Pologne : L'état de guerre bientôt suspendu, mais la guerre contre les travailleurs n'est pas finie01/12/19821982Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/1982/12/98.jpg.484x700_q85_box-27%2C0%2C2451%2C3504_crop_detail.jpg

Pologne : L'état de guerre bientôt suspendu, mais la guerre contre les travailleurs n'est pas finie

« Les conditions étant remplies, les rigueurs essentielles de l'état de guerre ne seront plus en vigueur avant la fin de l'année » , c'est ce qu'a annoncé dimanche soir 12 décembre le général Jaruzelski à la radio et à la télévision polonaises. Et il a précisé ses intentions en des termes très vagues, il faut bien le dire, en ajoutant : « Seules resteront temporairement en vigueur les dispositions qui protègent directement les intérêts essentiels de l'État, créent un bouclier pour l'économie et renforcent la sécurité des citoyens » .

Les textes de loi soumis à l'examen de la Diète (le Parlement polonais) ces 13 et 14 décembre ne seront votés par cette Diète qu'à la fin du mois. Nous n'en connaissons pas encore le contenu précis ; mais ils doivent fixer le cadre d'une étape transitoire qui préparerait une restauration progressive du pouvoir civil. Et en tout cas il est d'ores et déjà clair que les prochaines mesures ne modifieront que très formellement l'état actuel des choses et laisseront à l'armée quasiment toutes les prérogatives et les pouvoirs que lui ont conférés il y a un an le recours à la loi martiale, l'instauration de « l'état de guerre » par Jaruzelski et la prise en mains par la junte militaire des postes de commande.

On sait en effet déjà que le WRON, (c'est-à-dire le Conseil Militaire de Salut National) restera en place et qu'il devra être l'artisan de cette transition. On sait aussi que les mesures d'amnistie, la levée des mesures d'internement doivent être partielles, conditionnelles et sujettes à des interprétations arbitraires. On sait aussi que les lois à venir n'auront pas pour but de supprimer les mesures d'exception, mais au contraire de légaliser certaines d'entre elles. C'est ainsi qu'elles devraient permettre au gouvernement - même une fois levé l'état de guerre - de recourir le plus normalement du monde à la militarisation des entreprises, ou de proclamer l'état d'exception dans certaines régions, voire dans tout le pays, s'il l'estime nécessaire.

Cette suspension de l'état de guerre ne sera donc même pas une suspension de la guerre contre les travailleurs polonais. Et les mesures qui vont être décidées iront en réalité dans le sens des lois déjà prises au cours de ces derniers mois et qui ont successivement décidé l'interdiction de Solidarité, puis celles de diverses associations d'intellectuels et d'artistes tandis qu'une loi « sur le parasitisme social » permettait de contraindre les syndicalistes licenciés à accepter n'importe quel travail.

Alors même si beaucoup de précisions manquent à l'heure où nous écrivons, ce que nous connaissons suffit à montrer que la levée progressive de l'état de guerre, que Jaruzelski agitait depuis des mois comme la contrepartie possible d'un retour au calme, ne se traduira pas par un réel assouplissement de la dictature. Tout juste peut-elle permettre à Jaruzelski d'avoir l'air, vis-à-vis des dirigeants du monde occidental (et ceux-ci n'en demandent sans doute pas plus) de revenir, d'ici août 1983, à une vie politique dite « normale »

Et tout prouve que les dirigeants polonais entendent continuer de museler la classe ouvrière et de tenter de liquider Solidarité, l'organisation que, au cours d'années de luttes, les travailleurs s'étaient donnée.

La dictature contre la classe ouvrière

En réalité l'incapacité pour l'État polonais de tolérer les droits démocratiques qui existent dans les pays riches bénéficiant de régime parlementaire (existence de syndicats libres et de partis politiques multiples) n'est pas nouvelle.

Elle ne date pas de décembre 1981. Elle ne date même pas de l'après-guerre et de l'établissement dans ce pays d'un régime de démocratie populaire. contrôlé par l'Union Soviétique car, en réalité, ce pays n'a jamais connu que des régimes dictatoriaux. Et cette situation s'explique par le sous-développement économique dont la Pologne, pour diverses raisons, n'est jamais parvenue à sortir.

