Chine - Des manifestations de masses pacifiques au bain de sang01/06/19891989Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/1989/06/25.jpg.484x700_q85_box-27%2C0%2C2451%2C3504_crop_detail.jpg

Chine - Des manifestations de masses pacifiques au bain de sang

Le « printemps de Pékin » de 1989, malgré l'ampleur incontestable de la mobilisation populaire qu'il a suscitée, s'est finalement terminé par un bain de sang, un véritable coup de force en fait, au moment où personne ne l'attendait plus, alors même qu'il se préparait quasiment ouvertement depuis au moins quinze jours.

Car il s'est déroulé quinze jours entre ce 19 mai où fut décrétée la loi martiale (que les Pékinois crurent bien à tort inapplicable pour la seule raison qu'ils avaient réussi à paralyser des soldats qu'on leur avait envoyés sans armes et semble-t-il sans ordres), et l'assaut de Pékin par les blindés de cette 27ème armée qui, elle, n'a pas hésité devant le massacre. Quinze jours qui virent d'une part le déclin progressif de la mobilisation étudiante et populaire dans la rue, et d'autre part l'acheminement depuis toute la Chine d'au moins une dizaine de corps d'armée, différents, 350 000 hommes au total, avec blindés, chars, canons, auto-mitrailleuses... et même missiles sol-air... tout autour de Pékin, et aussi autour de quelques autres villes qui connurent des massacres semblables (comme à Chengdu, la capitale régionale du Sichuan au centre de la Chine).

Jusqu'à cet assaut final, il n'y eut jamais de situation insurrectionnelle à Pékin. Les « fraternisations » avec les soldats décrites par les journalistes occidentaux, et montrées à la télévision, se sont limitées à ce que les soldats entassés dans les camions acceptent harangues, nourriture et cigarettes de la part des manifestants. Dans un premier temps, la troupe mise en contact avec la population de Pékin, (dont l'état-major et les officiers, d'après certaines rumeurs, se seraient prononcés contre l'application brutale de la loi martiale) n'a semble-t-il pas trouvé suffisamment de raisons ni de garanties à sa propre sécurité, pour, débordant ses officiers, sortir des camions et passer du côté des manifestants, d'autant qu'elle n'avait alors ni armes ni bagages pouvant changer de mains...

Et quand d'autres troupes, armées et bien armées cette fois, sont entrées dans Pékin, non seulement avec des ordres précis mais toute une stratégie préméditée (y compris ce qui est apparu ensuite comme de véritables provocations), la population pékinoise, y compris les ouvriers des faubourgs qui s'étaient portés pacifiquement jusque-là au secours des étudiants, en a été réduite à une résistance désarmée aussi héroïque que sans espoir.

Après le massacre, ça a été la vague de répression du mois de juin, avec son cortège habituel en Chine de listes noires, de rafles dans les quartiers populaires, d'appels publics à la délation, de jugements et de condamnations à mort pour l'exemple d'ouvriers baptisés « voyous », « délinquants » ou « agents de Taïwan » pour la circonstance, sans parler de tout ce que les vainqueurs de Pékin laissent probablement dans l'ombre : les exécutions sommaires, les tortures, les disparitions de dirigeants étudiants ou ouvriers.

Il est bien difficile aujourd'hui d'apprécier l'ampleur de la répression qui a suivi les massacres, comme de préjuger de sa durée. Tout ce qu'on peut dire, malheureusement, c'est qu'elle n'est pas sans précédents, aussi bien dans la Chine de Mao que dans celle de la « démaoisation », cette Chine de « l'ouverture à l'Occident » dont Deng Xiaoping s'est fait le champion depuis treize ans.

Il y a bien une différence. C'est que cette fois, des milliers de journalistes occidentaux ont été témoins des événements, du moins de ceux qui se sont déroulés au centre de Pékin. Bon nombre d'entre eux en effet, venus pour « couvrir » la visite officielle de Gorbatchev en Chine à la mi-mai, se sont retrouvés fortuitement aux premières loges, pour couvrir les manifestations avec tout ce qui a suivi... Et puis, depuis quelques années, il y a aussi ces dizaines de milliers d'étudiants chinois partis étudier aux États-Unis et en Europe (en même temps que le gouvernement chinois multipliait les contrats avec les firmes occidentales), qui, du moins avant l'épilogue sanglant du mois de juin, avaient un contact téléphonique quotidien avec leurs proches et leurs amis résidant à Pékin, Shangai, ou d'autres villes.

Cela n'empêche pas, évidemment, que bien des éléments d'appréciation manquent sur la portée des derniers événements. La Chine est un immense pays, aussi divers que géographiquement et socialement disparate, malgré sa centralisation administrative. Un pays pauvre dont la population urbaine, encore aujourd'hui, malgré l'afflux de cinquante ou cent millions de paysans dans les villes ces dernières années, ne représente que 35 % de la population totale, l'un des taux les plus faibles du monde. C'est dire que la mobilisation populaire des dernières semaines, n'a probablement touché directement que quelques millions de personnes sur un milliard d'habitants.

Les témoignages des journalistes eux-mêmes, pour avoir rapporté heure par heure le déroulement des événements, ce qui n'est pas rien, n'en sont pas moins très ponctuels, limités à quelques points d'observation essentiellement au centre de Pékin.

