Les dettes du Tiers-Monde et la crise01/11/19821982Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/1982/11/97.jpg.484x700_q85_box-27%2C0%2C2451%2C3504_crop_detail.jpg

Les dettes du Tiers-Monde et la crise

La crise économique que connaît le monde s'approfondit au fil des mois. Elle est marquée aujourd'hui par un rétrécissement du commerce international, une stagnation générale de la production et un recul des investissements.

De la même façon que l'accroissement du commerce international avait durant les années 1950-1960 symbolisé le dynamisme de l'économie, aujourd'hui son ralentissement témoigne des difficultés que connaît le système capitaliste. Si en 1979 la croissance en volume du commerce mondial atteignit encore 6 %, elle ne dépassa pas 1,5 % en 1980 et fut nulle en 1981. Exprimée en dollars, la valeur du commerce mondial a même diminué de 1 % en 1981.

Une telle récession dans les échanges s'accompagne bien évidemment d'une stagnation, voire d'une diminution de la production, tant en ce qui concerne les produits manufacturés dont la croissance n'a cessé de diminuer depuis 1979 (on envisage un recul de la production en 1982), qu'en ce qui concerne diverses matières premières, principales sources de revenus de nombreux pays du Tiers-Monde, qui elles aussi ont vu leur production baisser.

Intégrés dans une division internationale du travail dominée par les puissances impérialistes, essentiellement fournisseurs de matières premières agricoles et minérales aux économies occidentales à l'exception de quelques « nouveaux pays industrialisés », les pays du Tiers-Monde subissent de plein fouet une récession qui les frappe de façon particulièrement dure, et qui se traduit pour eux par un transfert permanent de leur surproduit social vers les pays impérialistes.

Mais avec l'approfondissement de la crise ce transfert a encore tendance à augmenter, comme en témoignent les déficits croissants des balances commerciales des principaux pays du Tiers-Monde.

Même les pays du Tiers-Monde producteurs de pétrole se trouvent aujourd'hui dans une position de plus en plus difficile, en particulier les nouveaux producteurs qui, espérant une progression du marché, ont procédé à de lourds investissements.

Mais la stagnation de la production et de la consommation, le développement dans certains pays occidentaux d'énergies de remplacement, ont permis aux pays impérialistes, aidés par le plus important producteur de pétrole, l'Arabie Saoudite, de peser sur les prix en 1981 et même d'imposer un gel des prix pour l'année 1982. La conséquence pour bon nombre de pays producteurs a été un accroissement considérable de leurs déficits commerciaux et un gonflement de leur endettement. Le Mexique a même été au bord de la faillite financière.

L'endettement du tiers-monde

La banqueroute financière qu'a frôlée l'État mexicain en août dernier et quelques semaines plus tard, les prises de position à l'assemblée générale du FMI qui s'est tenue à Toronto, ont mis, ou plutôt remis en relief le crucial problème de l'endettement des pays du Tiers-Monde.

L'endettement extérieur des pays sous-développés que ce soit vis-à-vis des États ou des banques occidentales ne date pas d'aujourd'hui. Déjà estimé en 1972 par l'OCDE à 72,9 milliards de dollars, il a crû d'environ 20 % chaque année pour atteindre 416 milliards de dollars fin 1980, avant de bondir de 30 % durant la seule année 1981. La dette des pays du Tiers-Monde se montait début 1982 à quelque 540 milliards de dollars (sans compter les dettes à très court terme, à moins d'un an).

Cette augmentation considérable des prêts aux pays sous-développés ne témoigne certes pas d'une générosité subite de l'impérialisme pour les pays pauvres de la planète. Elle a uniquement pour but de drainer leurs richesses et de mettre la main plus étroitement encore sur leurs économies.

Les prêts des pays impérialistes aux pays pauvres sont divers. Ils comprennent principalement l'aide internationale au développement (l'AID) dispensée essentiellement par les États occidentaux eux-mêmes soit directement, soit par l'intermédiaire d'organismes internationaux comme la Banque Mondiale ; les crédits à l'exportation financés par les banques privées et garantis par les États des pays industrialisés au moyen d'assurances-risques ; et les prêts bancaires privés aux conditions du marché.

Mais l'un des phénomènes les plus marquants de la dernière décennie est l'accroissement de la part des prêts bancaires privés dans l'endettement des pays, pauvres.

