Les États-Unis dans la crise : deux ans de politique Reagan01/02/19831983Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/1983/02/100.jpg.484x700_q85_box-27%2C0%2C2451%2C3504_crop_detail.jpg

Les États-Unis dans la crise : deux ans de politique Reagan

Lorsque Reagan est arrivé au pouvoir, il y a deux ans, il se faisait fort de remettre rapidement sur pied l'économie américaine. C'était, à l'en croire, une politique toute nouvelle qu'il allait mettre en oeuvre. Une «nouvelle ère» allait s'ouvrir grâce aux «reaganomics», la politique économique de Reagan.

Constatant que l'économie américaine était malade à la fois de l'inflation et de la récession, Reagan promettait de s'attaquer aux deux maux par des mesures simples. Pour lutter contre la récession, il suffisait, selon lui, d'alléger le poids de l'État fédéral, responsable en grande partie de l'étouffement du système productif par ses prélèvements fiscaux considérables et ses règlements tatillons. Un allégement de 10 % par an du poids des impôts devait permettre de donner un ballon d'oxygène aux investissements, donc de créer des emplois et de permettre à l'économie tout entière de reprendre son vol.

Pour combattre l'inflation, l'État fédéral devait se montrer moins dispendieux. Et Reagan se faisait fort de parvenir à réaliser de substantielles économies en taillant dans les dépenses civiles, en réduisant le nombre des fonctionnaires qualifié de pléthorique, en diminuant les programmes d'aide sociale dont il assurait que la majeure partie n'allait pas à ceux qu'ils étaient censés aider.

Un seul poste devait échapper à ces réductions : le budget militaire qui, selon Reagan, devait bénéficier de crédits accrus pour permettre aux USA de jouer leur rôle dans le monde face à l'URSS. Mais cette exception ne devait tout de même pas empêcher Reagan d'être en mesure, dès 1983, de supprimer les déficits budgétaires, de revenir à des comptes équilibrés.

La croissance économique, obtenue en particulier par les réductions d'impôts, devait entraîner un accroissement des rentrées de l'État.

Pour donner un semblant de fondement scientifique à son programme économique, Reagan le justifia par la «théorie de l'offre» («supply-side» economics), théorie économique qui prétend que pour relancer l'économie, il faut stimuler la production plutôt que protéger la consommation. Sa campagne électorale, largement empreinte de démagogie, visa à persuader les électeurs que Reagan détenait la clé des problèmes économiques que rencontraient les USA. L'une des formules utilisée pour résumer ses promesses était : «La récession c'est lorsque votre voisin perd son emploi. La dépression c'est lorsque vous perdez le vôtre. Et lorsque Jimmy Carter perd le sien, c'est la reprise économique !».

Une fois élu puis installé à la Maison-Blanche, Reagan s'est effectivement employé à appliquer les mesures prétendument destinées à relancer l'économie et d'abord, la pièce maîtresse du programme, les réductions d'impôts à la fois sur les particuliers et sur les entreprises. L'ampleur des ristournes ainsi concédées est impressionnante. Reagan a réduit les impôts sur le revenu de 25 % en deux ans (5 % en octobre 1981, 10 % en juillet 1982, 10 % en juillet 1983). Cette réduction de 25 % pour tous a profité le plus aux plus grosses fortunes, le taux maximum d'imposition passant en gros de 70 à 50 %, alors que le taux minimum passait de 14 à 10 %. Quant à l'impôt sur les sociétés, il a été lui aussi réduit de plus de 25 % pendant ta même période.

Ce sont des dizaines de milliards de dollars par an auxquels Reagan a ainsi renoncé au titre du budget fédéral pour laisser aux particuliers et aux entreprises les moyens financiers d'investir. II s'agit de sommes colossales : 38 milliards de dollars en 1982 (dont 10 milliards au profit des seules entreprises), 92 milliards de dollars en 1983, 139 en 1984...