Cela dit, et c'est peut-être ce qu'il y a eu de plus nouveau en Chine dite populaire, le monde entier, y compris au moins une partie de la population chinoise elle-même, a pu suivre pratiquement en direct sur les écrans de télévision, pendant quelques semaines, les temps forts de la contestation comme de sa répression à Pékin. Leur forfait accompli, les maîtres de Pékin se sont bien sûr empressés de faire réécrire l'histoire immédiate, au travers de nouveaux montages télévisés falsifiés et de procès publics fabriqués. Mais il n'est pas sûr que cela réussisse à abuser la population chinoise, même si elle est à nouveau contrainte au silence.

Car cette fois-ci, le régime chinois n'a pu cacher ni son impopularité, ni ses crimes, à sa propre population, comme il avait pu le faire aussi bien sous Mao, qu'à l'occasion des différentes vagues de répression et de terreur qui se sont succédées sous l'ère de Deng Xiaoping.

L'histoire de la contestation étudiante et des échos qu'elle a rencontrés dans la population des grandes villes en Chine, comme l'histoire de ses répressions successives, ne commencent pas avec l'année 1989.

Sans même remonter à l'épisode de la révolution culturelle lancée par Mao en 1966 et qu'on ne saurait sans abus de langage qualifier de « contestataire », puisqu'il s'agissait d'une manipulation totalitaire de la jeunesse étudiante et scolaire solidement encadrée par l'armée contre le reste de la population des villes, il y eut une flambée contestataire à Pékin en 1976, quelques mois avant la mort de Mao. En avril 1976, cent mille manifestants occupèrent la place Tien An Men (déjà). La police tira sur la foule. Il y eut des dizaines de morts, sinon des centaines. Puis vinrent les rafles, les campagnes de dénonciation...

Après une lutte intestine à la direction du Parti, c'est Deng Xiaoping qui succéda à Mao. Tout en se posant en homme d'une « démaoisation » prudente, il reprit cependant les procédés de Mao : il fit alterner de brèves périodes de « dégels », et de longues périodes de vagues répressives et de durcissements politiques.

Deux ans après la répression de 1976, vint ce qu'on appela pour la première fois « le printemps de Pékin », en 1978, rappelant la période des « Cent fleurs » en 1956 sous Mao. Des dizaines de milliers de gens vinrent à Pékin exprimer leurs doléances. Des dizaines de milliers de jeunes manifestèrent à Shangai. Puis, en mars, Deng critiqua « les excès auxquels a donné lieu la libéralisation des derniers mois » ; les arrestations suivirent, aussi massives que silencieuses, avec les listes noires, les rafles, les déportations... Le cours libéral en matière économique auquel l'Occident rend hommage, commençait par un appesantissement de la dictature.

Parallèlement à cette libéralisation économique tous azimuts, commença en 1983 une violente campagne pour écraser la criminalité « qui se développe dans la Chine des quatre modernisations » . En une seule nuit d'été, la police interpella à Pékin plus de trois mille suspects. Les « criminels », condamnés à mort, étaient montrés dans les lieux publics, puis exécutés ensuite d'une balle dans la nuque. Cette terreur-là dura trois ans. Puis à nouveau, fin 1986, nouvelles manifestations étudiantes, à Shangai, où des dizaines de milliers de jeunes ouvriers rejoignirent cette fois autant d'étudiants. Les manifestations furent interdites en janvier 1987. Le gouvernement fit délibérément payer les ouvriers pour les étudiants : une dizaine furent arrêtés et emprisonnés à Shangai...

Mais il ne fallut pas attendre de longues années pour que la flambée contestataire reprenne.

 

Les manifestations etudiantes d'avril 1989

 

Le contexte politique s'est un peu modifié en Chine, en 1989. Malgré la répression des manifestations étudiantes de 1986-1987, la chape de terreur qui s'était encore aggravée à partir de 1983, s'est un peu allégée. Quant au régime de Deng Xiaoping, il commence à être sérieusement discrédité. Au sommet, l'appareil dirigeant est à nouveau divisé, dans ce qui apparaît comme une nouvelle lutte de succession, celle de Deng Xiaoping cette fois. Bien des factions rivalisent sans doute pour la succession. Pour simplifier, il y a les « réformateurs », autour de Zhao Ziyang, secrétaire général du Parti, et les « durs », avec des gens comme Li Peng, Premier ministre. Quant à Deng Xiaoping lui-même, on attend de savoir de quel côté il arbitrera... Tout cela rappelle la situation de 1976, avant la mort de Mao, où la fraction qui se disait plus libérale de l'appareil, en semi-disgrâce ou pour éviter de l'être, avait tenté de s'appuyer sur un mouvement étudiant contestataire qui prit une extension que ces mêmes « libéraux » n'avaient pas prévue. Deng Xiaoping jouait alors le rôle que tint cette année Zhao Ziyang.

En avril 1989, la contestation part de l'université la plus élitiste de la Chine, celle de Beida, à Pékin. Bon nombre de contestataires et futurs dirigeants sont des fils ou des filles de hauts cadres du Parti, très informés sur les luttes au sein de l'appareil.

Les premières manifestations repartent à l'occasion de la mort de Hu Yaobang, ancien secrétaire général du Parti, qui en son temps passa pour le successeur désigné de Deng Xiaoping, et fut limogé à la suite des manifestations étudiantes de 1986 qu'il n'avait pas su réprimer avec assez de fermeté, lui reprocha-t-on alors. C'est Zhao Ziyang qui lui avait succédé alors à la tête du Parti.

