Allemagnes : La classe ouvrière et la réunification01/03/19901990Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/1990/03/31.jpg.484x700_q85_box-27%2C0%2C2451%2C3504_crop_detail.jpg

Allemagnes : La classe ouvrière et la réunification

 

Les résultats des élections libres, ou du moins « à l'occidentale », en Allemagne de l'Est ont créé une certaine surprise. L'Alliance, regroupement de diverses formations de droite autour de la CDU est-allemande, a fait presque la majorité des voix (48,15 %). Si l'on y ajoute les libéraux (5,28 %) dont le « parti frère » ouest-allemand partage le gouvernement avec Kohl, et quelques autres petites formations (du Parti des paysans à l'Union des buveurs de bière), les partis de droite récupèrent donc une large majorité des suffrages des 11 538 313 votants (93,22 % des électeurs inscrits). Dans certains anciens Länder de la RDA, qui étaient jusqu'en 1933, avant l'arrivée au pouvoir de Hitler, les « fiefs » du mouvement ouvrier et particulièrement de la social-démocratie, la droite fait des scores spectaculaires : 60,2 % pour l'Alliance et 4,6 % pour les Libéraux, soit près de 65 % au total en Thüringe ; 57,7 % pour l'Alliance et 5,7 % pour les Libéraux, soit près de 64 % au total en Saxe ; 47,8 % pour l'Alliance et 7,7 % pour les Libéraux, soit près de 56 % des voix en Saxe-Anhalt. Les régions du sud de la RDA, régions ouvrières autour des villes d'Erfurt, Karl-Marx Stadt, Dresde, Leipzig, Halle, ont donné les meilleurs succès aux amis de Kohl ou Genscher. Des sondages portant sur 12 000 électeurs interrogés à la sortie des bureaux de vote indiquent que ce sont les formations de droite qui recueilleraient la plus grande proportion de voix ouvrières par rapport au total de leurs voix.

Le parti présenté comme le grand perdant est le SPD. Il recueille 21,84 % des suffrages alors que les média sociaux-démocrates de l'Ouest le claironnaient gagnant, avec même une majorité absolue à lui tout seul ! Le SPD a peut-être « souffert » de l'étiquette « socialiste » qu'il porte sans pourtant la mériter. Il a peut-être payé son retard, si ce n'est ses hésitations, par rapport à la CDU, à parler de réunification. Mais il a plus probablement pâti du fait qu'il n'est pas actuellement au pouvoir en RFA. L'électorat est-allemand, presque unanime à vouloir la réunification, a été enclin à penser que celle-ci serait mieux assurée, et plus vite, par les amis de Kohl et la coalition qui est actuellement avec lui au pouvoir en RFA.

L'ancien parti communiste, cela dit, s'en tire à relativement bon compte. Il est passé de... 99,98 % des voix à 16,33 %, et il en est content ! Il sait que les chiffres sont trompeurs ! Mais il est difficile d'interpréter ce vote. L'ancien SED rebaptisé PDS (Parti de la Démocratie Socialiste), même s'il n'est plus dirigé par les mêmes hommes, est « le » parti qui a imposé pendant 40 ans au pouvoir une dictature féroce. On peut donc se demander qui sont les 1 873 666 électrices et électeurs qui lui sont restés fidèles. Le PDS a très probablement fait des voix parmi d'anciens « cadres », même subalternes, du régime, petits chefs, contremaîtres, enseignants, administrateurs, ronds de cuir, rescapés de l'ancien appareil restés fidèles à l'idéologie petite-bourgeoise stalinienne. Par certains côtés, les résultats exceptionnels de Berlin, la capitale de la RDA, siège du pouvoir et de l'administration et ville la plus privilégiée, le confirment : 35 % pour le SPD et 30 % pour le PDS, 6,4 % pour Bündnis 90, le regroupement autour de Nouveau Forum. Et seulement 21,6 % pour l'Alliance et 3 % pour les Libéraux, soit quelque 25 % pour la droite. Le vote pour le PDS est davantage un vote de l'« intelligentsia » (ou de la petite bureaucratie d'État) qu'un vote « de classe » à gauche... Mais 16 % des voix ne sont pas négligeables. C'est plus que ce que font les partis communistes rescapés des anciens régimes dans d'autres pays de l'Est. C'est même plus que le Parti Communiste Français. Et on ne peut pas exclure, comme l'a rapporté la presse, qu'une partie de la population - la plus âgée en particulier - ait utilisé le vote pour le PDS pour exprimer sa méfiance et son inquiétude quant à l'avenir et à tous les bouleversements annoncés.