En même temps l'État lui-même, par l'intermédiaire du budget militaire, a injecté encore des dizaines de milliards de dollars supplémentaires dans l'industrie. Le budget militaire est passé de 183 milliards de dollars en 1982 à 209 milliards en 1983 et il doit atteindre 239 milliards en 1984. Reagan a donc augmenté le budget de l'armée comme promis, plus même que promis, puisque lors de sa campagne électorale il s'était engagé à l'augmenter, en termes réels, de 5 % par an. Ce budget qui représentait moins du quart (24 %) du budget fédéral en 1981 en représentera presque le tiers en 1984.

Pour amadouer le Congrès et l'opinion publique, le secrétaire d'État à la Défense a annoncé en janvier dernier qu'il renonçait à réclamer 8 milliards de dollars de plus pour 1984. Les 8 milliards en question seront économisés grâce au ralentissement de l'inflation et au blocage des salaires des militaires, quelques exercices seront supprimés mais il n'est pas question de revenir sur les commandes prévues de matériel, c'est-à-dire sur ce qui fait la raison d'être de ce monstrueux budget militaire procurer force commandes à un certain nombre de grands trusts pour lesquels les marchés d'État sont vitaux.

Bref, depuis son arrivée à la Maison-Blanche, Reagan a vraiment tout fait

pour aider l'industrie ou plus exactement les industriels. L'un des thèmes de sa campagne électorale avait été la nécessité d'alléger les réglementations fédérales qui constituaient selon lui un carcan étouffant pour les industriels. Et dans ce domaine aussi, il a rempli ses promesses.

Reprenant et accentuant une politique déjà entamée par Gerald Ford et poursuivie sous Carter, Reagan s'est empressé d'abroger ou d'assouplir par dizaines des réglementations fédérales en matière de prix, d'hygiène, de sécurité, de pollution, etc, qui pouvaient concerner les entreprises. Une de ses premières actions a été de dissoudre le «Conseil pour la stabilité des prix et des salaires» et de débloquer, entre autres, le prix du pétrole.

L'administration Reagan se vantait d'avoir en 100 jours aboli 180 règlements permettant ainsi à l'industrie d'économiser des milliards de dollars. C'est ainsi que les constructeurs automobiles se sont vus gratifiés de la possibilité d'économiser 1,4 milliard de dollars dans les cinq ans à venir.

Selon le correspondant du Monde, le «Federal Register», cet annuaire où sont consignées toutes lès réglementations fédérales, aurait perdu quelque 30 000 pages depuis 1980 passant de 87 011 pages à 58 493 aujourd'hui !

Pourtant, réductions d'impôts, subventions et commandes militaires, abrogations de règlements : aucune de ces potions magiques contre la récession n'a permis de faire redémarrer l'économie américaine. Au contraire même la crise s'est accentuée.

Une crise qui s'approfondit

Depuis juillet 1981 les USA sont entrés dans la crise la plus sérieuse qu'ils ont connue depuis la guerre. En février 1981, en proposant son projet de budget au Congrès, Reagan affirmait «d'ici 1985, notre production augmentera de 20 %». II prévoyait une augmentation de 4,2 % du produit national brut (PNB) en 1982 et de 5 % en 1983.

Mais, en 1982, le PNB a baissé d'environ 2 %. Et Business Week du 27 décembre 1982 remarque, non sans humour, que «ce que les économistes prévoient pour 1983 est très semblable à ce qu'ils prévoyaient - mais ne s'est pas réalisé - pour 1982».

La production industrielle elle, a chuté de plus de 8 % en deux ans. En

décembre 1982 les usines tournaient à 67 % de leur capacité, record négatif depuis 1948, date à laquelle les statistiques ont été établies. L'industrie sidérurgique, elle, tournait à 30 % de sa capacité. Et les faillites, en augmentation de 50 % par rapport à l'an dernier, ont atteint elles aussi un taux record : 89 pour 10 000, le chiffre le plus élevé depuis 1933 où il était de 100 pour 10 000.

