Les difficultés de l'agriculture soviétique01/12/19821982Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/1982/12/98.jpg.484x700_q85_box-27%2C0%2C2451%2C3504_crop_detail.jpg

Les difficultés de l'agriculture soviétique

Depuis une dizaine d'années, l'Union Soviétique importe des quantités massives et qui vont en s'accroissant, de céréales. En ce qui concerne le blé, elle est aujourd'hui devenue le premier importateur mondial. Ces importations qui pouvaient sembler exceptionnelles il y a quelques années sont devenues un phénomène permanent.

Jusqu'en 1971, l'URSS importait parfois un peu de céréales, mais elle en exportait bien davantage vers les pays de l'Europe de l'Est. A partir de 1972, tout en continuant d'exporter des céréales, mais de moins en moins, en Europe orientale, elle est devenue importatrice nette. Ainsi de 1972 à 1978, l'URSS a importé en moyenne 14,5 millions de tonnes de céréales par an, exporté ou réexporté 3,5 millions de tonnes, et était donc importatrice nette de onze millions de tonnes par an.

Depuis lors cette tendance n'a fait que s'accentuer. Ainsi au cours .de l'année 1979-80 (d'une moisson à l'autre) elle a dû faire venir 27,8 millions de tonnes de céréales. En 1980-81 on évalue les importations à 35 millions de tonnes. Et pour l'année en cours il est question que ses importations atteignent le chiffre record de 40 à 45 millions de tonnes. C'est-à-dire l'équivalent de toute la récolte française qui était de 43 millions de tonnes en 1981 ! Reagan a autorisé durant cette période 1982-83 l'URSS à acheter 23 millions de tonnes de céréales rien qu'aux USA. Et l'Union Soviétique a des contrats de livraison avec d'autres pays comme l'Argentine (accord en janvier 1980), le Canada (accord en mai 1981), l'Australie, la France, etc.

Ce phénomène relativement nouveau amène à se poser cette question : pourquoi l'Union Soviétique est-elle contrainte depuis dix ans de faire de telles importations, qui augmentent sa dépendance auprès du monde capitaliste ? Sa situation agricole se serait-elle dégradée ?

Beaucoup de pays industrialisés comme le Japon, la Grande-Bretagne, l'Allemagne de l'Ouest sont aussi obligés d'importer des produits alimentaires. Mais c'est parce que ce sont de petits pays très peuplés dont la surface agricole est insuffisante. Les pays industrialisés qui ne manquent pas d'espaces relatifs, comme la France et les USA, sont exportateurs de céréales et autres produits alimentaires.

L'URSS est le seul pays du monde à connaître cette situation contradictoire d'avoir à la fois une industrie relativement développée, puisqu'elle est tout de même la seconde puissance du globe, et une agriculture déficitaire, bien qu'elle soit le pays le plus vaste du monde. D'où vient cette contradiction ?

Et d'une manière générale, où en est l'agriculture soviétique aujourd'hui et quelles conclusions peut-on tirer de ces importations céréalières en ce qui concerne non seulement l'agriculture mais l'économie et la société soviétiques ?

La production céréalière soviétique et son rôle

Depuis dix ans le déficit céréalier de l'Union Soviétique s'est donc accru de façon dramatique. Brejnev a eu beau qualifier la production céréalière de « secteur choc » de l'agriculture, cela n'a pas empêché l'URSS de connaître depuis quatre ans une série de récoltes désastreuses. La pire de toutes a été, semble-t-il, celle de 1981, pour laquelle les autorités se sont refusées à donner le moindre chiffre, fait sans précédent depuis plusieurs années. Quant à celle de 1982, très médiocre également, tout ce qu'on en sait, c'est ce qu'a bien voulu déclarer Andropov à son sujet : elle serait « sensiblement accrue » par rapport à l'an dernier. Mais là non plus pas de chiffres.

