Réponse de Lutte Ouvrière01/12/19841984Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/1984/12/115.jpg.484x700_q85_box-27%2C0%2C2451%2C3504_crop_detail.jpg

Réponse de Lutte Ouvrière

le 15 novembre 1984

Chers camarades,

Votre lettre du 25 septembre nous communiquant une série de propositions du Comité Central de la LCR a été discutée lors de sa dernière réunion par notre propre Comité Central, lequel, sensible aux liens qui se sont effectivement developpés et approfondis ces derniers temps entre nos deux organisations, a accepté l'ensemble de vos quatre propositions qui sont d'ailleurs, pour la plupart, de fait déjà en cours de réalisation, et nous a mandatés pour répondre à votre lettre.

Nos rapports, comme vous l'écrivez, « tranchent par leur loyauté et leur fraternité sur ceux qui règnent en général dans le mouvement ouvrier » et nous nous en réjouissons, même s'il faut déplorer que ces rapports ne soient pas justement la règle au sein du mouvement ouvrier.

Comme, indépendamment de vos propositions, votre lettre pose, à juste titre, en termes politiques, ce que sont vos objectifs de l'heure, nous pensons répondre à votre attente en procédant de même. Cela nous amène à exposer nos divergences avec certaines des démarches exprimées dans votre lettre, mais ces désaccords, nous l'espérons comme vous, ne nous empêcheront pas de continuer à nous rapprocher, même s'ils nous empêchent de trouver immédiatement beaucoup de terrains d'action communs.

Vous semblez vous engager vers un « appel national de militants et de travailleurs », « d'opinions politiques diverses » , « prêts à se regrouper et à agir ensemble » , « sur le terrain des entreprises comme celui des élections » . Selon vous, « un travail commun de nos deux organisations dans ce domaine permettrait d'envisager d'autres initiatives locales ou nationales convergeant vers cet objectif de dégagement d'une alternative anticapitaliste » .

A ce niveau, nous avons, vous et nous, une divergence d'appréciation, et de la période, et des rapports actuels entre le mouvement ouvrier organisé et la classe ouvrière.

Nous ne pensons pas que ce qui manque au mouvement ouvrier, c'est-à-dire aux militants syndicalistes, à ceux du Parti Communiste ou du Parti Socialiste, ce soit une « alternative » sous la forme d'idées, de plans, de mots d'ordre, etc... Ceux qui recherchent quelque chose recherchent une force à laquelle se rallier, et pas des idées.

La force des idées n'est pas tout à fait inséparable de la force de ceux qui les défendent. Pour le moment, ni vous, ni nous, ni séparément, ni réunis, ne sommes crédibles au sein du mouvement ouvrier organisé. Nous n'avons jamais fait la preuve nulle part que nos idées valaient mieux, étaient plus efficaces, avaient plus de poids auprès des travailleurs que celles défendues par les directions des appareils en place. Même lorsque ces directions sont déconsidérées (et elles sont loin de l'être à l'heure actuelle), cela ne suffit pas pour que nous, nous soyons considérés. Il faudrait que nos organisations remportent, au nom de ces idées, des succès concrets dans des secteurs déterminants de la classe ouvrière pour que nous ayons la moindre chance de regrouper même une petite fraction de l'avant-garde autour de nous.

Il faut comprendre qu'additionner nos forces actuelles ne les multipliera pas. Et pourtant, il faut les multiplier. Et pour cela, il faut être capable de démontrer que nos idées peuvent être reprises par les travailleurs, même inorganisés ou peu organisés, lorsque ces travailleurs entrent en lutte. Nous n'influencerons pas une partie déterminante des militants ouvriers tant que des grèves telles que celles de Talbot ou de Renault Sandouville, Douai ou Le Mans n'auront pas été réellement dirigées par des militants de chez nous (LCR ou LO), en opposition ouverte et visible avec la politique des appareils.