Le 19 avril, quinze cents étudiants et des centaines de curieux assiègent l'immeuble du Parti pour demander des comptes au Premier ministre (Li Peng) sur la mise à l'écart de feu Hu Yaobang. Le 21 avril, dans les campus, naît un syndicat indépendant des étudiants de Pékin. Le samedi 22 avril, les dirigeants du nouveau syndicat décrètent la grève générale de toutes les universités (ce qui ne sera pas suivi d'un effet immédiat...).

A ce moment, au nom du gouvernement, Zhao Ziyang, qui a décidé de miser sur la mobilisation étudiante pour renforcer sa position, organise des obsèques nationales à Hu Yaobang, de la même façon que Deng Xiaoping, il y a treize ans, avait organisé celles de Chou En-Lai.

Il y a les manoeuvres des appareils. Et il y a les sentiments réels de la base contestataire. Quels que soient les liens politiques ou personnels que peuvent avoir ou non les dirigeants étudiants avec la fraction réformatrice de l'appareil dirigeant, la contestation étudiante reflète l'impopularité et le discrédit de l'ensemble du régime, toutes factions confondues, comme en témoigne cet épigramme qui circule dans les campus : « Le fils de Mao est mort au combat, le fils de Lin Piao a tenté un coup d'État. Le fils de Deng Xiaoping empoche les collectes de charité, le fils de Zhao Ziyang trafique des télés » ... Tous les dirigeants, réformateurs compris, ont une réputation entachée de concussion ou de népotisme.

Cela dit, les contestataires ont aussi le sentiment d'être sinon ouvertement soutenus, du moins de bénéficier de la bienveillance d'une partie de l'appareil dirigeant. Quand des journalistes demandent aux dirigeants étudiants ce qu'ils veulent, on leur répond : « voir Deng Xiaoping prendre sa retraite, prendre Zhao Ziyang comme successeur (il n'a pas d'autre choix). On espère que la venue de Gorbatchev au mois de mai, va peser dans ce sens-là... »

 

Fin avril, debut mai 1989, la montee du mouvement : « nous sommes tous une poignee d'agitateurs ! »

 

Zhao Ziyang, sans encourager ouvertement la contestation étudiante, ne voulait pas non plus se la mettre à dos, et fit sans doute le nécessaire pour en tirer parti dans la compétition qui l'opposait au reste de l'appareil.

Dans un premier temps, tout se passa sans doute selon ses voeux, et de la « meilleure façon » du monde : les étudiants cessèrent de demander des comptes sur le limogeage du prédécesseur de Zhao Ziyang à la tête du Parti, Hu Yaobang. A la place, on vit apparaître sur les murs des campus un dazibao pas fait pour déplaire aux candidats à la succession : « Deng Xiaoping, ton heure a sonné » . Evidemment, c'était vendre la peau du vieux dictateur avant de l'avoir abattu, mais il y avait quelques raisons à cet optimisme prématuré. De jour en jour, les étudiants purent vérifier dans la rue que l'opinion de l'ensemble de la population passait de plus en plus activement de leur côté.

Le premier test eut lieu le mardi 25 avril : une rumeur, confirmée par la suite, disait qu'une réunion du Bureau politique du Parti Communiste Chinois venait de décider la répression du mouvement. Les dirigeants du mouvement étudiant, sans doute en contact avec des cadres réformateurs du Parti, étaient généralement bien informés. En tout cas, aussitôt su, aussitôt divulgué : les passants s'arrachèrent les tracts étudiants avec ce genre de commentaire, recueilli par les journalistes : « nos gouvernants sont vraiment trop pourris ! » .

Deux jours après, le 27 avril, les étudiants organisèrent une manifestation de protestation contre cette décision du Bureau politique. Il y eut quelque dix mille personnes. Ce n'est pas le chiffre des manifestants qui impressionna le plus. Mais l'accueil qu'ils reçurent : la rumeur, la menace répressive, loin d'avoir intimidé quiconque (comme ç'avait été le cas en 1987 après la décision gouvernementale d'interdire les manifestations), fit cette fois descendre dans la rue des milliers de gens venus soutenir les étudiants. Se sentant soutenus, les étudiants chinois réinventèrent l'insolence de leurs prédécesseurs français de 1968, et se mirent à scander, hilares, « nous sommes tous une poignée d'agitateurs ! » ...

Dans ce contexte, la décision répressive du Bureau politique allait accélérer les chose en suscitant l'indignation générale : une véritable fronde se déclencha à la base du Parti, comme dans bien des corps de l'appareil d'État. Et pas seulement à la base d'ailleurs : le responsable de la sécurité de Pékin, c'est-à-dire le chef de la police, aurait même menacé de démissionner s'il recevait l'ordre de disperser les manifestants !

Puisque l'exemple venait d'en haut, ne fût-ce que ponctuellement, la fronde gagna rapidement tous les échelons du Parti et sans doute ceux de ses organisations parallèles. La presse et les médias suivirent le même chemin. Le 1er mai, plus de quatre cents journalistes appartenant aux publications officielles (y compris Le Quotidien du peuple, l'organe du gouvernement chinois), et à la radio nationale, envoyèrent des messages de soutien aux étudiants.

Tout semblait presque gagné avant que quoi que ce soit eût vraiment commencé. Si la presse habituellement aux ordres, la police municipale, l'appareil du Parti... se mettaient de la partie, on ne voyait plus très bien qui pouvait appliquer les décisions répressives.