La sécheresse constamment invoquée par les dirigeants pour expliquer ces mauvaises récoltes, si elle est bien réelle, n'explique pas tout. Car c'est depuis une quinzaine d'années que la récolte céréalière ne progresse plus. En ce qui concerne le blé, qui en constitue la part essentielle, la récolte de 1981 a été évaluée par les agronomes occidentaux à 90 millions de tonnes. Mais en 1966, elle était de 100 millions de tonnes, en 1968 de 93 millions, en 1970 et 1971 de 99 millions, en 1973 de 110 millions, en 1974 de 84 millions de tonnes. Les variations climatiques expliquent sans doute les fluctuations, mais le niveau moyen ne progresse pas.

Si l'on considère l'ensemble des céréales et pas seulement le blé, la récolte désastreuse de 1981 a été estimée à 150 millions de tonnes, et la meilleure récolte en 1978, atteignit 205 millions de tonnes.

Et pourtant, même en 1981, l'URSS était d'assez loin le premier producteur mondial de blé, 90 millions de tonnes, assez loin devant les USA qui ont produit 76 millions de tonnes cette année-là. De même pour les céréales secondaires comme le seigle (34 % de la récolte mondiale en 1981), l'avoine (32 %), l'orge (27 %), et ajoutons aussi également pour les pommes de terre (28 %) qui comme les céréales peuvent servir à nourrir aussi bien les humains que le bétail.

En revanche sa production de maïs est très faible, car le climat lui convient mal : 8 millions de tonnes en 1981 contre 208 millions de tonnes aux USA. La seule récolte de maïs des États-Unis dépasse en volume toute la production céréalière soviétique. L'URSS produit également très peu de soja, le fourrage le plus riche en protéines assimilables : 0,6 million de tonnes contre 52 millions de tonnes aux USA.

Au total, l'Union Soviétique produit largement assez de céréales pour les besoins de sa population, mais elle en manque pour son bétail dont l'alimentation, en dehors des pâturages, est traditionnellement à base de blé et de seigle. Sur une consommation moyenne de l'ordre de 200 millions de tonnes de céréales par an, 75 millions de tonnes seulement servent à l'alimentation humaine, aux semences, aux usages industriels, et le reste au bétail. Parfois même, en cas de pénurie, les paysans du secteur privé sont contraints de nourrir leurs bestiaux avec du pain, malgré les lourdes peines prévues par la loi (un à trois ans de travaux forcés !).

Dans un discours au Comité Central, en novembre 1981, Brejnev admettait que de nombreuses régions de l'URSS souffraient de pénurie de viande et de produits laitiers, à cause disait-il, de l'effet de plusieurs années de sécheresse sur les récoltes céréalières.

L'Union Soviétique produit environ 15 millions de tonnes de viande chaque année (contre 25 millions aux USA pourtant moins peuplés). Cela représente à peine le triple de la production française pour une population cinq fois plus nombreuse. Et depuis plusieurs années cette production de viande stagne, et l'URSS en importe également quelques centaines de milliers de tonnes par an.

Faut-il en conclure pour autant que les citoyens soviétiques ont plus de mal à se nourrir qu'avant ?

L'évolution de la consommation alimentaire en urss

A plusieurs reprises, des correspondants de presse signalaient qu'à Moscou le lait, la viande, le beurre se faisaient rares. Moscou est pourtant la vitrine du régime, le lieu de résidence des diplomates étrangers, la mieux approvisionnée sans doute des villes soviétiques. Une partie de la presse occidentale a donc dit ou laissé entendre que les importations céréalières étaient la preuve que les Soviétiques étaient presque au bord de la famine.

En réalité, bien loin de se dégrader, la situation alimentaire de l'Union Soviétique s'est plutôt améliorée. De 1965 à 1977 la consommation de viande par habitant a progressé de 39 %, celle de lait et de produits laitiers de 28 %, celle de fruits de 46 %. En revanche la consommation de pommes de terre a baissé de 14 % et celle de farine et de féculents de 10 %, ce qui est le signe d'une amélioration qualitative de la nourriture.