Jusqu'en 1970, les prêts des grandes banques internationales aux pays sous-développés avaient été peu importants ; ils atteignaient alors trois milliards de dollars. Revêtant essentiellement un caractère commercial à court terme, ils étaient occasionnels. Aujourd'hui, ces mêmes prêts se sont considérablement gonflés, dépassant 40 % du montant total de la dette.

Des capitaux a la recherche de placements

Le dérèglement du système monétaire international qui lézarda puis finalement détruisit l'édifice constitué à Bretton Woods au sortir de la Seconde Guerre mondiale et qui consacrait l'hégémonie des USA, s'accompagna, dès ses débuts, d'un gonflement sans cesse croissant des disponibilités monétaires créées par les États et en particulier par l'État américain. A partir de la première crise pétrolière de 1973, vinrent encore s'ajouter les excédents financiers des pays de l'OPEP qui, ne pouvant s'investir dans les pays producteurs de pétrole, émigrèrent en grande partie vers les banques occidentales. Malgré leurs achats considérables d'armement, malgré le train de vie dispendieux de leurs classes dirigeantes, certains pays de l'OPEP, surtout les plus riches du Moyen-Orient, déposèrent annuellement auprès des banques occidentales, une part importante environ le tiers- de leurs excédents, excédents se montant à 116 milliards de dollars en 1980 et encore à 110 milliards en 1981. Aujourd'hui, avec la stagnation du prix du pétrole et la baisse de la consommation mondiale, cette source a tendance à diminuer.

Les excédents financiers des pays de l'OPEP émigrèrent en grande partie vers les banques occidentales.

Bien que les dépôts de certains pays exportateurs de pétrole ne constituaient qu'une faible part du total des dépôts des banques occidentales, cet afflux d'argent frais arriva au moment où l'industrie des pays impérialistes, faute de débouchés en progression, restreignait nombre de ses projets d'investissement.

Alors, dans une situation marquée par la récession de l'économie occidentale, une partie des capitaux « libres » prit le chemin de pays sous-développés ou de l'Est européen, à la recherche d'un profit qu'ils parvenaient de moins en moins à trouver dans les pays industriels eux-mêmes, soutenant même ainsi une légère reprise de l'activité économique dans les pays industrialisés après la récession des années 1974-1975. Ainsi, la revue Marchés Tropicaux et Méditerranéens écrivait en novembre 1980 : « Il n'est pas exagéré de dire que la croissance des pays industrialisés a été permise par le recyclage des pétrodollars et par l'endettement colossal (près de 400 milliards de dollars) de leurs clients, les pays en voie de développement, qui ont ainsi contribué à activer une économie défaillante ». Mais, continuait cette publication, « cette période de sursis s'achève au moment où le degré d'endettement des pays en voie de développement devient intolérable ».

L'ensemble des pays du Tiers-Monde n'a pas bénéficié, loin de là, des flux financiers en provenance des banques occidentales. Ce sont essentiellement les pays dits « nouveaux pays industriels » qualifiés aussi de pays « à potentiel industriel séduisant » qui sont les bénéficiaires, et les victimes, de cet endettement massif. Les banques qui prêtent sur le marché international ont en effet rapidement fait le tri entre les pays jugés trop pauvres ou dépourvus des richesses nécessaires au remboursement de leurs dettes, et ceux susceptibles de permettre des opérations rentables.

Fin 1981, la dette du Tiers-Monde était ainsi très concentrée. 75 % de la dette était le fait de 22 pays sur les 144 que compte l'ensemble du Tiers-Monde, et 51 % de la dette totale des pays sous-développés, le fait de cinq gros emprunteurs (Mexique, Brésil, Vénézuela, Argentine et Corée du Sud). Le Brésil, second emprunteur mondial, juste derrière le Mexique, parmi les pays du Tiers-Monde, a vu sa dette gonfler de façon énorme. Elle est passée de 5,2 milliards de dollars en 1970 à 12,5 milliards en 1973, puis 47 milliards en 1979 et à 78 milliards aujourd'hui.

La philanthropie étant inconnue au sein du monde de la finance, à la dette elle-même s'ajoutent bien entendu, les intérêts, et quels intérêts ! Désordre monétaire oblige, leurs taux ont tendance depuis quelques années à être flottants, c'est-à-dire à suivre l'évolution générale des taux d'intérêt des banques centrales. Aujourd'hui, par exemple, 70 % des emprunts contractés auprès des créanciers privés sont assortis de taux d'intérêt variables. Le taux des eurocrédits (le LIBOR) n'a cessé d'augmenter ces dernières années. II est passé de 6,5 % en 1977 à 16,6 % en 1981. Et selon la banque Morgan, l'augmentation d'un point du taux des eurocrédits par exemple ajoute 1,2 milliard de dollars au service annuel de la dette des douze pays sous-développés les plus endettés. Rien d'étonnant alors à ce que le montant des intérêts ait doublé de 1978 à 1980.