En novembre 1982, Business Week constatait que l'investissement baisserait de 9,4 % en termes réels en 1982. C'est la quatrième année de suite que les investissements stagnent ou régressent. C'est dire que la politique de relance des investissements de Reagan n'a eu strictement aucun effet. C'est pourtant de la façon suivante qu'il justifiait en février 1981 sa politique budgétaire de dégrèvements fiscaux pour les entreprises : «En 1982, l'industrie disposera de 10 milliards de dollars à investir et de 45 milliards de dollars en 1985. Ces mesures sont essentielles pour fournir des investissements nécessaires à la création de millions d'emplois».

Mais, aux USA comme ailleurs, si les patrons n'investissent pas dans la production ce n'est pas par manque d'argent. C'est tout simplement parce que cela ne rapporte pas assez et qu'il est bien plus fructueux de prêter l'argent pour empocher les intérêts ou encore de spéculer à la bourse ou sur les monnaies. Et plus l'État leur fait de cadeaux sous prétexte de favoriser les investissements, plus il alimente la spéculation financière.

Un déficit qui s'accroît encore plus vite que les programmes sociaux ne diminuent

En ce qui concerne les finances fédérales, le résultat de la politique de Reagan c'est que les caisses de l'État non seulement ne se sont pas remplies d'elles-mêmes par la grâce d'une reprise économique qui n'a pas eu lieu mais qu'elles enregistrent des déficits qui atteignent des records historiques.

De 58 milliards de dollars en 1981, le déficit budgétaire est passé à 110 milliards de dollars en 1982 et le déficit pour 1983 est estimé entre 150 et 200 milliards de dollars. Pour le budget 1984, déjà en discussion devant le Congrès, le déficit sera encore de l'ordre de 200 milliards de dollars... On est bien loin de l'équilibre budgétaire promis par Reagan, pour 1983 lors de sa campagne électorale, puis pour 1984 !

Cela n'a d'ailleurs pas empêché Reagan de se lancer à l'automne dernier dans une bataille avec le Congrès pour faire accepter un amendement à la Constitution obligeant le gouvernement fédéral à équilibrer son budget. L'amendement en question doit être accepté non seulement par le Congrès mais par 38 États et cela prendrait... quatre ans. Alors, d'ici 1987, Reagan aura peut-être laissé la place et... le cadeau au suivant !

Pourtant Reagan ne s'est pas gêné pour opérer des réductions draconiennes sur les budgets sociaux de l'État fédéral et sur les dépenses civiles en général. Mais comme dans le même temps les dépenses militaires, elles, s'accroissaient considérablement, les économies opérées par Reagan n'ont en rien empêché l'apparition d'un véritable gouffre dans le budget de l'État. Par contre elles ont pesé considérablement sur le pouvoir d'achat de millions d'Américains dont la consommation a dû être réduite d'autant. Elles ont de ce fait contribué elles aussi à ralentir l'activité économique en rétrécissant le marché intérieur.

Les économies fédérales ont touché non seulement les fonctionnaires avec la limitation de leurs augmentations de salaire et la suppression de 52 000 emplois fédéraux en 1982, mais elles ont touché aussi les chômeurs et toutes les catégories de la population qui bénéficient des diverses formes d'aides sociales.

Les critères d'attribution de diverses prestations ont été relevés, par exemple pour les retraites complémentaires, les aides médicales, les prêts aux étudiants, les cartes d'alimentation (deux millions de personnes voient leurs bons alimentaires supprimés cette année). 20 à 30 % d'économies ont été réalisées sur les repas distribués aux enfants pauvres dans les écoles et plus de 80 % sur le lait aux enfants des écoles. Un million d'enfants n'ont plus droit aux repas gratuits.

Ce sont ainsi quelque 40 milliards de dollars qui ont été économisés depuis que Reagan est entré en fonction.

En 1983, cette politique doit se poursuivre de plus belle en rognant encore deux milliards de dollars sur l'aide médicale aux pauvres, deux milliards sur les programmes de formation, deux milliards sur les bons d'alimentation, etc.