Les événements eux-mêmes, précipités par le ralliement d'une partie de l'appareil d'État, semblaient avoir devancé les plans de mobilisation des étudiants.

Bien des jours auparavant, quand ils cherchaient encore des objectifs de mobilisation, les dirigeants étudiants avaient appelé la population à manifester avec eux le 4 mai, date anniversaire du mouvement du 4 mai 1919, célébrée en Chine comme le début du mouvement démocratique révolutionnaire.

A vrai dire, du côté étudiant, après trois semaines de mobilisation, une certaine lassitude commençait à se faire sentir. Et en ce 4 mai 1989, les manifestants étudiants n'étaient peut-être pas aussi nombreux que les organisateurs l'avaient espéré. Mais la foule, elle, était au rendez-vous, et ce fut là le deuxième test qui fit mesurer aux étudiants la popularité de leur mouvement : mieux qu'au 1er mai, ce furent cette fois des dizaines de milliers de gens qui acclamèrent les cortèges étudiants, leur offrant de l'argent et des rafraîchissements. Des dizaines de milliers de jeunes ouvriers et employés suivirent ou précédèrent le cortège. Et la liesse et l'enthousiasme furent ce jour-là encore plus du côté des spectateurs que des marcheurs...

Des délégations vinrent aussi d'une dizaine de villes de province. Le groupe le plus applaudi fut celui des trois cents journalistes appartenant à tous les grands journaux officiels, donnant le sentiment d'avoir gagné contre la dictature et sa censure sans coup férir...

Content, pas content, Zhao Ziyang ? Prudent. Il acquiesça, sans franchement applaudir. On peut penser qu'il avait besoin d'une certaine mobilisation pour faire pression sur ses rivaux, sans qu'elle passe une certaine limite, pour ne pas effrayer et liguer du coup tout le monde contre lui. La marge n'était peut-être pas très grande. C'est sans doute pourquoi l'ambiguïté de parole restait son élément. Il tint toutefois à rassurer ses rivaux et néanmoins collègues de l'appareil, et peut-être lui-même : « ces manifestations vont se calmer... » , déclara-t-il.

La mobilisation étudiante et le courant d'opinion qu'elle avait suscité, en particulier chez les différentes élites du régime, semblaient avoir rempli leur rôle. Tout paraissait pouvoir finir par un compromis entre les différentes factions au pouvoir... « Tout pouvait se calmer... » comme aurait dit Zhao Ziyang... Et le fait est que dix jours se passèrent sans nouvelles manifestations de masses.

Les autorités chinoises, Zhao Ziyang compris, avaient assuré les étudiants qu'elles étaient prêtes au dialogue. Cela ne les empêcha pas d'ignorer les véritables dirigeants du mouvement, et elles refusèrent de discuter avec l'association autonome des étudiants créée au début du mouvement.

Une centaine d'étudiants prirent alors la décision de commencer une grève de la faim, « parce que nous avons épuisé tous les autres moyens d'action pour faire pression sur le gouvernement » , expliqua un dirigeant aux journalistes.

La contestation étudiante repassait à la défensive, et adoptait, avec la grève de la faim, une forme d'action par définition minoritaire. Le gouvernement, toutes factions confondues dans un même réflexe, sembla alors attendre que le mouvement s'épuise et se marginalise.

Et puis, Gorbatchev devait arriver en Chine le 14 mai, pour le premier sommet sino-russe depuis trente ans ! Le hasard diplomatique semblait bien faire les choses. Les « réformateurs » chinois pouvaient espérer que le réformateur de l'URSS les féliciterait pour leur habileté et inciterait Deng Xiaoping à choisir leur camp...

Eh bien non. Rien n'allait se calmer. Au contraire, tout allait recommencer à une autre échelle. Bien malgré lui, Gorbatchev allait être le point de départ d'une nouvelle mobilisation populaire sans précédent.

 

14 au 18 mai : la mobilisation populaire atteint son point culminant au moment ou gorbatchev est a pekin

 

A la veille de la visite de Gorbatchev, les étudiants en étaient donc réduits aux grèves de la faim pour faire reconnaître leur mouvement, et semblaient avoir perdu l'initiative de la situation.

Mais l'arrivée de Gorbatchev et celle de milliers de journalistes venus du monde entier avec lui, rebattirent toutes les cartes. Avec la place Tien An Men où devaient se dérouler les cérémonies officielles en présence des télévisions du monde entier, les étudiants pouvaient se saisir d'une tribune mondiale, comme jamais ils n'en auraient rêvée ! Et ils s'en saisirent.

Le jour de l'arrivée de Gorbatchev, les grévistes de la faim (ils devinrent deux mille ce jour-là !), s'installèrent carrément au centre de la place Tien An Men. Les manifestants et les curieux affluèrent toute la journée. A minuit, ils étaient cent mille manifestants, venus « souhaiter la bienvenue au véritable réformateur » (Gorbatchev). Le lendemain, cent cinquante mille manifestants occupèrent la place. Le gouvernement chinois en fut réduit à accueillir Gorbatchev par une cérémonie à la sauvette à l'aéroport. L'initiative retournait aux étudiants !