Les dirigeants de la « Pologne Populaire » ont tenté de développer l'industrialisation de leur pays. Ces dernières années ils ont emprunté aux pays occidentaux et ils ont compté sur une possible extension de leurs exportations. Mais en fait le marché international se restreint. La dette s'accroît et son remboursement est plus coûteux.

Ces difficultés économiques sont à l'origine des différentes tentatives faites par les différents gouvernements polonais pour augmenter les prix et pour restreindre la consommation de la population laborieuse. Et c'est pour résister à cette politique qu'à plusieurs reprises (en 1970, en 1976, en 1980) la classe ouvrière a réagi par des luttes d'envergure dont est sortie Solidarité.

Or tant que Solidarité existait, organisant près de dix millions de travailleurs, les dirigeants polonais se trouvaient dans l'incapacité d'imposer de nouveaux sacrifices aux travailleurs, en particulier les hausses de prix de 200 à 300 % qu'ils estimaient nécessaires. Le durcissement du régime, marqué par le coup de force de Jaruzelski il y a un an, correspondait à la nécessité de mettre fin à la contestation ouvrière et de restreindre encore le niveau de vie de celle-ci.

Un an après on peut constater que la politique du gouvernement polonais a bien entraîné une détérioration des conditions de vie et de travail des travailleurs mais pas un redressement de l'économie, ni une réelle résorption de la dette.

Les statistiques officielles reconnaissent une baisse de pouvoir d'achat de la population travailleuse de 30 %. Elle a été en réalité de 40 à 50 %. Tous les reportages expliquent que les familles ouvrières ont des problèmes d'approvisionnement en nourriture et que les vêtements ou les chaussures manquent.

Le régime se félicite d'une augmentation sensible de la production charbonnière qui a été obtenue au prix de la militarisation du travail et au mépris de la sécurité (plusieurs catastrophes minières ont eu lieu) et moyennant un recours systématique au travail du week-end. Mais ces résultats et quelques autres, dans d'autres domaines, ne changent rien au marasme économique général. Globalement le niveau de production industriel était en juillet 1982 de 6,8 % plus faible qu'en juillet 1981.

Parallèlement dans les campagnes la situation aussi s'aggrave : on trouve moins de viande de boucherie disponible et moins de volailles et d'œufs. Quant au matériel agricole il est signalé en mauvais état et souvent inutilisable. Par ailleurs un certain nombre de « programmes opérationnels » qui devaient relancer certains secteurs industriels sont des échecs patents.

Alors aujourd'hui, comme il y a un an, les dirigeants polonais, avec ou sans casquette militaire d'ailleurs, s'apprêtent à imposer encore de nouveaux sacrifices aux travailleurs des villes et des campagnes de Pologne. L'an dernier les prix d'une partie des produits usuels ont augmenté de 200 à 300 %. Une nouvelle hausse importante serait en préparation.

La répression systématique qui a suivi le 13 décembre et qui s'est poursuivie toute l'année a porté des coups très durs aux luttes ouvrières et réduit considérablement les forces militantes et les capacités d'intervention de Solidarité. Le gouvernement polonais ne peut relâcher la pression. Et c'est pourquoi les dirigeants polonais entendent profiter des positions qu'ils sont parvenus à reconquérir malgré la résistance opposée par les travailleurs polonais et les luttes qu'ils ont menées après le coup du 13 décembre 1981.

Sans doute, Jaruzelski et son équipe n'ont-ils pas eu à faire face à une réaction immédiate de la classe ouvrière au lendemain du 13 décembre. La presse rapporte qu'ils en ont d'ailleurs été surpris. Mais l'absence d'affrontements alors, ne veut pas dire que la classe ouvrière soit restée passive devant la dictature.

Au contraire, les observateurs et la presse clandestine font état d'un impressionnant travail de restructuration de Solidarité dans la clandestinité. En mars 1982, en août et en octobre, des centaines de milliers de manifestants ont pris le risque de faire grève, de manifester dans la rue, de braver la police, la milice, l'armée. Et cela alors que la répression -perte d'emploi, emprisonnement, etc. frappait sans ménagement les grévistes, les manifestants et les simples diffuseurs de tracts.

Pourtant, il faut constater aujourd'hui que, temporairement au moins, le mouvement de résistance à « l'état de guerre » marque le pas.