En fait Reagan vise à décharger complètement l'État fédéral de toute une série de programmes sociaux à partir de 1984. II est question d'en laisser une quarantaine à la charge des différents États ce qui représenterait pour eux une charge supplémentaire de plus de 40 milliards de dollars.

L'État fédéral ne leur transférera qu'une partie des crédits correspondants (28 milliards de dollars) mais les États ne sont guère capables de débourser le complément puisqu'ils se débattent déjà pour la plupart dans des difficultés financières considérables qui les obligent eux aussi à opérer des coupes sombres dans les services publics et les programmes d'assistance qui dépendent d'eux.

Tout en prétendant laisser plus de liberté et d'initiative aux différents États, la politique de Reagan leur laisse surtout des moyens financiers réduits. C'est ce que Reagan appelle le «nouveau fédéralisme» et que la revue The Economist du 18 décembre dernier appelle «The new frugalism».

Chaque année Reagan réduit les subventions fédérales aux États et aux villes (elles doivent passer de 94 milliards de dollars en 1981 à 80 milliards de dollars en 1983), au moment même où les ressources des États diminuent du fait des réductions d'impôts décidées par Reagan et surtout du fait du ralentissement de l'activité économique qui réduit le volume des impôts perçus sur la vente des marchandises qui constituent l'essentiel des ressources des États.

C'est dire qu'à leur niveau aussi, ces derniers ont dû se lancer dans des coupes sombres qui se cumulent avec les restrictions décidées au niveau fédéral. Suppressions d'emplois, réductions de salaires, diminutions des aides sociales, abandon des travaux d'entretien des routes, des canalisations, des transports en commun avec, dans le même temps, la levée de nouveaux impôts locaux quand c'est encore possible : telle est la situation dans de nombreux États.

D'après The Economist du 18 décembre le Michigan a supprimé 10 000 emplois en dix-huit mois chez les fonctionnaires et dans les services publics. Le North Dakota a diminué toutes ses dépenses, y compris les emplois, de 10 %. Dans l'Oregon, le budget des salaires a diminué de 6 %. La Pennsylvanie a supprimé 1 700 emplois. Dans l'Idaho, le gouverneur a réduit de 20 % pendant sept semaines la paie des employés de l'État pour réussir à joindre les deux bouts. La ville de New-York est à nouveau au bord de la banqueroute et envisage de licencier 4 000 enseignants d'ici dix-huit mois. Rien qu'en 1981 ce sont 300 000 emplois publics qui ont été supprimés, la plupart d'entre eux par les États.

Ainsi la politique d'économies budgétaires de Reagan se traduit par une cascade de restrictions au niveau fédéral, au niveau des États et au niveau des municipalités, qui constitue des ponctions considérables de dizaines et de dizaines de milliards de dollars dans les revenus de la population laborieuse. Dans ces conditions, celle-ci ne risque pas de contribuer à la relance de la production en relançant sa consommation.

Bien au contraire !

En fait, le marché intérieur américain se rétrécit.

Le taux de chômage ne s'est pas maintenu autour de 7,5 % comme Reagan le prévoyait. Il est passé à 8,9 % fin 1981 avec un million de chômeurs de plus pour l'année. Puis à 10,8 % fin 1982 avec encore deux millions de chômeurs supplémentaires. Aujourd'hui, les USA peuvent compter plus de douze millions de chômeurs auxquels il faudrait ajouter 1,8 million de gens qui, découragés, ne cherchent plus de travail. La Maison-Blanche elle-même estime que le taux restera le même en 1983.

Et c'est précisément au moment où le versement des allocations chômage, des prestations sociales diverses, serait le plus nécessaire pour empêcher une brutale diminution du niveau de vie de toute une partie de la population que Reagan s'attaque justement à ces avantages sociaux et les restreint sous prétexte d'économies.

Le seul résultat tangible est de restreindre encore la consommation des couches populaires. Mais on a vu que cela n'avait eu aucun effet sur le monstrueux déficit de l'État fédéral.