C'est donc peu dire que nous ne voyons nulle part un courant « parmi les militants ouvriers, les syndicalistes, les travailleurs », qui ne demanderait qu'à être « aidé » pour « s'exprimer et agir », pour lesquels il ne s'agit que de « stimuler la recherche d'une politique de rechange », et au « service desquelles » il nous suffirait de mettre nos forces. Nous croyons que vous vous trompez si vous croyez que ce courant existe ou si vous croyez que les courants qui existent représentent cela. Il n'y a pas dans le milieu que vous visez, de situation où une initiative de votre part, ou de la nôtre, ou des deux réunis, suffirait.

Nous ne croyons donc pas que « le lancement d'un appel national de militants et de travailleurs » ait plus de chance d'être une alternative cette année qu'il ne l'a été l'année dernière. Ce n'est pas que nous considérions l'échec comme la preuve du caractère erroné d'une politique, mais nous considérons comme erroné de se consacrer, ou de consacrer trop de forces à une politique manifestement vouée à l'échec.

C'est dire que quel que soit le désir que nous ayions de voir nos deux organisations se rapprocher, nous ne pourrons pas nous retrouver dans ce projet qui « viserait à dégager », « nationalement ou localement » une telle alternative.

Bien sûr, il peut être tentant de se dire que si nous sommes peu crédibles, c'est parce que nous sommes peu nombreux, qu'en rassemblant avec nous et autour de nous certains de ceux qui s'interrogent dans le mouvement ouvrier on pourrait trouver la force qui nous manque et que notre union pourrait amorcer ce rassemblement. C'est tentant mais illusoire.

Illusoire parce que ce n'est pas un tel rassemblement qui influencera suffisamment tous ceux que nous devons gagner pour être assez forts au sein du prolétariat. Combien d'opposants pourrions-nous rassembler, même en cas de réussite, par ce type d'appel ? Quelques centaines tout au plus, et cela ne fait pas le poids. D'autant que nous les gagnerions sûrement plus au sein de la CFDT qu'au sein de la CGT qui possède pourtant les militants les plus nombreux et les plus déterminants. Surtout aujourd'hui où le PCF semble vouloir se montrer un peu offensif sur le terrain des luttes sociales.

Illusoire surtout parce que, du moins dans les circonstances actuelles, cette politique qui ne peut gagner que quelques individualités pas nécessairement influentes, ne peut pas les gagner entièrement. Il faudra donc composer avec ce qu'ils sont et s'interdire ainsi de pouvoir leur faire la moindre démonstration, de leur permettre la moindre vérification dans les luttes, de l'efficacité de nos idées.

Or cette démonstration, pour difficile qu'elle soit, est indispensable et elle est possible à condition d'y consacrer suffisamment de nos forces et surtout de nos préoccupations.

C'est de cela que nous voudrions vous convaincre afin de nous retrouver réellement ensemble, côte à côte, dans la période qui vient.

Car nous ne désespérons pas en effet de nous retrouver ensemble à la tête d'un nombre suffisant de luttes de la classe ouvrière pour apparaître comme une force avec laquelle il faut compter. Nous ne renonçons pas à vous convaincre qu'il faut choisir le bon terrain en cherchant systématiquement à s'appuyer sur les modifications qui se produisent dans la conscience des travailleurs, organisés et inorganisés, dès qu'ils entrent en lutte, même modérément. Mais pour cela il faut une politique qui ne les place pas à la remorque des appareils. Il faut au contraire une politique qui permette aux travailleurs de rompre avec ces appareils, au cours et au travers de leur propre lutte ; même s'il s'agit d'une lutte mineure. Car il n'est point besoin d'une situation révolutionnaire pour cela.

La seule voie efficace pour les révolutionnaires, c'est de se saisir de chaque conflit, même local, pour opposer la politique des révolutionnaires à celle des dirigeants staliniens ou réformistes qui ont barre sur les appareils syndicaux, en s'appuyant sur l'énergie et la conscience des travailleurs lorsqu'ils entrent en lutte et que les choix véritables leur sont clairement présentés. Ce sont les travailleurs en lutte qui doivent être les arbitres de nos divergences avec les directions actuelles du mouvement ouvrier, sinon nous ne convaincrons jamais ni les travailleurs eux-mêmes, car ils n'auront jamais l'occasion de voir ces divergences, ni les militants susceptibles d'être oppositionnels, car ils n'auront pas l'occasion de vérifier l'efficacité de la politique des révolutionnaires.