Certes il serait stupide de prendre pour argent comptant les chiffres que fournissent les statisticiens soviétiques. Dans certains cas difficiles on l'a vu, il préfèrent même ne rien dire du tout. D'autre part ces chiffres sont des moyennes et ne reflètent évidemment pas les disparités locales ou sociales. De combien la consommation de viande d'un bureaucrate s'est-elle améliorée, et de combien celle d'un ouvrier ? On ne nous le dit pas.

Malgré tout l'ordre de grandeur qu'indiquent ces chiffres n'est pas contesté sérieusement aujourd'hui par les Occidentaux.

Et d'ailleurs il faut observer, comme nous l'avons déjà remarqué, qu'importer des produits alimentaires ne signifie pas en soi qu'un pays est mal nourri, puisqu'un certain nombre de pays industriels riches importent de grandes quantités de nourriture. Leur situation est pourtant infiniment meilleure que celle du Brésil par exemple qui est devenu en quelques années le second producteur et exportateur mondial de soja mais dont une partie de la population souffre de disette et même de famine. Le soja en question sert à engraisser le bétail des pays riches, à les fournir en viande, au détriment des Brésiliens eux-mêmes. Et on pourrait multiplier les exemples de pays sous-développés exportant ainsi des produits alimentaires.

La situation des Soviétiques est infiniment meilleure qu'au temps des tsars, quand, avant 1914, la Russie où l'on mourait parfois de famine, était le premier exportateur mondial de blé. Même l'Inde misérable et affamée, vendait avant 1914 du blé à l'Europe.

Dans ces conditions les importations céréalières de l'Union Soviétique signifient d'une part que le régime se trouve dans une situation internationale qui lui permet de se livrer à de telles importations, qu'il trouve aussi sur le marché suffisamment de céréales, ce qui n'aurait pas été le cas il y a une vingtaine d'années, et d'autre part qu'il a choisi, en cas de récoltes insuffisantes, de ne pas baisser la consommation et en particulier de donner à manger au bétail pour tenter de maintenir à un certain niveau, même s'il est assez bas, la consommation en lait et en viande. Autrefois, du temps de Staline et même encore en partie à la fin de l'année 1975, les paysans étaient contraints d'abattre le bétail qu'ils ne parvenaient pas à nourrir. Aujourd'hui les autorités préfèrent en passer par des importations massives de céréales.

Mais malgré tout ces importations sont bien l'aveu que l'agriculture soviétique n'arrive pas par ses propres moyens à nourrir correctement la population. Le problème reste donc posé, pourquoi dans un pays relativement industrialisé comme l'URSS, l'agriculture est-elle à la traîne et doit-elle faire appel au marché mondial pour compléter ses insuffisances ?

L'état de l'agriculture soviétique

Lorsqu'on examine l'agriculture en URSS, ce qui saute aux yeux tout d'abord c'est qu'elle constitue un secteur des plus retardataires de l'économie soviétique. Elle reste, malgré d'incontestables progrès, encore très sous-équipée par rapport aux pays occidentaux ou aux USA en matériel agricole et surtout en équipements, en infrastructure.

Ainsi il y a deux fois moins de tracteurs qu'aux USA (mais en 1960 il y en avait quatre fois moins). De plus ce sont des tracteurs moins performants, beaucoup moins soignés : ils tombent en panne un jour sur quatre en moyenne, ce qui est énorme. On manque de pièces détachées. Les services d'entretien sont insuffisants et de mauvaise qualité. Au moment de la moisson on estime que 20 % des tracteurs sont en panne. Ce qui prolonge la durée de la moisson et entraîne des pertes. Ce sont des maux qui ne sont pas nouveaux. Trotsky décrivait en 1936 dans la Révolution trahie une situation analogue, avec il est vrai beaucoup moins de tracteurs.

La production d'engrais est, malgré de gros progrès encore très insuffisante. Leur qualité est inférieure à celle des USA (30 % de substances nutritives contre 40 % aux États-Unis). II s'en perd 15 % en livraison à cause de l'absence de conditionnement, des conditions de stockage. La production d'herbicides et de pesticides est très faible.

