Lettre ouverte aux camarades de la majorité du Comité central de la LCR01/10/19851985Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/1985/10/119.jpg.484x700_q85_box-69%2C0%2C2343%2C3289_crop_detail.jpg

Lettre ouverte aux camarades de la majorité du Comité central de la LCR

Paris, le 3 octobre 1985

Camarades,

Nous avons pris connaissance, cet été, du projet de thèses politiques que vous présentez à la discussion des membres de la LCR dans la perspective du Congrès de votre organisation convoqué pour le 1er novembre.

Puisque vous avez rendu ces textes publics et que vous déclarez qu'il n'y a aucune raison que la discussion soit restreinte aux seuls militantes et militants de la LCR, nous nous permettrons de participer à cette discussion, mais notre participation fera l'objet d'autres textes.

L'objet de cette lettre est plus restreint et concerne directement nos deux organisations.

La quasi-totalité de votre projet a trait à la construction d'une alternative anti-capitaliste au travers de ce que vous appelez la « recomposition du mouvement ouvrier », mais les élections de mars 1986 y tiennent la place essentielle. Elles figurent en filigrane tout le long du texte et en constituent le début et la conclusion. Vos camarades sont essentiellement appelés à se prononcer sur la possibilité et l'enjeu de listes de coalition aux élections de mars 1986.

Ce qui nous surprend dans ce texte, c'est que tout votre raisonnement ne tourne qu'autour de la possibilité de réaliser une telle coalition, et qu'il n'est absolument pas envisagé - sauf quelques allusions d'une demi-ligne par-ci, par-là - ce que vous pourriez faire au cas, pourtant prévisible, où cette hypothèse ne se réalisait pas. A vous lire, la seule chose utile que votre courant puisse faire dans ces élections, c'est de s'y présenter avec cette seule perspective et apparemment toute autre alternative ne vous paraît pas envisageable.

Qu'en conclure, sinon que la LCR n'est pas prête à se présenter, en cas d'échec de ce projet « alternatif » pour le moins aléatoire, sous son propre nom, toute seule ou, ce qui revient au même, en compagnie de Lutte Ouvrière. Cette variante vous semble une hypothèse si peu favorable que vous vous refusez à l'envisager et qu'elle ne vous paraît pas nécessiter une discussion de la part de vos camarades.

Bien sûr, vous pourriez ne pas encore avoir de projet électoral bien défini. Or vous en avez un, mais un seul. En tout cas, un seul que vous exposez à vos camarades et à votre public, et sur lequel vous les appelez à réfléchir, à discuter, à s'engager.

Mais nous nous posons cependant une question : quel intérêt politique y aurait-il pour vous à ce que nos deux organisations se présentent ensemble, hors du cadre d'une alternative anti-capitaliste basée sur un regroupement selon votre coeur ?

Il n'y a apparemment pour vous ni trace d'enjeu, ni le moindre intérêt politique à une telle participation et à une telle campagne commune limitées à nos deux seules organisations. Vous n'avez rien à en dire aux travailleurs, rien à en dire à la gauche, rien à en dire au public auquel vous étendez la discussion dans le préambule de vos textes, rien à en dire à vos militants, rien sur lequel ils pourraient se prononcer lors de votre congrès, où pourtant les élections de mars 1986 tiendront la place essentielle.

De ce texte dont nous parlons, nous n'avons pu que déduire que l'éventualité de nous retrouver seuls sera un échec, pas seulement d'une hypothèse militante, mais un échec tout court, une défaite tout court, ce qui ne nous paraît pas un état d'esprit favorable pour engager une campagne électorale de nos deux seules organisations. a moins de se contenter de le faire de façon toute formelle, sans se servir des panneaux électoraux, en se dispensant au besoin de professions de foi, et sans même faire campagne.

Ce que vous pourriez faire alors, avec nous, ne serait qu'un geste formel limité aux relations habituelles entre nos deux organisations et aux positions de principe des révolutionnaires face aux élections.