Pourquoi, direz-vous peut-être, ne serait-il pas possible de mener de front les deux politiques puisqu'aucune de nos organisations n'a d'objection de principe envers les deux ? Rien ne s'y oppose en effet, en principe. Sauf le fait que nous avons trop peu de militants pour faire face à toutes les pressions sociales. Si on veut aujourd'hui s'implanter au sein de la classe ouvrière, c'est-à-dire directement parmi les travailleurs, on ne peut pas en même temps être trop solidaires des appareils, surtout au nom de la discipline syndicale telle qu'ils l'interprètent. Si on ne fait pas ce choix, ce ne sont plus les principes qui nous guident, ce sont les pressions des groupes plus larges, avec lesquels nous sommes amenés à composer. Car ils sont supérieurs en nombre et en force.

Et le jour où les travailleurs entrent en lutte, et en particulier quand ils y entrent appelés par les syndicats, nous risquons d'être incapables de placer les travailleurs en situation de pouvoir choisir, le moment venu, la rupture avec les appareils. Or ce moment vient vite, même dans des conflits mineurs. C'est avoir des illusions envers les réformistes, staliniens ou pas, que de ne pas le savoir, et en entretenir que de ne pas le proclamer.

Car les militants syndicalistes, même oppositionnels et en partie sur nos positions, qui ont dés qualités pour militer d'un bout de l'année à l'autre, ne sont pas forcément les plus aptes à saisir ce qui se passe dans la conscience des travailleurs lors des luttes, lors des grèves même les plus partielles. De plus, ils font presque toujours passer la défense de leur appareil syndical, que ce soit solidairement ou en concurrence avec les autres appareils, avant la défense des intérêts plus généraux des travailleurs.

« L'entrée en lutte en effet modifie profondément l'état d'esprit des travailleurs. Beaucoup qui, en période calme, ne s'intéressent que de loin à l'activité revendicative, s'avèrent pendant la lutte, plus décidés et dynamiques que les militants syndicaux habituels ; à l'inverse, d'autres qui excellent dans les tâches syndicales quotidiennes se révèlent incertains et timorés dans la conduite des luttes.

L'organisation de la grève doit tenir compte de ces modifications dans la conscience des travailleurs et dans leur comportement : nul n'a un droit héréditaire à représenter les travailleurs. La direction de la grève doit revenir à des délégués qui expriment le mieux la combativité et la volonté des grévistes, et c'est aux grévistes qu'il appartient de les désigner et de les contrôler à chaque moment. La mise en place d'un comité de grève élu est donc la tâche prioritaire dès le début de la grève ».

Cette citation provient d'une brochure de la LCR éditée en 1973 qui traite des comités de grève à partir de l'expérience de la grève de l'EDF de Brest. Brochure que vous nous avez rappelée récemment et dont nous saisissons l'occasion de dire que nous en approuvons entièrement le contenu.

Nous sommes certains que la recherche d'alliés possibles au sein du mouvement ouvrier organisé (et de fait actuellement le plus souvent au sein de la seule CFDT) et la politique envers les grèves décrite dans cette brochure, représentent deux démarches différentes, impossibles, pour nos organisations, à mener de front. La politique qui sera sacrifiée sera toujours la même car, obligatoirement, la solidarité avec une opposition syndicale, avec laquelle on est amené à composer, nous empêchera de choisir ouvertement le camp des travailleurs dans les moments de conflits. Car il ne peut y avoir deux solidarités dans ces moments-là.

Ne voyez pas dans le fait d'utiliser cette brochure, une tentative de polémique. Au contraire, cette brochure, puisque nous parlons d'elle, nous a convaincus que nous avions là aussi une analyse commune de la dynamique des luttes, et que si nos pratiques diffèrent, lorsqu'elles diffèrent, les différences devraient pouvoir être résorbées au sein d'un même parti.