Mais plus encore que les déficiences en matériel agricole et en produits chimiques, ce sont les équipements d'infrastructure qui sont insuffisants.

Le réseau routier est extrêmement médiocre. 17 % des fermes seulement disposent de routes revêtues. Dans certains endroits rien n'a changé depuis Tolstoï de ce point de vue. La densité des routes revêtues qui est de 64 kilomètres pour 100 kilomètres carrés aux USA et de 140 kilomètres en France n'atteint en URSS que le chiffre dérisoire de 2,9 kilomètres pour 100 kilomètres carrés. C'est un immense retard et qui paralyse l'usage du matériel moderne. Les camions ont bien du mal à évacuer les récoltes, à apporter des engrais. Ils sont par ailleurs de faibles tonnages (2,5 à 5 tonnes) et tombent eux aussi bien souvent en panne. On manque d'autre part de véhicules spécialisés.

Les silos à grains sont en nombre insuffisant. En cas de bonnes récoltes on ne sait plus où stocker les céréales. II s'en perd un pourcentage appréciable.

Faute de silos adaptés l'URSS importe peu de soja dont elle manque. De ce fait les rations alimentaires des fourrages sont trop pauvres en protéines assimilables par rapport à celles des pays occidentaux (85 grammes par kilo contre 105-110 grammes aux USA). Aussi le bétail mange beaucoup plus de céréales que nécessaire. Cela seul coûte peut-être 25 millions de tonnes de céréales. Dans les fourrages plus traditionnels là aussi les conditions de stockage sont médiocres. Selon Brejnev, en 1980 le foin aurait perdu 20 % à 30 % de sa valeur nutritive à cause des conditions de stockage.

Aussi le cheptel pourtant nombreux (autant que les USA pour les bovins) est de faible rendement. On a assisté parfois à une augmentation du cheptel qui se traduisait par une diminution de la quantité de viande produite.

Tous ces exemples révèlent non pas seulement le retard de l'agriculture soviétique, mais aussi celui de l'industrie incapable de fournir à l'agriculture les machines de bonne qualité, les engrais, les bâtiments, les routes, les services de réparation, etc. que demande une agriculture moderne.

Les Soviétiques invoquent parfois pour expliquer les difficultés de l'agriculture les conditions naturelles qui sont assez médiocres. Et c'est vrai qu'elles le sont. Dans ce pays le plus vaste du monde, les trois quarts sont incultivables à cause du froid au Nord et à l'Est, et des déserts au Sud. A peine 27 % du pays constituent la surface agricole utile dont seulement un tiers de terres arables. C'est une superficie à peine supérieure à celle des USA pourtant trois fois moins étendus que l'URSS. De plus, sur ces terres arables, le climat est souvent sec et capricieux. II faut rendre cette justice à Brejnev que la sécheresse est un fléau bien réel pour l'agriculture soviétique.

Pourtant la sécheresse pourrait être combattue elle aussi par des moyens industriels. II est évident que si l'on appliquait à l'URSS des méthodes analogues à celles qui sont utilisées aux États-Unis, l'agriculture soviétique ferait un bond énorme en avant.

D'ailleurs lorsqu'on fait la comparaison avec l'agriculture américaine, le retard industriel de l'agriculture soviétique est d'autant plus évident.

Une comparaison avec l'agriculture américaine

Puisque l'Union Soviétique et les USA ont des superficies agricoles qui sont du même ordre de grandeur et des populations comparables (230 millions d'habitants aux USA et 270 millions en URSS), il peut être instructif de comparer plus en détail leurs agricultures respectives.

En 1981, année noire pour l'URSS et année faste pour les USA, l'Union Soviétique a récolté environ 150 millions de tonnes de céréales contre le double aux États-Unis avec 310 millions de tonnes environ. La récolte moyenne durant le quinquennat 1971-1975 était plus élevée avec 181 millions de tonnes en URSS. Bien sûr les céréales ne constituent pas toute la production agricole. Si on tient compte du reste, il apparaît que les USA produisent au grand minimum un tiers de produits agricoles de plus que l'Union Soviétique.