A l'époque même de la parution de ce texte, il était déjà patent que le regroupement que vous envisagiez ne pourrait pas se faire, ni à l'échelle nationale, ni même à l'échelle locale, autrement qu'exceptionnellement.

Aujourd'hui, c'est démontré et cela ressort d'ailleurs de vos propres informations ; il n'y aura pas de coalition selon votre coeur, ni dans les législatives - mettons, à une ou deux exceptions près - et il n'y en aura pas plus d'une demi-douzaine dans les régionales.

Plus grave encore, ce qui ressort de votre texte - dont le moins qu'on puisse dire est qu'il n'était pas prémonitoire - que vos camarades sont appelés à voter lors de votre congrès de novembre, c'est que vous attribuez et attribuerez peut-être à ces quelques cas particuliers plus de signification et d'importance politique qu'aux 95 listes que vous compteriez, selon ce que vous nous avez dit, présenter en commun aujourd'hui avec nous aux législatives.

A vous lire, si votre projet échoue, il vous semble aller de soi qu'il sera toujours temps de faire un accord symbolique avec LO pour des listes communes qui ne laisseraient pas le PCI occuper seul le paysage.

Mais peut-être comprendrez-vous dans ce cas que ni nous-mêmes, ni nos militants n'auront sans doute envie de faire l'effort financier et humain d'une campagne électorale nationale en commun avec une organisation et des militants qui n'y verraient aucun intérêt autre que de principe. Il nous semble qu'à ce moment-là, la présentation de trois listes communes pourrait amplement suffire à satisfaire nos principes respectifs et nos relations de bon voisinage, tout en ayant l'immense avantage de nous faire réaliser, ainsi qu'à nos militants et à nos sympathisants, des économies substantielles en argent et en dévouement. Cela vous permettrait de plus d'attribuer plus aisément à la demi-douzaine de listes alternatives que vous pensez réaliser, le caractère majeur que vous leur prêtez, même si elles ne sont que régionales.

A la date de parution de ces textes, vous connaissiez notre position sur cette perspective de coalition puisqu'un accord nous liait, malgré nos divergences de vue. Vous saviez que votre projet nous paraissait irréaliste. D'abord parce qu'il ne semblait pas qu'il existe vraiment dans le pays des indices de recomposition que vous affirmiez percevoir. Les seuls groupes ou militants un tant soit peu représentatifs (écologistes, régionalistes, etc.) avec lesquels vous vouliez engager une telle discussion représentaient des courants avec lesquels, à notre avis, il était non seulement faux de vouloir faire un accord politique, mais qui, de toute façon, nous en avions la conviction, se refuseraient à tout accord avec vous, et a fortiori avec nous. Nous vous l'avions dit : même si nous étions d'accord, eux ne le seraient de toute façon pas.

Entendons-nous bien. nous vous l'avons dit, nous ne vous reprochons pas d'avoir essayé. les révolutionnaires doivent savoir tenter l'impossible. nous avons au contraire admis devant vous pouvoir nous tromper dans notre appréciation de la situation, car ni vous, ni nous, ne sommes des partis réellement implantés, nous sommes de petites organisations et nous pouvons avoir une vue partielle de la situation, et pourquoi pas divergente, parce que confrontés à des milieux et à des réalités différentes.

C'est pourquoi, à l'époque, étant donné nos rapports, nous avions accepté, nous vous le rappelons, en ne rendant pas public notre désaccord, de vous permettre de mener l'expérience jusqu'au bout afin d'en rediscuter ultérieurement, une fois l'expérience faite, sur des bases plus concrètes que ce qui pouvait paraître comme des analyses a priori. Nous avons donc participé à toutes les réunions où vous nous avez invités, sans manifester notre désaccord de principe qui aurait pu diminuer la crédibilité que nos deux organisations unies pouvaient représenter auprès de ces courants.