L'objet de la discussion entre nous, c'est comment ne pas se tromper de priorités. Car nous sommes bien placés pour savoir que mener honnêtement, lors des luttes, la politique définie dans cette brochure, n'est pas chose facile : beaucoup de camarades ont du mal à reconnaître, dans ce qu'ils vivent, la situation « théorique » et se croient toujours dans un cas particulier qui ne permettrait pas, ne justifierait pas ou ne mériterait pas d'appliquer la politique qui consiste à donner aux travailleurs en lutte les moyens de prendre leur sort entre leurs propres mains, c'est-à-dire d'accéder à une conscience nouvelle - à la fois politique et militante. Apprentissage irremplaçable, qui ne s'oublie plus pendant des années, et qui seul peut créer la base sociale sur laquelle nous pourrons implanter notre politique et nos organisations.

Mais il faut, pour que nos militants sachent se comporter dans ces opportunités, une vigilance organisationnelle ferme et constante, car les occasions à saisir sont rares et brèves. C'est pourquoi il ne faut pas se tromper de choix, car les appareils au sein desquels nous militons exercent de toute façon sur nous une pression considérablement plus forte que celle qui pourrait provenir des travailleurs du rang.

C'est bien pourquoi nous souhaitons, comme vous, qu'il devienne une habitude pour nos militants de se rencontrer localement, sans formalités, pour discuter ensemble de leurs activités respectives et rapprocher nos façons d'intervenir concrètement dans les luttes de la classe ouvrière.

Car jusqu'à présent, nos réponses ne sont pas identiques et il y a vraiment trop peu de circonstances où, dans les événements récents, nos interventions auraient pu être faites en commun. Il serait évidemment souhaitable que nous nous rapprochions sur ce terrain, et nous espérons que les rencontres directes entre nos camarades, leurs réunions communes, pourront permettre à tous nos militants de mesurer où résident nos divergences et comment unifier nos pratiques, car cela seul pourrait nous renforcer mutuellement.

C'est pourquoi nous espérons que vous ne concevez pas que ces rencontres entre nos camarades respectifs soient limitées à la recherche d'un accord immédiat sur une apparition commune, car ce serait à notre avis poser le problème à l'envers, et réduire par trop l'occasion de ces rencontres.

Nous ne pensons pas que la simple réunion des signatures de nos organisations sur des tracts ou des affiches communes suffise à augmenter notre crédibilité commune. Cela ne ferait, au plus, que masquer les problèmes qui devront, nécessairement, être résolus pour que nous puissions nous rapprocher encore.

Au moment où le PCF prend un cours un peu offensif dans les luttes sociales, ce n'est pas en nous contentant de faire des appels sur le papier que nous jouerons un rôle politique au sein de la classe ouvrière, c'est en faisant en sorte que tous nos camarades soient capables d'intervenir, de façon autonome par rapport aux appareils.

La crédibilité, encore une fois, nous la gagnerons en étant efficaces. Et notre efficacité dépendra d'une politique juste, que nous devons rechercher ensemble en nous enrichissant mutuellement de nos différences respectives si nous le pouvons.

Mais tant que nos pratiques ne seront pas unifiées, il est conforme à la morale révolutionnaire que la politique de nos deux organisations apparaisse différemment dans les entreprises pour que nos militants, et surtout tous les travailleurs, puissent juger sur pièces de la justesse et de l'efficacité des deux politiques.

Bien sûr, dans les entreprises, comme ailleurs, une minorité pourrait être sensible à notre apparition commune. Mais cette minorité n'attend pas cela pour agir.

Et cette minorité qui connaît le mieux nos deux organisations, pourrait être sensibilisée de bien d'autres façons, tout aussi publiques, qui impliqueraient bien plus ceux qui s'intéressent à ce que nous faisons, séparément ou ensemble, et finalement bien plus politiques qu'une signature commune sur un tract propagandiste.