Autre score « remarquable » par sa faiblesse : les 2,90 % des voix de Bündnis 90 et donc de Nouveau Forum (ou de ce qui en restait). La grande presse a relevé le paradoxe qui veut que cette formation, qui avait cristallisé et symbolisé les aspirations démocratiques des centaines de milliers de manifestants des mois d'octobre et novembre 1989, soit à ce point perdante dans ces premières élections. C'était prévisible, pourtant. La quasi-suppression des frontières entre les deux Allemagnes a entraîné une réunification anticipée sur le terrain. En RDA, des partis liés à ceux de RFA se sont très vite formés avec les moyens matériels, financiers, comme avec le « métier » politicien de ceux de l'Ouest, devant lesquels Nouveau Forum n'a pas fait le poids. Certains militants et sympathisants de Nouveau Forum ont été littéralement happés par plus offrants et plus « professionnels » de l'Ouest. Mais surtout, la formation que certains donnaient majoritaire à la fin octobre 1989, a été débarquée par la vague favorable à l'unification. Le fait que les dirigeants « historiques » de Nouveau Forum aient campé sur des positions hostiles à la réunification a probablement contribué à la désaffection que les élections confirment.

Enfin, l'extrême gauche était présente dans ces élections. Elle a fait des scores très faibles que nous citons surtout pour mémoire. La Vereinigte Linke (Gauche unie), regroupement de militants et de courants divers, surtout intellectuels, s'affirmant socialistes, communistes mais attachés surtout à revendiquer la « souveraineté de la RDA » (cette petite formation compte un nombre significatif d'anciens du SED) a fait 20 180 voix (soit 0,18 %) et a un élu. Des maoïstes d'un KPD se présentaient aussi, probablement liés à un KPD ouest-allemand. Ils ont fait 8 336 voix (0,08 % des voix) et n'ont pas d'élu. Pas d'élu non plus pour la filiale d'anciens lambertistes (374 voix, 0,00 %). En revanche, il semblerait que, grâce à la règle du plus fort reste, la filiale spartakiste est-allemande (2 396 voix, et 0,02 %) ait un député.

 

L'unification de l'allemagne plébiscitée... oui, depuis quarante ans, il y avait une situation aberrante

 

Par-delà les bonheurs et malheurs politiciens, ces élections ont surtout été un éclatant plébiscite en faveur de la réunification.

Il a suffi que Gorbatchev remette en question la main-mise soviétique sur son ex-glacis pour que la population de la RDA montre, avec ses pieds d'abord puis ensuite avec ses bulletins de vote, à quel point elle était attirée par l'Allemagne de l'Ouest.

Il y a quelques mois encore, aussi bien à l'Ouest qu'à l'Est, dans les milieux de journalistes, politiciens, historiens, dans tous les milieux dits « autorisés », il était de bon ton d'affirmer que l'unification allemande n'était pas, ou n'était plus d'actualité. Les deux États de RFA et de RDA étaient séparés depuis trop longtemps, étaient trop différents, idéologiquement et socialement, trop jaloux de leur « culture », de leur prétendue « identité »...

La division imposée au lendemain de la guerre à la population allemande, d'abord en « zones d'occupation militaires » des « vainqueurs » de la guerre (USA, Grande-Bretagne, France et URSS), puis, avec la « guerre froide » déclenchée par les USA contre l'URSS, en deux « blocs »... et deux Allemagnes (avec leurs monnaies en 1948, leurs États en 1949, cassure définitivement et juridiquement sanctionnée en 1955), était on ne peut plus artificielle et inhumaine. Division imposée au mépris de la vie et de l'histoire, liée aux seuls intérêts du moment des grandes puissances. La population n'a jamais eu son mot à dire. L'hostilité entre les deux blocs s'est concrétisée entre autres par cette grande faille qui a traversé l'Allemagne (et l'Europe) en plein coeur.