Un système financier plus délabré que le réseau routier

Et l'énormité de ce déficit contribue elle aussi à aggraver les difficultés économiques en aggravant les problèmes financiers. En effet pour ne pas faire marcher la planche à billets et limiter l'inflation, c'est par l'emprunt que l'État américain couvre ses déficits budgétaires. Il contribue ainsi grandement à faire monter les taux d'intérêt, aggravant par là-même ses propres charges financières et diminuant dans le même temps ses propres rentrées fiscales puisqu'aux USA il est possible de déduire de son revenu imposable les intérêts payés dans l'année.

La pression exercée par les besoins de l'État sur les marchés financiers est considérable. Alors qu'au début des années 1970 les besoins de financement du Trésor Public représentaient 15 % du volume de l'épargne disponible, ils en représentaient 40 et même 50 % après 1975 et atteindraient aujourd'hui les 70 %, exerçant par là-même une pression importante sur les taux d'intérêt qui restent élevés. Ces taux élevés mettent en difficulté les emprunteurs et les entreprises déjà endettées. D'autre part, ils attirent une partie importante des capitaux disponibles sur le marché financier international contribuant ainsi à faire monter le cours du dollar ; et ce sont les exportateurs américains qui, du coup, se trouvent défavorisés d'autant sur le marché mondial. C'est un véritable cercle vicieux.

Alors où sont donc les succès économiques de Reagan ? II est incontestable que la hausse des prix s'est ralentie, plus que prévu même ! Elle est passée de 12 % en 1980 à 9 % en 1981 et à 3,9 % en 1982 alors que les économistes prévoyaient 7 %. Mais la crise elle-même est sans doute au moins autant responsable de cette baisse des prix que la politique de Reagan. II est logique qu'en période de crise, de mévente, les prix baissent. Et ce n'est que la politique inflationniste débridée menée par les États qui a jusqu'ici maintenu les prix en hausse. Mais avec l'approfondissement de la crise, on assiste dans tous les pays à un ralentissement général de la hausse des prix sans que les différentes politiques gouvernementales y soient véritablement pour quelque chose puisque, dans tous les pays, on assiste à une aggravation impressionnante des déficits budgétaires réputés inflationnistes.

Deux ans après l'arrivée de Reagan, la situation économique et financière des USA est telle que Reagan est amené à infléchir quelque peu son propre programme de non-intervention étatique et sa politique de «laisser-faire» la libre entreprise. Mais cet infléchissement a des limites fort étroites en ce sens que les mesures prises, quand elles ne sont pas symboliques, consistent comme les précédentes, à faire payer les pauvres.

C'est ainsi qu'après avoir fait adopter les plus fortes réductions d'impôts de toute l'histoire des USA, il a été décidé en août dernier les plus fortes augmentations d'impôts : 98,3 milliards de dollars d'impôts supplémentaires sur trois ans. La taxe sur les tabacs est doublée, la taxe sur les communications téléphoniques est triplée, par exemple.

Mais alors que ce sont les impôts directs que Reagan a réduits, ce sont les impôts indirects qu'il augmente, ceux qui pèsent le plus lourdement sur les moins fortunés.

De même, c'est un nouvel impôt indirect de 5 cents (35 centimes environ) sur le gallon d'essence que Reagan a décidé d'affecter aux travaux publics devant la détérioration, faute d'entretien, de toute l'infrastructure du pays. C'est une ponction de 5,5 milliards de dollars sur le dos des consommateurs, mais c'est une goutte d'eau par rapport aux sommes qui seraient nécessaires pour remettre le pays en état.

Quinze mille kilomètres de grandes routes sont à refaire, sans compter les routes secondaires, deux ponts sur cinq sont en mauvais état et ce sont des dizaines de milliards de dollars qu'il faudrait y consacrer.

On estime à 30 milliards de dollars les sommes qu'il faudrait affecter dans les cinq ans à l'installation dégoûts et d'usines de retraitement des eaux usées pour satisfaire aux normes fédérales de pollution. Des dizaines de milliards seraient également nécessaires pour réparer les canalisations d'eau qui sont défectueuses. Le quart des réseaux de transports en commun est menacé de paralysie totale, bus et cars étant pratiquement hors d'usage.