Mais la grande différence c'est qu'il n'y a que 3,9 millions d'agriculteurs américains contre une trentaine de millions d'agriculteurs soviétiques, en ne comptant que la population active. Et encore, au moment des moissons, on doit mobiliser en Union Soviétique des travailleurs des villes, des jeunes, des militaires, pour compléter les effectifs. L'agriculture des USA est donc au minimum dix fois plus productive par travailleur que l'agriculture soviétique. Le Monde Diplomatique de décembre 1982 estime que « la productivité du travailleur soviétique reste neuf fois inférieure à celle de son collègue américain », une estimation un peu plus favorable donc mais du même ordre. De toute façon il ne s'agit pas d'un écart minime mais d'un fossé.

Aux USA l'agriculture est devenue une industrie de haute technicité où presque tous les travaux se font à la machine, y compris des récoltes aussi délicates que le ramassage des tomates et celui des prunes. Les champs sont déserts, on n'y voit ni hommes, remplacés par des machines, ni animaux, engraissés dans d'énormes parcs à bestiaux. D'un certain point de vue la campagne a rattrapé la ville.

Tout ceci bien évidemment parce que l'agriculture américaine ne manque en rien de produits industriels : machines agricoles, tracteurs, silos, moyens de transports, routes, et même ordinateurs pour doser la composition des rations alimentaires qu'on donne aux animaux en fonction des qualités nutritives et du cours du jour.

Manque de biens de consommation et pagaille bureaucratique

Le retard industriel est le facteur essentiel mais pas le seul qui provoque le retard agricole. L'agriculture souffre de maux inhérents à toute l'économie soviétique et qui sont peut-être dans les campagnes plus aigus qu'ailleurs : le manque de biens de consommation et l'énorme désordre engendré par la dictature tatillonne de la bureaucratie.

Le manque de produits de consommation, y compris les plus courants de la vie quotidienne, leur mauvaise qualité, sont devenus proverbiaux. Les citoyens soviétiques passent un temps exhorbitant à faire des queues devant des magasins mal achalandés. Mais c'est dans les campagnes que la situation est la pire. Même avec de l'argent on ne trouve pas ce dont on a besoin, même au marche noir pourtant florissant. On en arrive à ce paradoxe que les Soviétiques dont le niveau de vie est pourtant plus bas que dans les pays occidentaux sont contraints de thésauriser. Les caisses d'épargne soviétiques ont la réputation d'être les plus riches du monde ! Chaque citoyen soviétique aurait ainsi de côté une année de revenus en moyenne. Et c'est précisément dans les campagnes que l'épargne forcée est la plus importante. C'est un sujet de fierté pour les dirigeants soviétiques, mais dans le contexte de l'URSS cela démontre simplement à quel point on manque de tout.

Cet état de fait entraîne des conséquences graves non seulement pour la population mais pour l'économie. Les travailleurs se défendent à leur façon qui est résumée par le slogan-dérision qui court paraît-il parmi les travailleurs russes : « Je fais semblant de travailler puisqu'ils font semblant de me payer » . Les dirigeants les considèrent comme de simples machines à produire, sans se soucier de la satisfaction de leurs besoins, de leurs logements, etc. Mais dans ces conditions, pourquoi travailler plus, pourquoi s'échiner à gagner de l'argent qu'on ne peut dépenser ? Les paysans se soucient peu de travailler dans les kolkhozes et les sovkhozes, en revanche ils cultivent soigneusement, avec des moyens archaïques, les lopins de terre qui sont en leur possession et qui leur permettent au moins d'avoir de quoi manger et parfois un petit revenu complémentaire.

