au plan national, dans les usines les patrons reprendre l'offensive et grignoter les acquis des grèves de cet été et se réinstaurer une répression qui était la première cause de ces grèves. Elle est surtout sans doute désemparée de voir les élections démocratiques pour lesquelles elle s'est battue ramener la victoire à ceux à qui il a fallu justement arracher ces élections, aux partisans de la dictature contre laquelle elle s'est insurgée. C'est là la conséquence de n'avoir pas eu de politique indépendante, de s'être alignée derrière des hommes politiques ou des partis bourgeois qui sont, malgré les apparences, plus ses ennemis qu'ils ne sont les adversaires de la dictature.

Mais une nouvelle période de luttes politiques et sociales ne fait sans doute que commencer en Corée. L'élection de Roh, loin d'y mettre un terme, en soulignant les contradictions de la situation coréenne, n'en est est peut-être que le premier épisode.

La jeune classe ouvrière coréenne dans ces conditions peut apprendre vite à distinguer ses ennemis, y compris quand ils se présentent comme ses faux amis, à comprendre les différentes politiques qui sont celles des classes adverses, à comprendre surtout la nécesité d'avoir sa propre politique et sa propre organisation indépendantes de toutes les autres classes sociales.

Et puisque la Corée est un de ces quelques pays d'Asie ou d'Amérique latine qui sont devenus depuis vingt ans de nouveaux bastions industriels où le prolétariat industriel a maintenu ses forces les plus jeunes et les plus concentrées, ce n'est pas seulement pour la classe ouvrière de Corée mais pour celle du monde entier que ce serait sans doute de la plus grande importance.

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