Business Week du 26 octobre 1982 cite le cas de la compagnie US Steel qui perd 1,2 million de dollars par an parce que ses camions ne peuvent emprunter un pont trop délabré à Duquenne en Pennsylvanie, à Boston les entreprises qui s'installent au centre ville doivent construire leur propre fosse septique pour éviter de surcharger les égouts aux heures de pointe. La seule ville de New-York devrait consacrer 40 milliards de dollars pour réparer ses infrastructures.

L'agriculture dans la crise

En ce qui concerne l'agriculture, Reagan a également dû prendre des mesures tant la crise qui frappe la production céréalière est grave. En janvier dernier il a décidé d'octroyer aux agriculteurs de nouveaux crédits à l'exportation et de distribuer des primes en nature à ceux qui accepteront de réduire leur production de céréales.

La production de céréales ne se vend pas. Les stocks s'accumulent. En deux ans, les stocks de blé ont doublé, les stocks de riz et de coton ont triplé, ceux de maïs ont été multipliés par douze. Évidemment les prix se sont effondrés. De février 1981 à février 1982 : -12 % pour le blé, -21 % pour le soja, -26 % pour le maïs, -31 % pour le coton.

Le vrai sens des «reaganomics» : faire payer les pauvres

Ainsi les résultats de la politique économique de Reagan sont, deux ans après son arrivée à la Maison Blanche, plutôt éloignés de ce qu'il promettait pendant sa campagne électorale.

En 1982, le revenu des fermiers était la moitié de ce qu'il était en 1979. La situation de certains fermiers est d'autant plus critique que l'endettement est globalement considérable. Au 1e janvier 1982, il se montait à 200 millions de dollars, et en 1981, les fermiers ont dû verser des intérêts supérieurs à leurs revenus (22 millions de dollars d'intérêts contre 19 millions de revenus).

Cette année est pire encore. Certains survivent avec un second travail, d'autres font faillite et vendent leurs terres. Mais le prix des terres est fortement en baisse. En un an, le prix d'un acre de terrain cultivable a baissé de près de moitié.

Bref, l'agriculture aussi est frappée parla crise la plus grave depuis 1929.

Reagan, pas plus que les autres chefs d'État n'a la moindre prise sur le déroulement de la crise. Ni les uns, ni les autres, n'ont d'ailleurs les moyens de prévoir son évolution future ni la moindre idée de l'impact des mesures économiques qu'ils prennent sur cette évolution. Voilà par exemple comment le chef du Centre d'Études et de Prévisions du ministère de l'Industrie en France a pu décrire les bévues de l'administration Reagan en matière de prévisions : «Alors que l'administration attendait au début de 1981 l'amorce d'un cercle vertueux : réductions d'impôts - relance économique - augmentations des rentrées fiscales - diminution du déficit budgétaire, c'est un cercle vicieux qui s'est au contraire amorcé : réductions d'impôts - taux d'intérêts élevés - récession - augmentation du déficit budgétaire. L'économie a répondu selon une logique inversée par rapport à ce qui était attendu».

Cela n'empêche d'ailleurs nullement Reagan de persévérer, à quelques nuances près, dans sa politique. Car elle a en fait atteint son objectif principal, redistribuer, tant que la crise durera, les richesses, de façon à préserver le plus possible les nantis des effets de la crise ; faire payer la crise aux travailleurs et aux plus pauvres d'entre eux pour préserver autant que faire se peut les intérêts de la bourgeoisie.

Et si Reagan n'a pu empêcher que les USA s'enfoncent un peu plus dans la crise, il a bel et bien réussi à imposer les sacrifices aux plus pauvres. Oui, Reagan est parvenu à transférer des dizaines de milliards de dollars vers les riches.

C'est aux riches surtout qu'ont profité les réductions d'impôts. L'un des organismes du Congrès estime que ceux qui ont un revenu supérieur à 80 000 dollars y ont gagné 15 000 dollars alors que l'impôt de ceux qui gagnent moins de 10 000 dollars n'a baissé que de 120 dollars. Mais ces derniers ont perdu l'avantage de 360 dollars d'aides fédérales alors que les riches n'ont perdu que 120 dollars aux restrictions des prestations sociales.