L'exode rural est un phénomène mondial et l'URSS n'échappe pas à la règle. Mais avec cette différence qu'en Union Soviétique à la campagne le travail ne manque pas. Les autorités se plaignent constamment du manque de main-d'oeuvre. Mais les jeunes préfèrent partir vers les villes où l'on vit tout de même mieux. Les dirigeants ont installé un contrôle administratif très strict pour empêcher les paysans de quitter la terre. Pour bénéficier de l'indispensable passeport intérieur il faut l'avis favorable de l'employeur. Mais rien n'y fait, les jeunes quittent quand même les campagnes dépourvues de tout.

Manifestement la crise de l'agriculture soviétique est aussi la conséquence des conditions de vie médiocres des paysans. Elle ne sera pas résolue tant que les campagnes manqueront de logements décents, de produits de consommation, de routes, etc.

La pagaille qui règne dans l'économie soviétique est devenue, elle aussi, proverbiale. Tous les observateurs occidentaux en font des gorges chaudes. Elle est d'ailleurs régulièrement clouée au pilori par la presse soviétique et dénoncée sans vergogne par les dirigeants eux-mêmes. Andropov a commencé on ne peut plus classiquement son règne en critiquant et sanctionnant des responsables de divers secteurs économiques. La Pravda vient d'accuser d'incurie plusieurs directeurs de kolkhozes et de sovkhozes. Mais c'est du haut en bas de l'échelle que l'incurie se manifeste. Partout on note un manque de coordination des organismes responsables, en particulier au niveau des ministères, des directives contradictoires parfois impossibles à réaliser, qui entraînent la désorganisation de proche en proche. Chaque ministre, chaque responsable cherche à « réaliser le plan » sur le papier sans se soucier de la qualité des produits, ni des répercussions sur les secteurs voisins.

Ce désordre coûte très cher à l'économie en général et à l'agriculture en particulier. Prenons un exemple parmi des dizaines fournis par la presse soviétique. En 1979, au cours de l'été, en pleine période de sécheresse, 790 systèmes d'arrosage fonctionnaient dans la région économique du Centre sur les 7560 existants (Pravda du 20 novembre 1979).

Un demi-siècle de crise dans l'agriculture... et la population soviétique doit toujours se débrouiller elle-même

La crise de l'agriculture soviétique n'en finit pas. Jamais la bureaucratie n'est parvenue à en venir à bout. Au lendemain de la Révolution, les grands domaines furent confisqués et remis entre les mains de la paysannerie qui jusqu'en 1928 fut composée dans son immense majorité de petits et moyens propriétaires. Les coopératives (kolkhozes) et les fermes d'État (sovkhozes) étaient en nombre dérisoire. Pour augmenter progressivement le secteur coopératif et le secteur public il aurait fallu faire pénétrer l'industrialisation dans les campagnes et fournir la campagne en produits de consommation. Le régime stalinien dans un premier temps laissa les paysans aisés (les koulaks) s'enrichir mais fut bien incapable d'apporter quoi que ce soit aux paysans. Ces derniers cultivèrent donc de moins en moins jusqu'au point où le ravitaillement des villes fut menacé. Pourquoi en effet travailler pour la ville si la ville ne donne rien en échange ?

Devant la famine menaçante, la bureaucratie stalinienne décida en 1928 de collectiviser de force toute l'agriculture soviétique : tout le monde devait maintenant travailler dans des kolkhozes ou des sovkhozes et les biens des paysans appartenaient dorénavant à la collectivité : c'était une confiscation pure et simple.

Mais cette collectivisation forcée s'accompagna non seulement de millions de victimes, mais aussi d'un désastre agricole sans précédent. Les paysans ne se laissèrent pas faire, abattirent leur cheptel plutôt que de le donner à l'État et travaillèrent de mauvais gré, c'est-à-dire très mal, dans les kolkhozes et les sovkhozes. Cette fois ce fut la famine...