De la guerre froide à ces dernières années, les dirigeants des grandes puissances de l'Est et de l'Ouest, complices tout en restant méfiants et hostiles les uns à l'égard des autres, s'étaient bien portés de ce bouclage de populations derrière le « rideau de fer », y compris depuis 1961 par le mur de Berlin ! Les staliniens, d'URSS, de RDA, de France, expliquaient que les deux Allemagnes avaient des régimes sociaux différents, que l'une était « bonne » et l'autre « mauvaise », l'une socialiste ou presque et l'autre impérialiste et détestable, la première définitivement lavée du nazisme et l'autre toujours peu ou prou gangrenée...

Pendant une époque, Adenauer s'est fait hypocritement le champion d'une réunification- « reconquête » des territoires perdus à l'Est (soit dit en passant, dans cette période de guerre froide des années 1950-1951, il réclamait ouvertement le retour de l'Allemagne à ses frontières de 1937... sans que les dirigeants occidentaux bronchent, ou si peu... Mais c'était la guerre froide !)

Ensuite, quand les relations internationales sont revenues à une certaine détente entre les Grands, les dirigeants ouest-allemands ont recherché une « normalisation » des relations entre les deux États allemands. Ce fut l'accord de 1972, signé entre Willy Brandt (le SPD était alors au pouvoir) et Willy Stoph, qui entérinait et légitimait l'existence séparée des deux États, mais annonçait des relations économiques plus étroites entre eux et un assouplissement des conditions de voyages et d'échanges pour les personnes et les familles.

C'était reconnaître juridiquement la division de l'Allemagne en deux... et la miner de fait. La bourgeoisie ouest-allemande était évidemment la mieux placée pour profiter en Allemagne de l'Est de la timide ouverture vers l'Occident des économies des pays de l'Est. En outre, intensifier le commerce inter-allemand, c'était se donner des chances supplémentaires en Pologne, en Hongrie, etc., dont les économies étaient liées à celle de l'Allemagne de l'Est. Le commerce inter-allemand s'est en effet considérablement développé, les voyages d'Allemands de l'Ouest en RDA aussi. La télévision ouest-allemande était captée à l'Est. Ni le mur de Berlin, ni les barbelés n'étaient à même de freiner - bien au contraire ! - la puissance d'attraction que la partie plus prospère du pays exerçait sur la partie plus pauvre du même pays artificiellement divisé, d'autant, justement, que la partie plus pauvre était soumise à une dictature qui y rendait la vie peu enviable et que, précisément à cause de la coupure, les inégalités et les injustices de la partie plus riche étaient moins visibles.

 

Une extrême gauche trotskyste prisonnière de schémas plus résistants que le mur de Berlin !

 

Mais pourquoi l'extrême gauche, en particulier en Allemagne où le problème de la division aurait dû ne pas être ignoré, a-t-elle à sa façon emboîté le pas aux staliniens ? La grande majorité des maoïstes ou maoïsants (parce qu'ils étaient ouvertement staliniens) ont été et sont restés des défenseurs des accords de Potsdam, d'août 1945, et de l'idée que le partage et la division auraient été la garantie de la victoire de la « démocratie sur le « fascisme »... Les trotskystes, du moins ceux liés au Secrétariat Unifié, sont restés plus flous, mais ils défendent aussi les prétendus « acquis sociaux et culturels » et la « souveraineté » de la RDA.

Certes, pendant toute une époque, on trouve dans la littérature de la IVe (dans des textes de congrès de 1946 en particulier) des dénonciations de la division, imposée par les Grands à la classe ouvrière allemande sous prétexte qu'elle serait elle aussi coupable des crimes nazis. On trouve encore des textes des années 1950 - signés de Georg Jungclas, un des dirigeants du mouvement trotskyste allemand - qui reflètent le refus de la division, et les aspirations populaires à la réunification. Et puis ensuite, on trouve carrément la négation du fait que la division de l'Allemagne en deux poserait un problème quelconque. Au mépris de la réalité.

Winfrid Wolf, un responsable de la section allemande de la IVe officielle, la GIM (Groupe des Marxistes Internationaux), dressait en 1978 comme un constat de carence face au problème de la réunification du pays. Il n'osait pas se dire ouvertement hostile à la réunification, mais il présentait le problème comme « complexe » car les deux Allemagnes sont des États à « régimes sociaux différents »... Celui de l'Ouest est impérialiste, mais celui de l'Est, selon l'analyse que le Secrétariat Unifié fait des Démocraties Populaires, serait un « état ouvrier bureaucratisé, déformé », dans lequel les travailleurs auraient quelque chose à défendre...