C'est compréhensible et cela ne suffit sûrement pas à hypothéquer l'avenir des luttes de la classe ouvrière polonaise. Sous la dictature, il est difficile pour les travailleurs de s'organiser dans la clandestinité et de mener des luttes. II n'est pas étonnant qu'aujourd'hui une partie importante des travailleurs polonais semblent dans l'expectative, sinon quelque peu démoralisés. En effet, l'échec de la journée prévue pour le 11 novembre a sans doute été lié au fait que l'Église ait mis son poids dans la balance contre la grève. Mais force est de constater qu'en d'autres circonstances déjà l'Église avait prôné le retour au calme. Or, faute d'être entendue, elle s'était alors montrée solidaire des mouvements.

Si le 11 novembre, elle s'est montrée ferme, c'est peut-être parce que les promesses du pouvoir concernant la place laissée à l'Église (symbolisée par la possibilité de la visite du pape) méritaient qu'elle prenne le risque de se voir désavouée par la population. Mais c'est aussi sans doute parce que ses dirigeants avaient conscience que sa position ne soulèverait pas de réprobation parmi la grande majorité des travailleurs polonais, qu'ils aspiraient à un répit.

Mais les dirigeants polonais savent bien que ce répit ne peut être que transitoire et c'est bien pour cela qu'ils ne veulent pas prendre le risque d'assouplir leur politique vis-à-vis de la classe ouvrière et de voir renaître et se renforcer rapidement Solidarité.

C'est pour cela qu'ils ne veulent pas prendre le risque de faire sortir des camps et prisons les militants ouvriers autrement qu'au compte-gouttes. Car ils sentent sans doute que le moindre recul de leur part en ce domaine pourrait encourager la classe ouvrière à relever la tête.tab

Le rapprochement de l'église et de jaruzelski

On pourrait s'étonner, dans cette situation, de voir le pouvoir mener au contraire une politique plus conciliante vis-à-vis de l'Église. Mais en réalité cette attitude est bien le pendant de la politique sans concession contre Solidarité.

Même si en Pologne l'immense majorité de la population paysanne et la majorité de la population ouvrière est catholique, liée à l'Église, cette institution n'est évidemment pas plus là qu'ailleurs le représentant des intérêts des travailleurs des villes et des campagnes. L'Église, en Pologne comme dans tous les pays du monde est un corps réactionnaire et conservateur et un facteur d'ordre social. Et ses liens avec le mouvement ouvrier sont le produit de circonstances.

Le crédit de l'Église polonaise parmi la population laborieuse ne date pas de ces dernières années, ni d'après-guerre et de l'établissement en Pologne d'un régime de démocratie populaire contrôlé par l'Union Soviétique. Dans ce pays à différentes périodes partagé et soumis à des dominations diverses, l'Église a toujours représenté un pôle qui exprimait plus ou moins les aspirations nationales de la population en même temps qu'elle constituait une force politique importante.

La stalinisation de l'État polonais et la politique de ses dirigeants menaçaient la place de l'Église dans la société. Et l'on vit dans les années cinquante l'Église défendre bec et ongles non seulement son droit d'exister en tant qu'organisation religieuse mais aussi défendre ses privilèges temporels et ses propriétés.

Les affrontements entre le pouvoir et l'Église ont été durs. En 1953, le primat de Pologne, le cardinal Wyszinski était arrêté. II fallut attendre 1956 pour que des négociations aient lieu entre le régime, désormais dirigé par Gomulka, et l'Épiscopat. L'Église obtint pour un temps le droit à l'éducation religieuse dans les écoles. Puis ces droits lui furent repris et l'Église reprit la lutte pour obtenir le droit de diffuser un enseignement religieux, le droit de construire des églises et d'avoir une presse.

Au fil des années, l'Église fut sans doute à maintes reprises combattue par le pouvoir. Mais elle fut quand même toujours tolérée, les dirigeants polonais (comme leurs homologues des autres pays dictatoriaux) sachant bien qu'elle était malgré tout un facteur d'ordre social. Et grâce à cette tolérance, grâce au poids de son appareil et à ses liens avec la population, elle fut très longtemps la seule force d'opposition gardant un rôle réel.