La bureaucratie dut alors faire machine arrière et rétrocéder aux paysans des parcelles de terre, les lopins individuels, qu'ils pouvaient cultiver librement pour leur propre subsistance, et dont ils pouvaient vendre éventuellement les surplus aux fermes collectivisées ou bien sur le marché libre. Le degré de liberté accordé aux possesseurs de lopins individuels a varié au cours des cinquante dernières années. D'une manière générale, plus la situation agricole est difficile, au cours de la dernière guerre par exemple, plus les autorités accordent de droits aux possesseurs de lopins.

Ces lopins individuels soigneusement travaillés contrairement aux sovkhozes et aux kolkhozes fournissent encore un quart de la production agricole sur 3 % de la superficie cultivée ! Cette part de la production va d'ailleurs en diminuant très lentement : elle était de 33 % en 1965. On en est arrivé à ce paradoxe que le secteur le plus archaïque de l'agriculture est le plus productif alors que le secteur le plus mécanisé, le plus moderne, les kolkhozes et les sovkhozes le sont beaucoup moins !

Durant des années la doctrine officielle était que les lopins privés devraient disparaître quand le secteur socialiste serait capable d'offrir le nécessaire aux consommateurs. Mais les dirigeants ont modifié leur point de vue : puisque le lopin est productif, vive le lopin. Le lopin est devenu maintenant un facteur de progrès social. La dernière constitution soviétique reconnaît que tout citoyen peut avoir la jouissance d'une parcelle de terre d'un demi-hectare au maximum. Et les autorités demandent maintenant au secteur public de soutenir le secteur privé, de l'aider pour les engrais, le matériel, etc. gratuitement parfois. En janvier 1981 un décret a été pris pour relancer la production dans les exploitations privées.

Actuellement il existe 37 millions de lopins individuels, 22 millions appartenant à des paysans (14 millions à des kolkhoziens, 8 millions à des sovkhoziens) mais aussi 15 millions appartenant à des ouvriers vivant dans des zones rurales.

L'existence persistante de ces lopins, la part qu'ils continuent d'avoir dans la production agricole, les encouragements récents qu'ils reçoivent des autorités sont un témoignage éloquent du retard et des difficultés de l'agriculture.

Ils montrent également comment les autorités s'y prennent pour nourrir, au moins en partie, les Soviétiques : elles les laissent se débrouiller eux-mêmes.

Dans le même ordre d'idées il faut signaler les fermes d'entreprises. Comme leur nom l'indique, ce sont des exploitations agricoles qui sont créées et qui dépendent des entreprises industrielles. Leur rôle est de nourrir le personnel des entreprises en question. On espère que les ouvriers ayant un intérêt direct à ce que leur cantine soit correctement approvisionnée, les fermes en question feront l'objet de soins attentifs. C'est effectivement assez souvent le cas. Certaines grosses entreprises possèdent des fermes très modernes et très vastes pour lesquelles elles réalisent elles-mêmes tout l'équipement nécessaire. II existe ainsi 80 000 fermes d'entreprises dont la superficie, qui a beaucoup augmenté ces derniers temps, atteignait en 1981 7,5 millions d'hectares, ce qui est relativement important : un septième de la surface de la France. Ajoutons à cela que dans l'armée chaque régiment ou presque a sa porcherie, dont les cochons sont nourris de déchets alimentaires...

Les unions inter-entreprises que le régime favorise aussi en ce moment vont un peu dans le même sens, mais à une autre échelle. II s'agit de créer des ensembles agro-industriels complémentaires de façon à ce qu'il soit pris des décisions cohérentes au moins à l'échelle de cet ensemble. II s'agit d'autre part de faciliter l'industrialisation des campagnes tout en intéressant les ouvriers à l'obtention des produits agricoles et en donnant aux paysans des articles industriels.

Tous ces palliatifs ont le même but : puisque le secteur d'État, les sovkhozes, et le secteur coopératif, les kolkhozes - qui dans la réalité n'ont plus guère de différences entre eux - ne parviennent pas à produire suffisamment, il faut inciter les Soviétiques à se débrouiller par eux-mêmes pour se nourrir d'une façon ou d'une autre. Et cela constitue une part importante de la production agricole.