C'est ainsi qu'on peut lire, en 1978 (au moment où l'opposant Rudolf Bahro, auteur de L'alternative, ainsi que le chanteur politique Biermann, discutaient tous deux à leur façon des destinées de la RDA), sous la plume de Winfrid Wolf (dans Dictature de la Bureaucratie ou l'Alternative - ISP-Verlag) :

« Après la fin de la guerre, dans les discussions Est-Ouest des années 1950 aussi bien qu'à la même époque dans les discussions internes à la bureaucratie et dans les combats de fraction dans le SED, la question nationale allemande a joué un rôle significatif. Dans les années 1960 et 1970, elle devint le thème de plus en plus exclusif de la droite et des cercles « revanchards » ; la gauche laissa tomber, comme une pomme de terre qui brûle les doigts... Entre-temps, cette question nationale a été réintroduite (...). Sans doute, la question nationale n'est pas sans importance pour le développement social de la RFA comme de la RDA, elle influe sur les évolutions internes. Et il est certainement juste « que l'on ne taise pas lâchement la question de la réunification dans la politique quotidienne, comme tous ceux qui ont la parole l'ont fait à l'Est comme à l'Ouest » (Wolf Biermann). Ce thème n'a cependant été discuté que de façon si limitée au sein de la gauche, y compris dans notre propre organisation, la IVe Internationale, et elle est par ailleurs si complexe, si spéciale dans l'histoire du mouvement ouvrier, que la recherche d'une position satisfaisante à l'heure qu'il est sur cette question apparaît quasiment impossible... Sans doute il existe entre la population de la RDA et de la RFA une langue commune. IL y a de nombreuses relations de parenté... Il y a une histoire commune jusqu'à la fin de la Seconde Guerre mondiale et de nombreuses interactions historiques depuis, jusque dans les années 1960. (... ) Cela dit (même en littérature) les domaines sont aujourd'hui trop séparés, trop imprégnés des thèmes spécifiques des deux sociétés différentes qu'il devient discutable de parler d'une culture littéraire commune. Deux décennies et demie de chemins culturels séparés n'autorisent certainement pas à parler d'une question nationale... Enfin, il y a encore un autre aspect, une autre dimension de la question nationale allemande qui ne peut pas être négligée : les deux parties de la nation allemande appartiennent à des formations sociales différentes, leur évolution interne en est déterminée de façon totalement différente et ces deux Allemagnes sont liées en tout socialement et politiquement à d'autres pays de leur même formation sociale - la RFA à l'Europe occidentale impérialiste, et la RDA aux États ouvriers bureaucratisés d'Europe de l'Est. Le moins qu'on puisse dire est que cette dynamique de développement différente et quelquefois contradictoire rend dans une grande mesure étrangères les unes aux autres les populations de RFA et de RDA » ...

Bel exemple de littérature politique scolastique ! Oh ! certes, il n'était pas théoriquement inconcevable que la population est-allemande ne soit pas attirée par l'Allemagne de l'Ouest (bien qu'en tout état de cause l'existence d'une frontière coupant en deux un même peuple en plein XXe siècle, à une époque les frontières entre les nations différentes constituent un anachronisme, fut aberrante).

Si la RDA avait été plus égalitaire, plus libre, si au moins la classe ouvrière allemande avait pu considérer que la vie y était meilleure, la question de la réunification ne se serait pas posée dans les mêmes termes, et surtout pas sous la forme de cette attraction puissante exercée par l'Allemagne occidentale capitaliste.

Mais justement, la société de la RDA ne représentait nullement une « société supérieure » et n'était pas ressentie comme telle par la classe ouvrière d'Allemagne de l'Est. Les sentiments de la classe ouvrière de la RDA, exploitée, mal payée, soumise de surcroît à l'oppression, l'oppression ressentie comme imposée par une autre nation, résistaient aux schémas théoriques du Secrétariat Unifié.

On voit bien aujourd'hui que ce sont tous les pays de l'Est qui subissent l'attraction de la partie la plus riche de l'Europe Occidentale. Mais le fait que, dans le cas de l'Allemagne, c'est un seul et même peuple, coupé en deux, qui a été soumis à deux destins différents, facilitait évidemment la comparaison, et renforçait le désir de voir les deux fractions réunifiées... sous l'égide de la partie du pays où la vie apparaît plus enviable.