Nous avons donc fait, vous le savez, la démarche qui consistait à vous accorder un maximum de crédit, à vous-mêmes sinon à votre projet. Nous pouvions attendre de vous la même attitude.

Quoi que vous pensiez de notre raisonnement, vous auriez pu prendre en considération au moins la force militante largement équivalente à la vôtre que nous représentons et dont vous ne pouvez guère vous passer.

Vous agissez bien souvent avec nous comme si nous étions une organisation activiste mais peu politique, tandis que la vôtre détiendrait le bagage théorique propre à lui faire jouer un rôle plus dirigeant que le nôtre. C'est pourquoi nous attendons de vous qui maniez - paraît-il - le raisonnement politique mieux que nous, de nous expliquer, ainsi qu'à tous nos militants et sympathisants, quel intérêt nous aurions, après ce que vous avez écrit là, à nous présenter, ensemble ou séparément, à ces élections, si la perspective que vous décrivez dans ce texte de congrès ne se réalise que dans quelques départements, et aux régionales de surcroît. Une campagne électorale comme celle-ci, c'est une énorme charge financière, qui va demander à nos militants, à nos sympathisants, des sacrifices considérables, dans une période difficile. Nous devrons nous adresser à des milliers de travailleurs pour leur demander de faire un sacrifice financier pour financer notre campagne. Nos militants, nos sympathisants, devront, si nous nous présentions partout, coller des affiches sur des milliers de panneaux électoraux, ce qui demande des heures et des jours de déplacements et des sacrifices financiers considérables. Peut-on demander tout cela sans raison politique ? Et peut-on, sans raison, demander aux électeurs de voter pour nos listes ?

Nous, nous ne le pensons pas. Si nous décidions de faire cet effort, c'est parce que nous y verrions une justification et pour les travailleurs eux-mêmes, et pour les électeurs eux-mêmes. Sinon, nous ne le ferons pas.

Croyez bien, camarades, que vous ne pouvez pas disposer de nous de la façon dont vous semblez le croire, et que nous ne sommes pas prêts à engager nos militants et sympathisants à faire des sacrifices importants en compagnie d'une organisation dont les dirigeants considéreraient ces efforts comme secondaires, inutiles et superflus, et qui ne seraient pas prêts à engager leurs militants à faire les mêmes. s'il s'agit de se présenter pour le principe et d'assumer l'essentiel des efforts militants, nous pouvons aussi bien - et même mieux - le faire seuls. dans cette période de recul, l'avenir appartiendra à ceux qui seront capables de tenir, de durer et d'avancer, même et surtout s'ils sont seuls.

Peut-être vos camarades sont-ils habitués - encore que nous en doutions - à se voir proposer des perspectives, des opportunités, des développements prometteurs tant qu'ils sont lointains, tout en sachant que cela c'est le côté « textes publics » tandis que la réalité sera tout autre et plus banale. Peut-être n'en sont-ils ni déçus, ni démoralisés. Mais c'est peu vraisemblable : la critique se fait habituellement dans ce cas avec les pieds.

En tout cas, nos militants et sympathisants à nous n'ont pas cette habitude. Nous ne décrivons pas les possibilités politiques sous des dehors prometteurs lorsque nous savons que la réalité est moins riche. Même si vos militants, après ce que vous soumettez à leur discussion sur les perspectives de ces élections, peuvent réellement envisager de combattre pour les listes de leur seule organisation (seule, ou avec la nôtre), eh bien, nos militants à nous ne sont pas prêts à avoir confiance dans la sincérité et dans l'efficacité d'une direction politique qui prétendrait en mars 1986 mener sérieusement, avec des seules listes LO-LCR, une campagne électorale conséquente et qui plus est à l'échelle nationale, avec tout ce que cela implique d'efforts et de sacrifices, après avoir écrit en juillet et peut-être répété en novembre que la seule perspective possible, riche, utile, serait le ralliement des forces disparates (écologistes, nationalistes, régionalistes, morceaux du PSU, etc.) qui soit ne représentent qu'eux-mêmes, soit sont des adversaires des révolutionnaires (et nous éprouvons une certaine fierté à ce que certains de vos camarades minoritaires de votre Comité central considèrent que nous sommes plus gênants qu'utiles pour attirer ces gens-là).