C'est évidemment pour cela que vous nous proposez d'organiser en 1985 une fête commune, comme celles de 1979 et 1983 et, bien sûr, nous sommes d'accord pour le refaire puisque nous l'avons déjà fait. Mais une fête commune, est-elle une « apparition politique nationale » qui permette vraiment de « refléter le type de relations privilégiées entretenues entre nos deux courants » ?

Si oui, si une simple fête, même politique, suffisait à traduire nos relations, ce serait dommage. Nous préférons de beaucoup que cette fête soit le symbole, l'exemple public de la loyauté et de la fraternité de nos relations, mais que nos rapports politiques apparaissent différemment.

Il serait donc souhaitable à notre avis que d'autres activités. publiques nous permettent de démontrer, au travers d'une activité nationale ou diverses activités locales, que nous avons des rapports privilégiés.

Il ne semble pas que cela puisse se faire dans le cadre des campagnes publiques que vous envisagez dans votre lettre. En dehors de l'alternative que vous voulez contribuer à offrir aux militants ouvriers déçus par la politique de leurs organisations, vous citez les campagnes dans lesquelles vous voulez vous engager à propos du Nicaragua et de la montée du racisme.

A propos du Nicaragua, vous évoquez dans votre lettre les campagnes que vous comptez faire pour, à partir des « mobilisations actuelles de solidarité » , « préparer et lancer » des « initiatives de masse contre l'intervention US en Amérique centrale, pouvant rassembler des forces et des gens sur ce point essentiel » dont l'enjeu serait aussi important selon vous que « celui qui était au coeur des manifestations contre la guerre impérialiste au Vietnam » .

S'il nous paraît en effet essentiel de manifester par tous les moyens possibles notre solidarité avec le Nicaragua en butte à une agression de l'impérialisme américain, quoi que nous pensions de la nature et du contenu de la révolution sandiniste, nous ne croyons pas que la tâche de l'heure de nos organisations soit d'espérer impulser et animer un éventuel mouvement de masse susceptible de s'opposer à la politique de l'impérialisme américain en Amérique centrale.

Ce serait sans doute souhaitable certes, mais consacrer des forces à cette entreprise qui nous dépasse vous et nous, et qui soit ne peut être que très minoritaire si elle se limite au public que nous pouvons rassembler, soit être moins minoritaire mais à la condition d'être impulsée par le PCF en France, ou par d'autres tendances réformistes en Europe, ne nous semble pas un choix politique susceptible de renforcer nos tendances ou de faire progresser, même un peu, nos idées. L'analogie avec le Vietnam est d'ailleurs juste : ce mouvement aura, dans le contexte actuel, au moins autant de limites politiques, et probablement infiniment moins d'envergure.

Enfin, la montée du racisme nous préoccupe comme vous. Mais selon nous, les révolutionnaires doivent d'autant plus renforcer leur influence dans les entreprises, car c'est là qu'auront lieu les modifications déterminantes de rapports de forces. Ils n'ont pas à mettre les travailleurs qu'ils influencent à la remorque d'initiatives apolitiques, ou anti-politiques, que l'on peut soutenir malgré leurs limites, mais que l'on ne doit pas présenter comme plus déterminantes, qu'elles ne sont, sous peine d'entretenir des illusions néfastes.

Il semble donc évident que nous ne puissions pas envisager d'organiser d'interventions communes sur ces questions, car cela pose le même problème que dans les entreprises. On ne peut pas, dans de telles campagnes, développer des positions différentes, voire contradictoires, devant un public mobilisé sur un geste précis, pour une action donnée.

Par contre, d'autres activités politiques, de caractère plus général, tout en étant publiques, peuvent selon nous être organisées en commun et nous faire apparaître ensemble aux yeux de tous.

Nous organisons pour notre part des réunions publiques tant à Paris qu'en province qui, tout en étant consacrées à des questions politiques, ne relèvent pas de l'intervention immédiate.

C'est ainsi par exemple que nous réunissons à la Mutualité à Paris, régulièrement, chaque mois, depuis des années, un public de 1 200 personnes environ, dans le cadre des réunions du Cercle Léon Trotsky (ces réunions portent ce nom depuis un an environ). Dans certaines villes de province, sous des appellations variées, nous avons des réunions publiques ou semi publiques semblables.