On voit ce qu'il en est aujourd'hui ! La RDA s'écroule comme un château de cartes ! Cette « société » dite si différente de celle de la RFA paraît déjà en être le calque... Les mêmes partis politiques déjà, qui font quasiment les mêmes scores, les mêmes « patrons » ou « managers » âpres aux gains réalisés ou à venir... La même classe ouvrière aussi, qui a probablement les mêmes illusions sur les vertus du capitalisme occidental et du bien-être qu'il est capable d'apporter. Et le plus incompréhensible est que l'infirmation par les événements récents de tous les schémas des camarades de la IVe ne les amène pas davantage à reconsidérer la situation. 90 % de votants se sont prononcés pour la réunification, mais non, il n'y avait pas de problème ! Il ne s'agirait que d'une offensive de l'impérialisme, d'une campagne d'intoxication des nostalgiques du nazisme, des partisans d'un Quatrième Reich. Et une multitude de groupes d'extrême gauche ouest-allemands sont, ces derniers mois, partis en guerre (ou plus exactement en meetings et manifestations) avec des banderoles portant « Non à la Grande Allemagne » , « Non à l'annexion de la RDA par la RFA » . Le Vereinigte Sozialistische Partei (VSP), où militent les membres de la IVe avec d'anciens maoïstes, participe à toutes ces initiatives.

Ainsi, les trotskystes apparaissent comme les défenseurs d'un état de choses vomi et condamné par tout le monde... à commencer par eux-mêmes ! Car enfin, n'ont-ils pas été les premiers à défendre sincèrement et courageusement le fait que la bureaucratie stalinienne ne représentait ni ne préservait en rien les idéaux communistes et les intérêts du prolétariat révolutionnaire ? Alors pourquoi aujourd'hui sembler assumer la moindre part de l'héritage stalinien ? Pourquoi défendre l'indéfendable ? Quelle confiance les trotskystes peuvent-ils gagner ainsi auprès des travailleurs ?

Mais ces camarades trotskystes liés au Secrétariat Unifié d'Allemagne (comme ici ceux de la Ligue Communiste Révolutionnaire - LCR, section française de la même IVe - engagés sur la « question allemande » dans des discussions aussi byzantines) restent prisonniers de leurs schémas, y compris d'ailleurs quand il s'agit de voir et d'analyser le mouvement de masse des derniers mois de 1989 en RDA.

Partant de l'idée que dans l'« État ouvrier bureaucratisé » que serait la RDA (comme les autres États de Démocraties Populaires), la tâche politique de la classe ouvrière serait de changer le régime par une « révolution anti-bureaucratique », les militants de la IVe Internationale ont vu dans les grandes manifestations de rue d'octobre et novembre 1989 le début de la « révolution anti-bureaucratique » attendue... « Explosive ! », « formidable ! »... Et il leur est difficile maintenant d'expliquer l'aboutissement récent : ces résultats électoraux qui donnent une majorité de voix pour la droite !

Mais il faudrait peut-être commencer à regarder la réalité sans schémas déformants.

 

Vent d'est ou vent d'ouest ?

 

On n'a pas vu en RDA depuis octobre dernier une irruption spontanée et intempestive des masses populaires, ni une situation qu'on pourrait raisonnablement appeler « révolutionnaire ». Les camarades invoquent Lénine et sa célèbre phrase sur « ceux d'en bas qui ne veulent plus, et ceux d'en haut qui ne peuvent plus... » : mais on n'a assisté à rien de cela en RDA.

Ceux d'en haut ? Oui, ça a commencé par là ! Par Gorbatchev ! Qui a choisi, même s'il s'y sentait contraint et forcé, de lâcher les États de Démocraties Populaires, et de les laisser voguer vers leurs destinées. La RDA immanquablement vers la RFA ! Parce que la division de l'Allemagne est toujours restée un avatar odieux de la guerre froide.