Les militants ouvriers et intellectuels, les sympathisants, les travailleurs qui entourent LO représentent une force réelle, toute faible qu'elle soit présentement. Ce qui n'est pas le cas des éléments insaisissables que vous prétendez regrouper. Les premiers mériteraient de votre part autant de considération et d'efforts pour les persuader de votre volonté de mener une campagne politique sérieuse à leurs côtés (parce que vous ne retrouverez finalement qu'eux à vos côtés) que vous en dépensez pour rassembler et quémander la considération de gens qui ne représentent rien, ou ne veulent pas de vous.

Il se peut qu'il existe dans le pays un certain nombre de militants, de militants ouvriers, en rupture avec la politique des grandes organisations ouvrières, et qui se posent des questions sur l'avenir. mais justement, à ces militants-là, il ne faut pas proposer de s'unir avec les écologistes, avec les régionalistes qui ne font pas partie du mouvement ouvrier.

Notre politique pour gagner ces militants-là sera au contraire de faire preuve de plus de détermination. Nous leur dirons que si nous présentons des listes dans leurs départements, leur place est sur ces listes. Nous ne leur demanderons pas d'adhérer à toutes nos idées, mais ils ne doivent pas avoir peur d'être vus en compagnie de révolutionnaires, ou de se dire révolutionnaires. Et c'est justement ce choix que nous leur offrons. Plus exactement, c'est leur capacité à faire ce choix, dirons-nous à l'électorat ouvrier, qui lui permettra de reconnaître les femmes et les hommes dans lesquels il peut et pourra placer sa confiance dans les mois à venir. Car depuis 1981, ce qui a fait faillite, c'est le réformisme, sous toutes ses formes. Le présent est ce qu'il est, mais l'avenir, lui, sera révolutionnaire.

Voilà le langage ferme que vous auriez pu tenir, et qui aurait encouragé peut-être un certain nombre de militants à vous rejoindre.

Aujourd'hui, les travailleurs ne doivent tourner les yeux que vers des gens qui n'ont pas peur de se dire révolutionnaires ou d'être vus en compagnie de ces derniers. Sur tous les autres, les travailleurs ne pourront pas compter, dans la période de recul qui s'annonce, et surtout ils devront savoir les écarter lorsque la combativité ouvrière provoquera la renaissance du mouvement ouvrier (révolutionnaire, nous le souhaitons).

C'est cela la seule perspective réaliste. Nous entrons, et nous sommes, dans une période de recul du mouvement ouvrier, qui a toute chance de s'approfondir encore. C'est le moment des démarcations, pas des rassemblements. Les travailleurs doivent savoir sur qui ils peuvent compter et pour le présent, et surtout pour l'avenir. Ce n'est pas à nous de cautionner quiconque, c'est à tous les militants honnêtes de faire le choix de la compagnie dans laquelle ils souhaitent se trouver. Il y a des militants honnêtes et de valeur au PSU. Ils doivent opter entre les Bouchardeau passés, présents et à venir, et les militants révolutionnaires dont ils doivent choisir le camp ouvertement.

Voilà nos perspectives pour la campagne des législatives en mars 1986.

Et c'est le choix que nous vous proposons de faire, consciemment, sans être réduits à le faire comme un moindre mal parce que tous les alliés que vous escomptiez trouver dans le mouvement ouvrier décomposé et sa périphérie vous auront échappé des doigts.

Pour le CE de Lutte Ouvrière Jacques MORAND

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