Ces réunions ne sont pas des meetings circonstanciels, elles sont consacrées à des sujets politiques qui, même importants, voire capitaux, ne sont pas formellement d'actualité. Sur ces sujets, nous pourrions avoir des divergences ou des convergences. Pourquoi n'organiserions-nous pas de telles réunions, consacrées à de tels sujets, sous une forme à déterminer ?

Nous pourrions par exemple développer chacun nos positions sur un même sujet lors de la même réunion, ou au contraire traiter alternativement, lors de réunions successives, des sujets différents.

Evidemment, vous ne faites pas jusqu'ici ce type de réunions régulières destinées à un public restreint intéressé par des exposés politiques sur de tels sujets, et nous sommes la seule organisation d'extrême gauche à rassembler ainsi chaque mois à Paris un millier de participants, mais tout porte à croire que dans votre public il y aurait le même nombre de camarades intéressés et que nous pourrions ainsi rassembler régulièrement chaque mois plus de 2 000 personnes prêtes à s'intéresser aux grands événements politiques de notre époque. Ce serait là une apparition politique qui refléterait nos relations privilégiées bien mieux que la fête, d'autant que cela n'exclut pas cette dernière, qui prendrait ainsi une autre dimension.

Et puis, dans le même ordre d'idées, nous vous rappelons notre proposition, déjà ancienne, d'étudier les moyens de publier en commun nos hebdomadaires respectifs. Nous y consacrons chacun beaucoup d'efforts, financiers et militants, pour répéter séparément bien des choses que nous pourrions dire en commun, alors que ce que nous disons de différent pourrait l'être aussi bien dans un seul hebdomadaire que dans deux.

Nous savons que cette proposition vous paraît impossible à réaliser ou pour le moins prématurée. Mais nous souhaitons quand même que s'engage à ce propos une discussion entre nous, bien que cela pose tout le problème de nos différences dans la conception de nos interventions écrites.

Cela vous paraît en effet être une contradiction de notre part de vous proposer d'éditer en commun nos hebdomadaires tout en affirmant que l'édition de tracts communs dans les entreprises n'est pas souhaitable. Mais à nous, ce qui paraît erroné c'est l'inverse. Car cela sous-estime à la fois les travailleurs du rang et les lecteurs de nos presses respectives.

Bien sûr, nous pouvons sur un tract d'entreprise, protester ensemble contre l'austérité, le gouvernement ou le patronat. Mais dès qu'il s'agit d'agir, nous sommes en désaccord. Dès qu'il s'agit de s'opposer à la politique des appareils syndicaux, ou à leur absence de politique, nous divergeons sur les moyens. C'est cela qu'il faut arriver à résoudre. Et ce n'est pas en signant symboliquement des papiers qui ne nous engageraient à rien que nous y parviendrons.

En fait, un tract, une feuille d'entreprise, une intervention commune, nécessitent d'être d'accord sur une politique et ne permettent pas d'être un jour d'accord et l'autre pas, car il s'agit d'agir ensemble, plus que de s'exprimer ensemble.

Comme nous le disions plus haut, ce qui serait un réel changement pour les travailleurs dans les entreprise où nos courants coexistent, c'est de voir, lors des luttes, nos militants agir toujours en commun. Mais cela arrive encore trop rarement. A quoi bon signer un texte de propagande commun sur un sujet général si, à la première lutte, à propos même du mouvement où les travailleurs sont engagés, nos militants prennent des positions différentes ?

Par contre nos hebdomadaires respectifs s'adressent à un tout autre public qui attend de nous tout autre chose : ce public n'attend pas que nos choix, il veut connaître les raisons de nos choix. Et à ce public nous pouvons parfaitement exposer les raisons de nos choix respectifs lorsqu'ils sont différents, et l'en rendre juge.