Les changements récents ne sont pas allés sans soubresauts, certes, sans mobilisations populaires liées au raidissement de quelques « gérontocrates ». Mais toute une armada de cadres du parti et de l'État ont pris le relais de Gorbatchev et l'initiative des changements par en haut, avec recours aux mobilisations de masse. Cela n'enlève rien au caractère massif, profond, serein de ce mouvement d'octobre et novembre derniers. Cela n'enlève rien au souffle de liberté de ceux qui ont commencé à dire tous ensemble « Nous sommes le peuple » . Après quarante ans d'un régime odieux, les classes populaires s'affirmaient. Mais le mouvement n'est pas allé plus loin. Les camarades de la IVe constatent eux-mêmes qu'il n'y a pas eu l'ombre d'organes propres de pouvoir des travailleurs. La mobilisation est restée cantonnée à des manifestations importantes en nombre, mais extrêmement passives. Les travailleurs de RDA attendaient d'en haut. Plus précisément ensuite, ils se sont mis à attendre de l'Ouest quand ils n'y partaient pas. Eh oui, le « Vent d'Est » dont parle la LCR est un vent qui pousse vers l'Ouest !

Les gens ont voté pour la réunification, mais c'était une façon de voter pour un mode de vie occidental (celui de quelques pays privilégiés de ce monde). C'était une façon d'affirmer l'espoir d'un certain bien-être, d'une certaine liberté, d'un certain progrès technique. Ils seront déçus ? Peut-être. Probablement même. Mais ils n'ont peut-être pas tort de penser que « ça ne peut pas être pire » ... Et, un peu partout dans le monde, la classe ouvrière se sent aujourd'hui acculée à cette fichue politique du « moins pire »... en attendant que reviennent l'espoir et la confiance dans l'action collective.

Une grande partie de l'extrême gauche ouest-allemande est en fait déçue par ses propres illusions. Les mouvements de masse à l'Est auraient dû, imaginait-elle, sonner l'heure de la révolte ouvrière « anti-bureaucratique ». Ce n'est pourtant pas le cas. La faillite du stalinisme se fait dans un contexte où les dirigeants de l'impérialisme tentent d'engranger quelques bénéfices politiques. Honecker a perdu la partie au profit de Kohl. La classe ouvrière, cela dit, n'a mené et perdu aucune guerre ! Elle a seulement le grand tort d'être absente de la scène politique et de laisser les Gorbatchev et les Bush s'entendre sur son dos sans être dérangés.

Les révolutionnaires ne peuvent pas se contenter d'une politique qui se résume à des invectives et des imprécations du genre « Non à la Grande-Allemagne » , « Non à l'Anschluss de la RDA à la RFA » , « Non au renforcement du grand capital allemand » . Oui, l'annexion de la RDA par la RFA (ou disons le rattachement librement consenti de l'une à l'autre... pour autant que la « liberté » soit de ce monde bourgeois !) va très probablement renforcer l'impérialisme ouest-allemand.

L'impérialisme ouest-allemand peut élargir son champ d'investissements et son marché. Il peut trouver de nouveaux moyens d'une réelle expansion vers la RDA, et bien au-delà dans tout cet Hinterland des pays de l'Est et de l'URSS. Des grandes manoeuvres ont commencé. Des projets sont en chantier. Des contacts sérieusement engagés entre PDG des plus gros trusts ouest-allemands et directeurs des plus gros combinats de l'Est.

Mais les choses ne sont peut-être pas si simples. Tout est allé très vite. Autant les dirigeants impérialistes se félicitent des points marqués politiquement devant la dite « implosion » du communisme, autant ils ont maintenant une montagne de problèmes à régler. Et il est bien difficile de dire si l'absorption de la RDA par la RFA sera pour l'impérialisme allemand un pont d'or ou un boulet au pied !

Le grand capital ouest-allemand, pour dynamique qu'il paraisse, souffre de la même propension que ses concurrents à ne pas prendre trop de risques, à spéculer et chercher les profits rapides plutôt que les investissements à plus long terme et moins assurés.

Mais quoi qu'il en soit, les patrons et banquiers ouest-allemands qui sont prêts à faire tous les profits, tous les gains, ne s'engagent à aucun sacrifice. Ils y encouragent les autres ! C'est l'État qui en aura la charge et financera par l'argent des impôts prélevés entre autres dans la classe ouvrière. C'est encore l'État qui financera la réforme monétaire, la manipulation de la planche à billets ou autre artifice financier. Et là encore, les bourgeois chercheront à faire payer la note aux travailleurs, de l'Ouest et de l'Est, par des salaires bloqués ou même réduits, par un chômage accru, par des prix « vrais » c'est-à-dire plus élevés (comme en Pologne), et par des prestations sociales rognées. Ce ne sont pas là des vues de l'esprit, les « Une » ou les pages des journaux et revues ouest-allemands sont déjà pleines de ces appels aux « sacrifices d'urgence » pour l'unité et la RDA.