A partir de là, il est possible, il serait même logique que Zhao Ziyang, qui tînt ces journées-là le devant de la scène auprès de Gorbatchev, ait changé à nouveau son fusil d'épaule, et, voyant le succès de l'initiative étudiante, ait pensé à nouveau qu'il pouvait l'utiliser comme il avait pu le faire en avril, en donnant le feu vert à l'appareil du Parti.

En tout cas, à partir du mardi 16 mai, la mobilisation populaire change d'échelle et dépasse largement les seules possibilités étudiantes. Cinq cent mille personnes, un million, on ne sait pas trop, convergent en différents cortèges de tous les coins de Pékin vers la place Tien An Men. Les chauffeurs de bus prennent en stop les cortèges. Les chauffeurs de taxi prennent gratuitement les manifestants...

Et cette fois-ci, les ouvriers aussi sont là, en nombre, et pas seulement les jeunes, chômeurs ou pas. Fait nouveau selon le correspondant du quotidien français Libération, pour la première fois depuis le début du mouvement, les contingents ouvriers arrivent par « unités de travail » entières (les Danwei), chaque contingent derrière ses banderoles. En tête, deux cents à trois cents représentants de la Fédération officielle des Syndicats, qui exigent « une indépendance réelle de leurs organisations par rapport au Parti Communiste » .

Le lendemain, mercredi 17 mai, c'est encore mieux. Un million de manifestants sont dans les rues de la capitale. Pékin est, de fait, en grève générale. Des débrayages se multiplient, paraît-il, en province.

Dans les cortèges, même chose que la veille, plus systématique encore. Tout le monde défile par corps constitués : des ouvriers de la scierie de la capitale, aux journalistes de la télé... Il y a même les cadres, professeurs et étudiants, de « l'école des cadres du Parti Communiste » , rien moins. Mieux encore : un millier de militaires en uniformes ont participé à la manifestation avec leurs banderoles : il y a ceux de l'état-major, du département de la logistique, du département politique de l'armée... tous les échelons de la société sont représentés, et la base est venue avec son encadrement habituel...

Alors, mobilisation spontanée ou pas ?

Dix jours auparavant, quand l'envoyé spécial de Libération interrogeait les ouvriers venus encourager les étudiants qui manifestaient le 4 mai; il s'entendait répondre : « Si nous avions un chef ou une organisation, nous aussi nous manifesterions. Mais si le Parti tolère les étudiants, il réprime les ouvriers. Il y aurait de la bagarre... »

Le 17 mai, un autre ouvrier, qui défile lui-même cette fois, dit au même journaliste tout autre chose : « Nous n'avons pas peur des sanctions, parce que les cadres de base sont avec nous. Même la direction de l'usine a changé d'attitude depuis hier. Nous ne voulons pas le chaos, mais il faut faire pression sur les dirigeants. Ils craignent les ouvriers plus que les étudiants » . A suivre son raisonnement, c'est sans doute un ouvrier membre du parti qui parle, mais il explique assez bien la situation et son évolution des derniers jours.

Non, à l'évidence, les ouvriers qui rejoignent aujourd'hui les étudiants, ne se sont pas choisi de nouveaux chefs ni une organisation indépendante. C'est le même Parti - ou en tout cas une fraction de celui-ci - qui réprimait les ouvriers, leur interdisait de manifester, qui aujourd'hui les y autorise, et peut-être les y encourage, quand ce ne sont pas les directeurs d'usines eux-mêmes...

Pour le moins, le feu vert a été donné d'en haut, et les vannes ont été ouvertes.

D'un autre côté, les manifestations, même encadrées par les unités de travail, c'est-à-dire l'appareil du parti, n'auraient pas connu un tel succès, une telle ampleur, si les ouvriers n'avaient pas été consentants, voire enthousiastes.

Les hommes d'appareil savent bien qu'il vaut mieux parfois prendre les devants pour mieux contrôler un mouvement que d'être débordés faute de l'avoir déclenché. Et cela vaut sans doute aussi pour la Chine...

L'ampleur de la mobilisation tenait sans doute à son caractère « autorisé ». Restait à connaître le degré de détermination de tous ceux qui étaient venus soutenir les étudiants dans ces conditions. Restait à savoir ce qu'ils feraient quand l'encadrement du Parti ne jouerait plus le jeu de la contestation, mais recevrait d'autres ordres... On n'allait pas attendre très longtemps pour le savoir...

En tout état de cause, la mobilisation populaire fut telle ces journées-là, que la panique et la détermination de sévir s'empara de la faction dirigeante opposée à Zhao Ziyang, en même temps que l'inquiétude et l'indécision gagnaient celle de Zhao Ziyang. On peut manipuler pendant des mois, voire des années, des étudiants et la jeunesse scolaire, comme Mao l'avait montré pendant « la révolution culturelle », et encore, en les encadrant étroitement par l'armée... On maîtrise bien moins facilement les masses ouvrières qui prennent trop sérieusement et trop rapidement à coeur le feu vert qu'on vient de leur donner.

Et qui sait, ce ne serait pas la première fois qu'une révolution aurait été déclenchée sur une initiative venue d'en haut, et qu'une fois les masses engouffrées dans les brèches démocratiques, on ne puisse plus les faire rentrer dans le rang. Louis XVI en son temps a payé assez cher l'initiative qu'il avait eue de convoquer les États généraux, lui qui en visant une réforme, récolta une révolution ! C'est d'ailleurs le dilemme de toutes les dictatures vieillissantes.