Ce même organisme estimait que 85 % des réductions d'impôts profitent aux ménages qui ont plus de 20 000 dollars de revenus annuels alors que les deux tiers des restrictions des prestations sociales sont supportés par les ménages dont le revenu annuel est inférieur à 20 000 dollars.

C'est bel et bien aux plus pauvres que Reagan s'en est pris. Le niveau de vie de l'ensemble des travailleurs a été réduit parce que les salaires n'ont pas suivi l'inflation, les prestations sociales ont diminué, les impôts indirects ont augmenté, et trois millions de travailleurs de plus sont au chômage. Les réductions d'impôts directs n'ont pu compenser ces pertes que pour les catégories les mieux payées. Par contre, ce sont les catégories les plus défavorisées qui se sont appauvries le plus.

En avril 1982, Newsweek estimait à trente millions (13 % de la population) les gens qui vivaient en dessous du seuil officiel de pauvreté. Parmi eux, onze millions d'enfants, 30 % de Noirs alors que ceux-ci ne représentent que 12 % de la population totale. A ces trente millions de pauvres officiels, Newsweek estimait qu'il fallait ajouter onze millions de personnes dont le revenu était compris entre le seuil de la pauvreté (8 450 dollars par an pour une famille de quatre enfants) et 10 000 dollars par an. C'est essentiellement sur le dos de ces quarante millions de personnes que Reagan a réalisé en 1982 près de 30 milliards de dollars d'économies.

Moins de la moitié des douze millions de chômeurs perçoivent des allocations-chômage seize millions de personnes (4,6 millions à la mi-octobre) ont perdu toute couverture médicale.

Certains médecins offrent maintenant des consultations gratuites ou à prix réduits. Des associations de secours sont débordées par des gens qui n'ont plus de toit ni de moyens de se nourrir. Associated Press estimait en janvier 1983 que deux millions de personnes étaient sans logis et dormaient sur les berges, sous les ponts. Certains vivent dans des voitures, s'entassent dans des bâtiments désaffectés. Dans la banlieue de Houston, un campement de plus de trois cents personnes avec cet écriteau «Ville de toile, États-Unis». Selon l'Associated Press le nombre de gens sans abri n'avait pas été aussi élevé depuis cinquante ans, depuis la grande crise. Il a, parait-il, doublé en un an.

Si Reagan ne peut rien à la crise, on peut pourtant affirmer que sa politique est délibérément responsable de cette extension de la pauvreté.

Fin 1981, David Stockman, le directeur du Budget, a fait scandale en assimilant l'économie de l'offre, qui justifie les réductions d'impôts, avec la vieille idée du «trickle down» selon laquelle il suffit d'assurer le bonheur des riches pour que tout le pays se porte bien, les richesses ruisselant du haut vers le bas, idée que plus personne n'ose défendre ouvertement tant il est évident que les richesses ne «ruissellent» pas.

En fait, économistes et politiciens ont trouvé une nouvelle manière de présenter et de justifier toujours la même politique au service exclusif des possédants.

La politique de Reagan n'a rien d'original. Comme tous les autres gouvernements, il vise à redistribuer les richesses qui ne s'accroissent plus en cette période de crise au profit exclusif des riches.

C'est la seule, l'unique politique de la bourgeoisie en période de crise. Et tous les gouvernements du monde la pratiquent sous des étiquettes ou des emballages légèrement différents. D'ailleurs, aux USA même, les démocrates ne proposent pas autre chose.

Le programme électoral de Carter n'était déjà guère différent de celui de Reagan. Carter voulait «revitaliser» l'économie grâce à... des réductions massives d'impôts, du même ordre que celles promises par Reagan. Cela ne les empêchait pas de polémiquer sur les chiffres et sur les différentes façons de réduire les impôts pour relancer les investissements ni de jurer chacun aux électeurs que le plan économique de l'adversaire signifierait la ruine de l'Amérique.