La politique économique de la bureaucratie

Lorsque quelques années après la Révolution d'Octobre 1917 la bureaucratie stalinienne s'est emparée du pouvoir en éliminant l'Opposition de gauche trotskyste, le premier État ouvrier du monde a renoncé à favoriser le développement de révolutions prolétariennes dans les autres pays. De toutes ses forces la bureaucratie s'est opposée à de telles révolutions lorsque des situations révolutionnaires sont apparues.

La bureaucratie n'avait pas d'autre perspective que d'essayer de développer l'économie soviétique dans le cadre des frontières nationales de l'URSS. Pour justifier une politique contre-révolutionnaire, Staline prétendait réaliser le « socialisme dans un seul pays ».

Mais l'Union Soviétique de l'époque était un pays arriéré. Elle se trouvait dans un environnement international hostile, toujours sous la menace d'une guerre déclenchée par les puissances impérialistes.

Cette considération a conduit la bureaucratie à développer l'industrie des biens de production, celle qu'on appelle l'industrie lourde, pour des raisons essentiellement militaires. II s'agissait de pouvoir décourager d'éventuels agresseurs grâce à un armement puissant.

Dans cette tâche la bureaucratie a bénéficié des acquis de la Révolution d'Octobre : la confiscation de tous les moyens de production de la bourgeoisie et leur concentration entre les mains de l'État. Grâce à ce puissant levier la bureaucratie a pu tout miser sur l'industrie lourde, sur l'acier, sur les fabrications d'armements et l'URSS a pu devenir ainsi la seconde puissance industrielle du monde tout en sacrifiant délibérément l'industrie des biens de consommation et l'agriculture. Tout ce qu'on demandait à ces dernières c'était de fournir le minimum indispensable aux Soviétiques pour qu'ils puissent réaliser les plans de développement de l'industrie lourde.

A cela il faut ajouter que la bureaucratie se réservait et se réserve toujours pour elle-même la meilleure part des biens de consommation qu'elle acquiert dans des magasins spéciaux laissant la population se débrouiller avec le reste.

Depuis lors un demi-siècle s'est écoulé. Peu à peu la situation s'est tout de même améliorée sur le plan des biens de consommation et sur le plan agricole. Ce n'est plus la misère d'autrefois mais c'est toujours la pénurie.

Car la situation fondamentale de l'URSS reste toujours la même. En particulier la menace permanente d'un conflit militaire avec l'impérialisme impose à l'URSS des charges écrasantes. Le fardeau des armements en URSS représente de 11 % à 14 % du produit national brut contre 6 % aux USA.

Et le poids et le rôle parasitaire de la bureaucratie sont aussi restés les mêmes. C'est pour protéger ses intérêts propres que le pouvoir bureaucratique s'exerce de façon dictatoriale. Non seulement dans le domaine politique, mais dans le domaine de la gestion économique. Les choses iraient sans aucun doute beaucoup mieux si l'ensemble des travailleurs pouvaient être associés aux décisions économiques, si la gestion c'était leur affaire, il y aurait infiniment moins de pagaille. Mais c'est précisément cela que la bureaucratie craint par-dessus tout : que les travailleurs prennent leur sort entre leurs mains. Comment la bureaucratie pourrait-elle tolérer de voir la population ouvrière et paysanne discuter du plan, de ses options principales, de la part respective qui est dévolue àl'industrie d'armement et à celle des biens de consommation, de ce qu'on trouve en abondance dans les magasins réservés à la Nomenklatura, et de ce qu'on ne trouve pas dans les autres ? II ne peut y avoir de séparation entre la démocratie économique et la démocratie politique. II n'y a donc pas de démocratie du tout.

La bureaucratie a prétendu « rattraper et dépasser » les pays capitalistes. La bureaucratie a prétendu construire le socialisme dans un seul pays. Le simple énoncé des problèmes de l'agriculture soviétique aujourd'hui suffit à rappeler tout ce qu'il y a de dérisoire dans ses prétentions.

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