Ses démêlés avec le pouvoir lui forgèrent l'image d'une Église militante et opprimée. Opprimée parce que catholique, opprimée parce que polonaise. Et il est certain que de nombreux travailleurs se reconnaissent en elle non seulement à cause de leur éducation religieuse, mais aussi parce qu'ils avaient le sentiment que l'Église, ses prêtres et ses militants laïcs, étaient comme eux victimes du pouvoir en place. Parce que c'étaient les mêmes - c'est-à-dire les dirigeants liés à Moscou - qui étaient à la fois responsables des mesures prises contre les prêtres et de la misère du peuple.

L'Église qui véhicule ouvertement des idées anticommunistes, pro-occidentales et réactionnaires exprime néanmoins un sentiment national largement partagé par la population et son poids est incontestable et déterminant dans le mouvement ouvrier polonais.

Dans les luttes ouvrières de 1970 et 1976, une partie du clergé et des militants laïcs catholiques ont pris part aux luttes, aidé à l'organisation des travailleurs et les ont soutenus contre les répressions organisées par le pouvoir.

II s'est ainsi forgé une génération de militants catholiques, liés aux travailleurs, nationalistes dans leurs idées, réformistes dans leur politique, Walesa et d'autres dirigeants de Solidarité en sont de significatifs représentants.

Et il est incontestable que l'Église a exercé une profonde influence sur l'opposition constituée par les intellectuels laïques qui se définissaient comme des hommes de gauche partisans d'un socialisme polonais démocratique.

Longtemps hostiles, ces deux courants d'opposition (d'après Adam Michnik qui est un des représentants des intellectuels laïques), se seraient rapprochés dans la période 1975-1976. « L'Épiscopat, explique-t-il s'est ouvert aux problèmes de notre époque à la suite des réformes introduites par Vatican II. II a compris qu'il lui fallait se rapprocher du temporel, donc des problèmes de la société polonaise. Il y a rencontré l'opposition » .

L'un des représentants de l'opposition catholique explique de son côté : « La gauche a enfin abandonné son sectarisme et découvert que l'Église avait une tradition de tolérance, de libéralisme pas si éloignée de ses préoccupations » .

Mais il est certain aussi que si ce rapprochement a été possible c'est parce que ces deux oppositions avaient en commun des perspectives nationalistes. Une perspective qui les conduisait à ne jamais poser les problèmes politiques et sociaux en termes de classes sociales.

Il est d'ailleurs caractéristique de voir comment Jacek Kuron, un de ces représentants de la gauche laïque, un des fondateurs et des dirigeants du KOR, explique l'enthousiasme suscité par l'élection du pape : « Depuis 130 ans ce pays n'existait plus politiquement, dit Kuron. On a toujours été l'objet politique d'une autre nation, on ne savait même plus dans le monde où se trouvait la Pologne. Tout à coup le pape va changer cette situation, permettre au pays de compter aux yeux de l'opinion mondiale ». Et d'expliquer plus loin : « Dans la psychologie de ce peuple, cette élection est avant tout la victoire de la société combattante, celle qui s'est mobilisée pour édifier ses églises, pour faire respecter la liberté de conscience donc, en fin de compte, la liberté de l'homme ».

Mais ce rapprochement de l'Église vers les courants politiques laïques de gauche et la liaison de nombreux prêtres et militants catholiques avec le mouvement ouvrier ne voulait pas dire que l'Église devenait moindrement le représentant des intérêts de la classe ouvrière polonaise.

Si elle a soutenu les luttes ouvrières, si elle a appuyé la naissance et le développement de Solidarité, c'est parce que cette politique correspondait à ses intérêts propres et lui conférait dans la société polonaise un rôle d'arbitrage entre le pouvoir et le mouvement ouvrier.

L'Église, qui depuis des décennies occupe en quelque sorte le rôle d'un parti d'opposition, a joué, par l'intermédiaire des dirigeants de Solidarité un rôle déterminant dans le formidable mouvement de luttes ouvrières qui a culminé en août 1980 et en 1981. Elle a renforcé là son crédit et son prestige dans la classe ouvrière comme dans toute la population. Et ce crédit et cette autorité sont autant d'atouts dans sa lutte pour étendre ses prérogatives et dans ses discussions avec le pouvoir.