Oh, jusque-là, les ouvriers chinois ne s'étaient pas encore franchement engouffrés dans la brèche. Ils s'étaient contentés, après tout, de défiler assez sagement derrière les étudiants.

Mais à partir du jeudi 18 mai, la mobilisation ouvrière et étudiante gagna encore en ampleur, si c'était possible, et surtout commença à s'étendre sérieusement aux autres villes de province. Le maire de Pékin, rapportent les journalistes, s'inquiétait quant à lui de ce qu'il y ait des milliers d'ouvriers en grève. A Shangai, des centaines de milliers de personnes avaient défilé sur les quais. Toutes les grandes villes chinoises étaient en passe d'être touchées par la vague.

Ce jeudi 18 mai, des rumeurs sur la démission de Deng Xiaoping circulèrent... « Pékin commence à ressembler à Manille à la fin du régime de Marcos » , disaient les journalistes occidentaux. Une Manille où Zhao Ziyang jouerait le rôle qui fut dévolu à Cory Aquino... Mais Zhao Ziyang n'a pas l'assurance que les journalistes lui prêtent... plus exactement il perd l'assurance de l'appui de l'état-major, quand Aquino, dans un contexte analogue, gagnait celle de l'armée sous l'inspiration des États-Unis qui préférèrent lâcher Marcos !

En Chine, c'est Zhao qui fut lâché par l'armée, pas Deng ni Li Peng. Et ce n'est sans doute pas sans raisons que Zhao Ziyang, le lendemain, vendredi 19 mai, allait rendre visite aux grévistes de la faim de la place Tien An Men et les suppliait, en larmes, d'arrêter un mouvement dont il ne savait plus où il pouvait s'arrêter...

Zhao Ziyang avait très bien su accompagner un mouvement, l'encourager par moment même, pour le lâcher au plus fort de sa force, de peur d'un débordement incontrôlable des masses populaires. Bien sûr, ce lâchage lui a fait perdre la partie qu'il avait engagée au sein de l'appareil dans la lutte pour le pouvoir. Mais c'était pour lui un moindre mal.

En Chine, où il n'y a pas d'élections, c'est même de cette façon que se pratique le jeu de l'alternance... D'autant qu'à chaque fois, le prix à payer par les vaincus n'est pas également partagé. Les purges ne frappent pas de la même façon les dignitaires qui ont perdu une manche et qui réapparaissent comme le Phénix à la suivante, et les centaines de milliers de ceux qui, après le bain de sang, sont promis aux camps de concentration ou aux exécutions sommaires.

 

Vendredi 19 mai : la drole de loi martiale

 

Pour l'heure, en Chine, en ce vendredi 19 mai, au lendemain même du point culminant de la mobilisation populaire, l'initiative politique et militaire revient aux rivaux de Zhao.

Après avoir annoncé qu'il allait mettre fin au désordre, Li Peng, à minuit, annonce la loi martiale et l'intervention de l'armée pour protéger les bâtiments officiels.

La guerre est déclarée à la population et ses étudiants. Mais elle commence par une drôle de guerre. Rien n'est encore prêt pour lancer l'épreuve de force décisive contre la population : l'état-major de l'armée est divisé, certains corps d'armée sont encore du côté de Zhao Ziyang, en particulier certains de ceux qui entourent Pékin, et il faut reprendre en mai le Parti. Tout cela prendra un certain temps. Et tout cela va se faire en plusieurs phases.

La première phase, les premiers vendredi, samedi et dimanche de la loi martiale, semble tourner miraculeusement à l'avantage de la population : samedi 20 mai, quand les militaires ont voulu chasser les manifestants hors de la place, ce sont les soldats qui ont été refoulés. Dimanche 21 mai, les camions militaires sont paralysés. En fait, la troupe a été envoyée sans armes. Parce que l'état-major espérait que sa seule présence serait dissuasive, ou par mesure de prudence... afin d'empêcher de véritables fraternisations, avec armes et bagages passant du côté des manifestants ? Ou pour donner aux manifestants un sentiment illusoire de sécurité ?

Quoi qu'il en soit, pour le moment le résultat est le même. Cette première victoire de la population a été facile, mais trompeuse.

Le lundi 22 mai, des barricades sont dressées à tous les carrefours, et des dizaines de milliers de personnes convergent à nouveau vers la place.

 

La premiere semaine de loi martiale : reprise en main dans les coulisses et hors de pekin

 

Si pour le moment, on laisse la rue aux étudiants et aux dizaines de milliers de gens venus les soutenir, ceux qui ont décidé la loi martiale ne restent pas inactifs. Pour l'heure, ce n'est pas à Pékin, mais dans le reste de la Chine que les choses se jouent.

Deng Xiaoping qu'on ne voyait plus, disparu, mort peut-être, disait la rumeur, est bien vivant. Dès le 18 mai, la veille de la loi martiale, il s'avère selon les informations dont ont dispose aujourd'hui, qu'il avait réuni la commission militaire centrale et donné l'ordre d'acheminer à Pékin des troupes venues de provinces plus sûres que celles de la capitale. Le 20 mai, il s'envole pour Wuhan, au centre de la Chine, pour convaincre les dirigeants des huit régions militaires de suivre Li Peng.

Parallèlement, le Parti est repris en main. L'administration aussi. Comme la presse et les médias. Des appels sont lancés assurant que les étudiants de province qui ont afflué à Pékin, peuvent regagner leurs villes en bénéficiant de la gratuité des trains.