Aujourd'hui les démocrates se disent bien sûr opposés aux «Reaganomics», mais on n'a pas encore vu la Chambre des représentants, où les démocrates sont pourtant majoritaires, refuser de voter le budget. Ils ont tout accepté, et les coupes dans les budgets sociaux, et l'augmentation du budget militaire. Ils se contentent d'une opposition de pure forme sur des détails pourrait-on dire. Lors du vote du budget 1983, ils ont refusé à Reagan un milliard de dollars pour la construction des cinq premiers missiles MX. Mais ils lui ont accordé 2,4 milliards de dollars pour poursuivre les «recherches» sur ces mêmes MX ! Cela représente assez d'argent pour construire les vingt premiers. Reagan ne s'y est pas trompé qui a déclaré, satisfait : «Cela nous permet de tenir nos délais pour l'installation en 1986». En fait ce milliard de dollars sur un budget militaire qui atteint finalement 238,5 milliards de dollars en 1983 est vraiment symbolique.

Mais plus significative encore est l'approbation par les démocrates d'un plan de 169 milliards de dollars d'économies sur six ans sur le budget de la «Sécurité Sociale» (aux États-Unis c'est l'organisme qui gère essentiellement les pensions de retraite). Ce plan est une attaque en règle aussi bien contre les quarante millions de retraités que contre l'ensemble des travailleurs actifs qui cotisent ou qui vont devoir cotiser. Depuis deux ans Reagan n'avait pas osé toucher à la «Sécurité Sociale». II n'osait pas mener cette attaque seul et il lui a fallu la caution des démocrates pour qu'il s'y risque. C'est une commission mixte comprenant des représentants du Congrès, des républicains et des démocrates, qui a élaboré d'un commun accord le plan proposé en ce début d'année par Reagan. Les uns comme les autres sont tombés d'accord pour prendre en six ans 23 milliards de dollars dans la poche des fonctionnaires en les faisant cotiser pour les retraités alors qu'ils en étaient dispensés jusque-là ; pour prendre 40 milliards de dollars supplémentaires aux travailleurs en augmentant le taux des cotisations plus tôt que prévu ; pour prendre 70 milliards de dollars aux retraités eux-mêmes (40 milliards de dollars en repoussant de six mois la revalorisation des retraites et 30 milliards en assujettissant les retraités à l'impôt sur la moitié de leurs revenus).

C'est dire que sur le fond de la politique de Reagan, les démocrates sont en plein accord et coopérent en fait à sa mise en oeuvre.

Certes il leur faut bien faire mine à une occasion ou à une autre de s'opposer à Reagan pour être à même de jouer leur rôle dans le jeu de l'alternance politique.

Mais ils n'ont pas une politique différente à proposer. Ils sont bien d'accord qu'il faut faire des économies budgétaires en particulier sur les programmes sociaux. Ils sont bien d'accord qu'il faut augmenter le budget militaire. Kennedy qui - bien qu'il dise pour l'instant abandonner la course à la présidence - reste le dirigeant très représentatif des démocrates libéraux les plus liés aux appareils syndicaux, reprend même à son compte le chiffre de 5 % de croissance annuelle du budget militaire en termes réels que Reagan avait avancé pendant sa campagne. Ils sont bien d'accord pour distribuer toujours plus d'argent aux grands trusts en prenant sur le niveau de vie de la classe ouvrière. Non pas pour relancer l'économie, non pas pour «revitaliser» l'industrie, comme ils disent - car cela, ce sont des mots pour discours électoraux auxquels ils ne croient pas eux-mêmes - mais pour permettre tout simplement à une minorité de possédants de préserver au mieux leurs profits. C'est bien ce que Reagan s'efforce de faire. Et plus la crise s'aggravera, plus il accentuera ses attaques contre les travailleurs et les déshérités. Cela ne relancera pas l'économie mais cela soulagera les plus riches et c'est justement cela son rôle.

Partager