Au cours de l'année 1981 l'Église est ainsi devenue un intermédiaire indispensable entre le pouvoir et Solidarité. Elle est devenue une pièce maîtresse qui pouvait être le pivot d'une « entente nationale » souhaitée par les dirigeants en place et par Solidarité. Cette entente s'est avérée impossible parce que le pouvoir ne voulait pas ou ne pouvait pas y mettre le prix minimum en dessous duquel Solidarité appuyée sur une classe ouvrière mobilisée ne pouvait descendre.

L'intervention de l'armée n'a pas empêché l'Église de continuer à dialoguer avec le pouvoir et à mettre son poids dans la balance pour rétablir le calme social. Au lendemain du coup d'État, elle enjoignait aux fidèles de ne pas se laisser aller à la haine.

Son attitude est certes restée marquée par une solidarité vis-à-vis des luttes ouvrières et vis-à-vis des militants ouvriers clandestins. Sa modération allait de pair avec l'organisation d'une aide matérielle et morale aux victimes de la répression, familles d'emprisonnés ou de licenciés. Et finalement jusqu'à novembre, malgré ses hésitations, l'Église ne s'était jamais désolidarisée de Solidarité clandestine. Mais il est certain que dans la mesure où la combativité des travailleurs marque le pas, l'Église a les mains plus libres pour jouer son propre jeu vis-à-vis du pouvoir polonais, indépendamment des aspirations et des intérêts du mouvement ouvrier polonais dont elle s'est retrouvée l'alliée circonstanciellement.

II est bien impossible de savoir quelles ont été et quelles sont, depuis un an, les discussions entre l'Église et le pouvoir. Mais il apparaît en tout cas que dans les négociations qui ont eu lieu ces dernières semaines, les représentants de l'Église ont visiblement obtenu en contrepartie de leur appel au calme des promesses dont celle de la visite du pape. Ils ont tenu à exiger aussi du pouvoir la libération de Walesa. II est leur homme, et sans cette libération leurs tractations pouvaient paraître une trahison. Mais ce n'est bien sûr pas l'intérêt du mouvement ouvrier qui leur dicte leur attitude.

Certains articles de bulletins clandestins de Solidarnosc font état de l'étonnement de certains militants ouvriers polonais qui ont le sentiment que maintenant l'Église change de politique. Mais en réalité elle ne fait que continuer sa politique de toujours qui consiste à s'adapter aux circonstances pour jouer un rôle politique et social et accroître son poids dans la société.

Aujourd'hui, la venue en Pologne du pape est sans conteste bien plus importante pour l'Épiscopat polonais que la défense du droit pour les travailleurs polonais, si catholiques soient-lis, d'avoir un syndicat qui les représente.

Alors, il n'est pas impossible que les dirigeants polonais trouvent demain un compromis avec l'Église tout en continuant à réprimer le mouvement ouvrier et ceux qui n'écouteront pas les conseils de soumission des évêques.

Solidarité à la recherche de « l'entente nationale »

Aujourd'hui, un an après le coup d'État, et surtout après le tournant de l'Église et la libération de Walesa, tout le monde se demande quelle peut être la politique des dirigeants du mouvement ouvrier polonais.

On a pu se demander ainsi s'il n'y aurait pas divorce entre Lech Walesa, libéré grâce à l'intervention de l'Église et les dirigeants de Solidarité clandestine. Et il faut bien reconnaître que même si ces derniers ont tenu à déclarer qu'ils étaient solidaires de leur leader, on sait bien peu de choses sur les discussions internes qui ont lieu au sein de cette organisation.

On ne peut pas exclure que les dirigeants de Solidarité acceptent une sorte de trêve de fait.

II est bien difficile de juger d'ici la justesse des compromis tactiques que les dirigeants ouvriers polonais peuvent être amenés à accepter. Leur bien-fondé dépend, bien sûr, de la situation réelle de la classe ouvrière, de son moral et de sa force.

Des bruits ont couru selon lesquels Walesa pourrait accepter d'appeler les travailleurs et les militants de Solidarité à participer aux syndicats que le pouvoir tente en vain de mettre en place, si les militants de Solidarité pouvaient y entrer librement. Cela n'est corroboré par aucune des déclarations officielles de Walesa qui sans se prononcer contre cette éventualité continue d'affirmer qu'une amnistie générale et la « reconnaissance de principe du pluralisme syndical » sont des préalables à tout accord avec le gouvernement.