La RFA a déjà vu arriver et s'installer sur son sol en un peu plus d'un an quelque 400 000 réfugiés des pays de l'Est, d'origine allemande ou pas, plus quelque 600 000 réfugiés de RDA. Cela signifie déjà une multitude de problèmes de pénuries et d'inflation dans les domaines du logement, des transports, de l'emploi... Les bourgeois commencent à laisser les travailleurs en faire les frais. Les difficultés plus grandes de la vie peuvent encourager le racisme, la xénophobie. Elles pourraient même faire ressurgir une « question allemande » d'un nouvel ordre : de la xénophobie entre Allemands de l'Est et de l'Ouest, entre les « parias » et les « nantis ». On peut tout voir en effet, car il est évident que le rythme de la vie et des événements s'accélère à l'Est, et que les ondes de choc arrivent...

Ce qui est venu d'en haut, de Moscou avec la complicité de Washington, est en fait gros de bouleversements en Europe. Et tant mieux par certains côtés ! Les dirigeants de l'impérialisme vont se trouver devant de nouvelles difficultés, mais les travailleurs vont connaître d'autres problèmes, d'autres discussions, vont devoir réfléchir à d'autres formes de résistance et de luttes s'ils veulent ne pas payer tout le prix.

Alors oui, il est possible que l'unification de l'Allemagne renforce l'impérialisme ouest-allemand. C'est même probable. Comment cela peut-il se passer ? Sous quelles formes ? D'où et comment peuvent venir les attaques contre les travailleurs et comment les parer ?

La classe ouvrière, celle d'Allemagne de l'Est comme celle d'Allemagne de l'Ouest a ses propres sentiments, ses propres illusions, et les militants révolutionnaires qui choisissent son camp ne peuvent que partir de là, même si c'est pour combattre ces illusions.

Depuis la fin de la guerre, la division a été un handicap pour les travailleurs d'Allemagne. Elle a contribué à obscurcir leur conscience, à brouiller leur vue par des leurres auxquels ils se sont laissés prendre. Elle a obnubilé les uns et les autres. Les travailleurs de l'Ouest ont vécu dans un univers où la RDA, et le communisme avec, apparaissaient comme de véritables repoussoirs. Ils pouvaient penser que toute lutte politique d'importance était vaine car condamnée à conduire à une société « communiste » pire encore. Les travailleurs de l'Est, eux, étaient généralement fascinés par l'Ouest et enclins à penser que leur sort serait meilleur seulement s'ils passaient de l'autre côté du mur. De part et d'autre, c'étaient autant de préjugés reflétant le faible niveau de conscience et de combativité de la classe ouvrière allemande, car sinon elle, et elle seule, aurait pu par ses luttes abattre tous les murs et toutes les frontières sans en laisser le soin à Gorbatchev et Kohl dont les travailleurs du monde ont autant à se méfier quand ils construisent des « murs entre eux » que quand ils les abattent.

Cela dit, il n'y a pas non plus de raison de pleurer sur tout ce fatras dont les travailleurs sont maintenant débarrassés.

L'unification en marche de l'Allemagne rend évidente l'existence d'une seule et même classe ouvrière, aux prises avec les mêmes difficultés. Et c'est là que l'extrême gauche pourrait et devrait jouer son rôle qui consisterait en bien autre chose qu'à s'obstiner à défendre on ne sait trop quelle RDA et on ne sait trop quel vieil ordre exécrable.

Oui, l'extrême gauche pourrait et devrait préparer la classe ouvrière aux problèmes qu'elle va avoir à affronter. Il va falloir comprendre politiquement ce qui se passe. Il va falloir apprendre à se défendre dans un nouveau contexte. Inutile de dire que moins que jamais les travailleurs pourront compter sur les vieilles machines réformistes caduques, les vieux syndicats ossifiés et gangrenés avec leurs méthodes bureaucratiques anti-ouvrières.

Alors oui, le paysage politique est bouleversé. La situation toute nouvelle fait que la classe ouvrière allemande peut connaître un nouveau départ. Et tant mieux.

Mais ce serait bien le comble qu'au moment des changements, les révolutionnaires apparaissent comme les derniers défenseurs d'un ordre périmé et ne soient pas au contraire attachés à saisir les nouvelles opportunités de la situation.

28 mars 1990

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