Le public de nos hebdomadaires est constitué de militants ou de sympathisants qui se posent les problèmes politiques et qui sont prêts à les discuter. Ce public pourrait supporter, voire trouver positif, la défense contradictoire, dans le même organe, de deux options différentes sur un même sujet.

Rouge a quelques milliers de lecteurs et Lutte Ouvrière en a autant. Bien sûr, ce sont peut-être en partie, mais en partie seulement, les mêmes. Et il est donc vraisemblable que cet hebdomadaire commun aurait deux fois plus de lecteurs que nos hebdomadaires respectifs. D'autant que cela provoquerait peut-être un certain courant de curiosité, sinon d'estime, pour une expérience qui donnerait l'exemple de rapports qui trancheraient avec « ceux qui règnent en général dans le mouvement ouvrier » .

La chose qui est certaine, c'est que nous diminuerions sensiblement les efforts militants et les coûts. Diminuer les coûts, augmenter les lecteurs (et les recettes) ne serait-ce pas un avantage considérable ?

En contrepartie, est-ce que cela voudrait dire que sur chaque sujet il y aurait deux articles contradictoires, deux articles différents ? Peut-être, mais peut-être pas. Bien des articles d'information, de culture et même de politique, pourraient être communs, quelques autres pourraient se contenter de quelques lignes complémentaires de la part de celle des deux rédactions qui veut émettre des réserves. Et puis, effectivement, certains choix politiques, et sans doute les plus d'actualité, devraient être exprimés contradictoirement par les deux tendances en termes différents. Mais où serait l'inconvénient par rapport à tous les avantages matériels et politiques, puisque cela se ferait devant un public politisé, un public équivalent à celui de la fête, un public qui justement pourrait être sensible à nos rapports préférentiels malgré nos différences.

C'est pourquoi d'ailleurs, tout en acceptant de mener un débat par une tribune publique dans Critique Communiste et Lutte de Classe, nous regrettons que ce débat ne soit pas publié dans Rouge et Lutte Ouvrière, car outre que nous ne voyons aucun inconvénient à une telle publicité, nous pensons que l'arrêt du « Quatre pages commun » pourra être interprété comme un recul pour notre public commun. Ce qui a nui au « Quatre pages » c'est justement le point de vue de départ consistant à rechercher les points d'accord plutôt que de la discussion. Cela nous a amenés à écarter la plupart des problèmes d'actualité qui pouvaient nous tenir à coeur, et a entraîné un manque d'intérêt pour ce « Quatre pages », tant de nos rédactions guère motivées, que de nos lecteurs. Nous espérons donc que nous parviendrons à publier une partie de notre discussion et de nos débats dans nos hebdomadaires sous forme de « pages communes » indépendamment de la tribune trimestrielle que vous proposez.

L'ensemble des désaccords politiques ou des divergences d'appréciation sur les points politiques que vous avez soulevés dans votre lettre trace donc des limites à ce que nos deux organisations pourront pour le moment réussir à faire en commun, dans l'avenir immédiat. Cela dit, nous partageons tout à fait votre façon de voir et, tout comme vous, nous souhaitons renforcer l'intervention des révolutionnaires dans la situation présente et travailler à rassembler les conditions d'une véritable unification de nos forces militantes, en trouvant dans l'immédiat des moyens et des occasions de rapprocher nos deux organisations par des propositions qui ne soient « pas directement dépendantes de nos perspectives d'activité conjointe dans les mois qui viennent ».

Enfin, nous ajouterons que nous avons été très sensibles à l'invitation qui nous a été faite de participer à certaines réunions organisées sous l'égide du Secrétariat Unifié, ainsi qu'aux contacts que vous nous proposez pour mieux connaître la réalité militante de votre organisation internationale en Europe et en Amérique latine, et en particulier au Nicaragua et en Amérique centrale.

Par la force des choses, nous ne pouvons vous proposer de réciproque sur ce terrain, mais bien entendu notre organisation est ouverte à tous les contacts que vous jugeriez bons et à tous les militants de votre organisation internationale que vous pourriez désigner à cet effet.

Veuillez agréer, chers camarades, nos fraternelles salutations.

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