Mais même une telle participation ne serait pas forcément en soi une erreur ni une trahison. En l'absence de tout espoir de faire reconnaître à court terme Solidarité, elle pourrait être dans l'immédiat un moyen pour les militants ouvriers de se retrouver en liberté et en contact avec leurs camarades de travail. Elle pourrait même aller de pair avec un travail visant à organiser clandestinement la classe ouvrière. Pourquoi pas, avec des militants ou des organisations qui en auraient la volonté et qui auraient clairement conscience de la nécessité d'une organisation de classe des travailleurs ?

Et cela est vrai pour bien d'autres décisions d'ordre tactique comme le maintien de telle ou telle manifestation. II est peut-être plus utile aujourd'hui pour les travailleurs combatifs d'économiser leurs forces, que de les user dans des affrontements minoritaires qui ne peuvent déboucher ou de précipiter des épreuves de force même partielles qui ne peuvent être gagnées.

Si quelque chose paraît déterminant pour l'avenir du mouvement ouvrier polonais actuel ce n'est pas qu'il semble s'orienter dans l'immédiat vers une pause sanctionnant un recul de fait. Si problème il y a - et grave celui-là - c'est celui de savoir quelles perspectives les dirigeants du mouvement ouvrier polonais offrent aux travailleurs dans cette pause et au-delà.

La clandestinité dans laquelle vivent la plupart des dirigeants de Solidarité fait que nous ne savons pas grand chose de leurs positions actuelles. Mais les déclarations de Lech Walesa au moment de sa libération ont été claires. II a précisé qu'il n'avait pas changé, qu'il était toujours dans la ligne qui était la sienne lors de la signature des accords de Gdansk en août 1980.

Cette déclaration de Walesa a peut-être rassuré ceux qui pouvaient craindre qu'un an d'internement n'ait entamé la combativité et le courage personnels de Walesa. Elle pouvait rassurer ceux qui se demandaient si un compromis n'avait pas été conclu dans leur dos. Tout indique jusque-là que Walesa est resté fidèle à lui-même, fidèle à ses principes, fidèle à ses perspectives. Mais c'est bien là qu'est le problème.

Une lettre de Walesa à Jaruzelski qui vient d'être publiée se termine par ces termes : « Personne n'a à faire de cadeaux à personne et personne n'a besoin de demander l'entente à genoux car si l'on est soucieux du bien du pays, l'entente est une nécessité. Toute personne soucieuse du bien du pays doit pourtant être ouverte à l'entente » .

Sans doute s'agit-il là d'une lettre s'adressant àJaruzelski et ses termes ont été choisis en fonction de circonstances précises. Mais elle reflète tout de même le fait que Lech Walesa continue d'agir dans les perspectives qui ont été les siennes jusqu'à présent.

Le problème du mouvement ouvrier polonais est que ses dirigeants, si représentatifs soient-ils de la classe ouvrière, sont politiquement dans le sillage de l'Église ou encore d'autres courants d'opposition nationaliste qui véhiculent l'idée que la nation polonaise est une, et que les différentes classes sociales qui la composent ont une communauté d'intérêts qui fait passer au second plan les conflits qui les opposent.

C'est cette illusion qui leur a fait croire jusqu'au bout que l'affrontement ne pouvait pas venir du régime lui-même mais uniquement de l'URSS. Ce sont ces illusions qui les ont conduits à ne pas envisager que les travailleurs pourraient avoir à affronter l'armée polonaise.

Cette perspective nationaliste des dirigeants ouvriers polonais se double d'une conception profondément réformiste des rapports entre la classe ouvrière polonaise et le pouvoir, même s'il s'agit d'un réformisme à la sauce polonaise, original dans ses justifications. La stratégie qu'ils ont proposée aux travailleurs n'a jamais été de se donner les moyens de prendre un jour en mains la direction de la société et d'exercer le pouvoir politique. Ils ont eu le courage et l'audace de conduire les luttes de millions de travailleurs. Ils ont défié à maintes reprises le régime. Ils ont construit une organisation syndicale puissante. Mais ils n'ont jamais fixé aux travailleurs d'autre but que celui d'obtenir du pouvoir en place un aménagement de la société.