Dans les universités, des listes noires sont dressées. Dans toutes les unités de travail, au fil de la semaine, les cadres doivent se mettre à rédiger des comptes rendus détaillés de leurs activités pendant le mouvement. Des « équipes de travail » ont été dépêchées dans certaines unités pour dresser les listes noires de responsables suspects de sympathies réformatrices.

La presse, la radio, la télé, commencent à fustiger « une poignée de malfaiteurs » et de « criminels » qui ont dévoyé le mouvement étudiant. On fait comprendre aux ouvriers qui ont rejoint en masse le mouvement qu'ils feront les frais de l'intervention militaire.

Toute cette reprise en main ne va pas se faire en un jour. Elle demandera quinze jours, le temps que la mobilisation dans la rue commence à s'épuiser, et que la peur reparaisse un peu partout, à commencer dans les usines.

 

Deuxieme semaine de loi martiale : la mobilisation dans les rues s'epuise, les manifestants diminuent, meme si la minorite qui reste mobilisee se radicalise

 

Dès l'annonce de la loi martiale, une partie de la direction étudiante avait hésité. Leur dirigeant, Wuer Kaixi avait proposé le repli dans les campus, pour ne pas voir de sang répandu. La majorité étudiante ne fut pas de son avis et il fut destitué. Mais dans le courant de la semaine suivante, le mouvement étudiant lui-même commença à s'effriter. Des dizaines de milliers d'étudiants de province commencèrent effectivement à repartir à bord des trains où ils voyageaient gratuitement sur ordre du gouvernement.

En fait, le week-end, et encore le lundi 22 et mardi 23 mai, c'étaient souvent les ouvriers descendus des faubourgs pour soutenir les étudiants, qui montrèrent le plus d'audace et de détermination dans les scènes de « fraternisation », relative on l'a vu, avec les soldats. Mais de ce côté-là aussi, la mobilisation devint moins importante dans les jours qui suivirent. Voici comment un manifestant ouvrier explique la situation au journaliste de Libération : « les travailleurs n'ont pu se joindre aux étudiants » (qui avaient appelé à la grève générale et à une manifestation centrale). « Dans mon usine, ils ont supprimé le jour de congé pour nous empêcher de manifester. Les cadres du Parti ont lu une circulaire qui interdit aux ouvriers de manifester leur soutien aux étudiants, sous peine de retenue de salaire, voire de licenciement » .

Dans les usines, en effet, les travailleurs commençaient à payer la facilité avec laquelle ils s'étaient mobilisés, avec l'accord des cadres, dix jours avant. Le temps était venu d'éprouver leur détermination. Et malheureusement, quand les mêmes cadres, de base ou non, reçurent d'autres ordres et se mirent à « interdire » de la même façon qu'ils avaient « autorisé », il n'y eut pas de chefs, ni d'organisations de rechange pour permettre aux ouvriers de passer outre les décisions du sommet. Les menaces de licenciements suffirent à dissuader la majorité d'aller manifester à nouveau. En d'autres circonstances, avec une détermination plus grande, les mêmes décisions, la même loi martiale, les mêmes consignes dans les usines, avec le retournement des mêmes cadres, auraient pu avoir l'effet inverse et provoquer la rage ouvrière. De nouveaux chefs, une nouvelle forme d'organisation auraient pu s'improviser, permettent aux différentes usines de passer outre la loi martiale. Mais ça n'a pas été le cas, malgré la radicalisation d'une petite minorité d'ouvriers, surtout les jeunes, qui continuèrent à manifester avec les étudiants tout en n'ayant plus accès à leurs propres usines.

C'est ainsi qu'à Pékin, il fallut attendre le lundi 29 mai, dix jours après l'annonce de la loi martiale, quand le mouvement avait déjà pratiquement reflué, pour voir la création d'un syndicat libre ouvrier (sur le modèle de l'association autonome des étudiants créée au début du mouvement) « l'union autonome des ouvriers de Pékin » . Ses responsables annoncèrent aux journalistes 5 500 adhérents : « nous avons au moins un représentant dans chacune des quelque deux milles usines de Pékin » ...

Un membre par usine, ce n'était pas vraiment beaucoup. D'autant qu'ils ne pouvaient plus se risquer à l'intérieur des usines. Car depuis le samedi 20 mai, des équipes de commissaires politiques faisaient la tournée des entreprises pour dresser des listes noires...

A partir du vendredi 26 mai, c'est franchement le reflux. Beaucoup d'étudiants quittent la place Tien An Men. Seuls resteront quelques milliers d'irréductibles. La poursuite du mouvement a été votée, mais personne n'en aperçoit l'issue. « Ils attendent que le mouvement s'essouffle, puis la terreur viendra » , prédit un professeur d'anglais de l'université de Beida.

Dans les rues de Pékin, la peur est réapparue. Il y a des policiers en civil. Les gens parlent beaucoup moins facilement aux journalistes. Le vieux réflexe de regarder toujours derrière soi réapparaît. Rares sont ceux désormais qui osent encore apporter de la nourriture aux étudiants. Les gens sympathisent, mais ils ont peur. On sait qu'il y a eu des manifestations ouvrières dans les villes voisines, pour soutenir Pékin, mais on sait aussi qu'il y a eu des vagues d'arrestations, comme à Wuhan, où les fondateurs du syndicat ouvrier autonome ont tous été arrêtés.

Dans les salles de rédaction de Pékin, tout est redevenu comme avant : « Nous travaillons avec le fusil dans le dos » , explique un journaliste dont la rédaction est « protégée » depuis le 20 mai par deux cent cinquante soldats armés !

Le mercredi 31 mai, le gouvernement organise une manifestation du Parti Communiste de soutien à Li Peng, « contre le chaos ». La démonstration n'est guère convaincante : un millier de personnes devant le ministère de la Sécurité, qui sans doute ont dû venir contraintes et forcées. Mais la manifestation peut tout de même avoir lieu, sans autre réaction populaire. C'est un test. Sur Tien An Men, restent quelques milliers d'étudiants.

Le temps de l'assaut final est venu...

 

Vendredi 2 et samedi 3 juin, au bout de quinze jours de loi martiale, l'armee, suivie de ses blindes, donne l'assaut a pekin

 

Trois mille soldats sans armes entrent d'abord à Pékin. La ville entière se lève. Les échauffourées, brèves et violentes, opposent les premières lignes de soldats aux étudiants et aux habitants.

L'état d'esprit n'a plus rien à voir avec les tentatives de fraternisation d'il y a quinze jours. La population de Pékin sait désormais ce qui l'attend. Et si la détermination de ceux qui sont dans la rue est immense, c'est au moment où le piège militaire s'est refermé sur Pékin.

La foule est composée en grande partie de jeunes ouvriers quand les blindés investissent la ville. Le dimanche 4 juin, au moment du massacre sur la place Tien An Men, plusieurs milliers de manifestants se battent à coups de cocktails Molotov. Et il y a aussi tout ce que les journalistes n'ont pas vu, mais qui leur a été rapporté par des témoignages individuels : des combats dans les banlieues ouvrières, où il y a eu aussi des massacres, certains rapportant que la troupe pénétrait dans les maisons particulières et tuait les occupants à la baïonnette.

Aujourd'hui, la terreur est retombée sur la population chinoise. Et on a vu comment cette terreur avait un sens de classe, comment elle visait délibérément, publiquement, les ouvriers dont la simple menace d'une possible mobilisation fit tellement peur au régime.

La vague de contestation étudiante et des manifestations de masse des mois d'avril et mai, a à l'évidence soulevé pendant plusieurs semaines d'immenses espoirs au sein de larges couches de la population urbaine chinoise.

Mais le ton des reportages des envoyés spéciaux de la presse occidentale, reflétait lui-même cette sorte d'euphorie, aussi unanime que trompeuse, que donne le sentiment d'être tous d'accord contre un régime discrédité et haï. L'illusion de la population chinoise et de ses étudiants, a consisté en particulier à croire qu'elle pouvait compter sur une partie des dirigeants chinois eux-mêmes, sur les « bons » responsables du Parti ou de l'armée, au point de croire avoir déjà gagné, avant que la véritable épreuve de force ait été engagée.

L'illusion a été chèrement payée. Car si du côté des « durs » du régime, la détermination et la préméditation étaient évidentes, du côté des « réformateurs », ou de ceux qui passaient pour sympathiser avec le mouvement, on n'a jamais choisi de se battre aux côtés de la population. Et probablement une bonne partie de ce clan a pris le parti opposé à partir du moment où il a jugé que les choses pouvaient aller trop loin. A partir du moment où la loi martiale a été décrétée, les responsables politiques, les chefs militaires se sont ralliés les uns après les autres à la loi martiale. Les plus courageux, au mieux, se sont cantonnés dans la neutralité.

On nous disait, au départ, que Zhao Ziyang avait une partie de l'état-major avec lui. C'est possible. Mais alors il l'a perdue bien vite. La population et les étudiants piégés dans Pékin, encerclés par trois cent cinquante mille hommes, avaient bien tort d'espérer que les « bons chefs militaires », « favorables au peuple », viendraient à leur secours. Si affrontements il y eut entre corps d'armée, il furent marginaux, sinon mythiques.

La guerre, seuls les partisans du massacre et de la répression, étaient prêts à la mener. Et ceux-là montrèrent tous les signes de leur résolution, y compris en installant en plein Pékin des missiles sol-air ! Quant aux autres, ils ont préféré préserver l'unité de l'armée, celle de son état-major, comme l'unité du Parti et de l'ensemble de l'appareil d'État, c'est-à-dire le retour à l'ordre, plutôt que de remporter une victoire militaire en armant la population de Pékin et en se battant à ses côtés.

Cette histoire n'est pas propre à la Chine. Ce n'est d'ailleurs pas parce que la dictature s'est à nouveau renforcée en Chine, que « l'ouverture à l'Occident » en sera compromise. Dix ans de régime de Deng Xiaoping prouvent d'ailleurs le contraire, comme ses déclarations actuelles ainsi que celles des gouvernements occidentaux qui se gardent de commettre le moindre impair diplomatique.

Non. Le drame qui vient de se dérouler en Chine, c'est l'histoire de bien des mouvements de masse, dans les différents pays du monde, qui se sont arrêtés en chemin, pour avoir fait trop confiance aux politiciens prétendus réformateurs qu'ils croyaient à leurs côtés, alors que ces politiciens n'adoptaient une attitude ambiguë que parce qu'un temps, ils pensèrent pouvoir utiliser ces mouvements de masse, dûment canalisés, pour leurs propres ambitions.

 

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