Au moment des accords de Gdansk et pendant toute la période où le mouvement ouvrier victorieux était un pôle pour la population, où Solidarité organisait des millions de travailleurs, les dirigeants de Solidarité ont toujours tenu à préciser qu'ils étaient partisans d'un compromis avec le pouvoir en place et non de son renversement même à lointaine échéance. Et cette position n'était pas seulement pour eux une position tactique tenant compte du rapport des forces national et international, mais une position de principe.

Lors d'une interview au journal Politika publiée par Alternative, l'un d'eux répondait ainsi à la question que lui posait un journaliste sur le caractère politique des statuts de Solidarité

« Nous avons pourtant clairement déclaré que nous acceptions la constitution (...) Le rôle dirigeant du parti est mentionné dans la constitution, il est mentionné dans les accords de Gdansk ».

Et plus loin c'était Walesa qui disait, sous une forme bonhomme peut-être, mais cela est le reflet d'un état d'esprit : « Nous sommes des Polonais, et des Polonais responsables. Nous ne demandons pas à régner » , pour préciser plus loin : « Nous sommes tous formés dans une certaine mentalité. Élevés en Pologne populaire, nous pensons différemment des autres syndicats ailleurs, à l'Ouest. Nous ne pouvons éviter de diriger un petit peu, d'aider un petit peu, mais pas plus qu'un petit peu » . Sans doute s'agissait-il là de réponses ponctuelles à des journalistes, mais elles sont significatives, comme sont significatifs les propos tenus par Adam Michnik, un des dirigeants du KOR à la même période : « Non, je crois vraiment, expliquait-il lors d'une conférence donnée à Varsovie que nous devons apprendre à coexister avec le pouvoir. Et nous devons lui apprendre à coexister avec nous, sur d'autres bases que celles qui ont été établies depuis trente-cinq ans » . Et de préciser un peu plus loin quel type de compromis lui paraissait envisageable : « Si je devais chercher un compromis pour la voie polonaise, si je devais trouver un exemple, ce serait celui de la voie espagnole : la société dans un effort commun des éléments ouverts au sein du pouvoir et au sein de l'opposition a su sortir le pays d'une dictature odieuse et répressive vers des formes démocratiques. Certes je reconnais qu'il y a des différences... comme la situation géopolitique, mais c'est un exemple digne de réflexion » .

Cette confiance en une possible transformation pacifique de la société, les dirigeants ouvriers polonais y ont tenu du début à la fin. Kuron, l'un des dirigeants du KOR expliquait en octobre 1980 : « Nous ne pouvons pas arrêter le mouvement, mais nous pouvons faire en sorte qu'il ne s'attaque pas aux bases politiques du système » . Un an plus tard il expliquait comment consciemment lui et d'autres « auto-limitaient » la révolution pacifique et refusaient de mettre systématiquement à profit sur le plan politique les difficultés du pouvoir en place.

Et comme tous les réformistes, Walesa, Kuron et les autres, même les plus radicaux, justifiaient leur réformisme en invoquant le réalisme de leurs perspectives. Mais leur démarche a en réalité enfermé la classe ouvrière dans un piège.

II ne s'agit pas de dire qu'à une période quelconque se posait en Pologne le problème de la prise immédiate du pouvoir par les travailleurs. Ni surtout de dire que par une politique plus juste l'affrontement pouvait être évité ou que la classe ouvrière avec une autre politique l'aurait emporté à coup sûr.

Mais une chose est certaine, c'est que la prudence réformiste, la volonté d'épargner le pouvoir n'a pas empêché l'affrontement avec celui-ci. Par contre elle a contribué à ce que celui-ci se produise sans que la classe ouvrière s'y attende et y soit préparée.

Car ce que Walesa et Kuron ne voulaient ni croire ni voir c'est que c'était en réalité leur réformisme qui était irréaliste et utopique. C'est la perspective à long terme qu'ils proposaient qui est contradictoire et impossible : changer la société sans toucher au régime.

Ils prétendaient finalement que dans la société polonaise sous-développée, en plein marasme économique, on pouvait changer la société et le sort de la classe ouvrière sans toucher vraiment aux privilégiés, sans toucher surtout à la police, à l'armée, à l'État. Ils croyaient que l'autogestion était possible quand la préoccupation des dirigeants était de restreindre encore la consommation de la grande majorité de la population.

Eh bien, c'est cet irréalisme-là qui a contribué à conduire la classe ouvrière polonaise dans l'impasse et qui l'a livrée sans défense à ses ennemis.

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