L'engrenage de la dette

Les déficits des balances commerciales et des balances des paiements, résultat de l'échange inégal imposé aux pays du Tiers-Monde, ont contraint bon nombre d'entre eux à avoir recours au financement extérieur. La valeur de leurs exportations étant, et de loin, inférieure à celle de leurs importations, les pays pauvres, pour pouvoir continuer à se procurer des biens manufacturés ou alimentaires qui leur font défaut le plus généralement pour préserver la consommation de leurs classes dirigeantes, empruntent en devises sur le marché financier ou auprès d'organismes internationaux les sommes nécessaires pour honorer leurs achats.

Mais pour rembourser les intérêts de ces dettes et les dettes elles-mêmes, il a fallu aux pays pauvres développer leurs exportations de produits agricoles, miniers ou, quand ils l'ont pu, industriels. C'est-à-dire la plupart du temps continuer et aggraver l'évolution qui, depuis l'époque coloniale, bouleverse leurs économies locales, remplace les cultures vivrières par des cultures destinées à l'exportation ; il leur a fallu construire de nouvelles unités industrielles et surtout minières avec toute l'infrastructure nécessaire (routes, chemins de fer, aéroports, barrages hydro-électriques...) et, pour ce faire, engager de nouvelles dépenses financées la plupart du temps par de nouveaux emprunts.

Tant que le marché mondial était en expansion, les pays sous-développés - et leurs créanciers - pouvaient toujours espérer que les recettes de leurs exportations grandiraient également et leur permettraient de financer les remboursements de la dette. Seulement, la récession que connaît aujourd'hui l'économie mondiale place les pays pauvres endettés dans une situation inextricable, sans issue. Le marché mondial absorbant de moins en moins les produits de leurs agricultures, de leurs mines ou même de leurs industries récemment créées, les investissements faits par des pays sous-développés apparaissent aujourd'hui comme impossibles à rentabiliser ou même à amortir. Ainsi, un certain nombre de grands travaux entrepris dans ces « nouveaux pays industriels » - le Mexique en est justement l'exemple - sont purement et simplement abandonnés.

Un autre très récent exemple : en septembre 1982, les pays de la CEE, le Japon et la Banque Mondiale ont commencé à verser au Brésil quelque 1,4 milliard de dollars de prêts pour l'aider à financer le gigantesque projet minier de Carajas. Mais alors que la première tranche du projet est entamée (comprenant non seulement les installations extractives mais aussi la construction d'une ligne de chemin de fer de 890 kilomètres et d'un port minéralier), les pouvoirs publics brésiliens, devant la demande en régression de minerai de fer par la sidérurgie mondiale, s'interrogent sur sa rentabilité. La mine devrait fournir 35 millions de tonnes en 1987. Le marché pourra-t-il alors absorber cette production ? Personne à Rio ne peut aujourd'hui répondre à une telle question. Ce qui est sûr pour l'heure, c'est que les contrats de livraison signés avec des entreprises de la CEE et du Japon sont loin de couvrir la totalité de la production prévue. Mais rentables ou non, les emprunts contractés pour la réalisation de ce projet devront être remboursés, intérêts en sus.

Pris dans l'engrenage de l'endettement, certains pays en sont réduits à consacrer une part toujours croissante de leur production pour rembourser leurs dettes. Bien plus, d'après les estimations de la Banque Morgan, les dettes et les intérêts de l'Argentine en 1982 se montent à près de deux fois la valeur totale de ses exportations de l'année. Pour le Mexique, le rapport est un peu plus faible : les remboursements se montent à 1,2 fois la valeur de ses exportations de biens et services. Le résultat d'ailleurs, c'est qu'il n'a pu s'acquitter de ce remboursement sans une nouvelle aide internationale.

En tout cas, outre l'Argentine et le Mexique, on cite huit autres pays, l'Equateur, le Brésil, le Chili, le Vénézuela, la Colombie, les Philippines, le Pérou et la Corée du Sud dont le remboursement de la dette extérieure, cette année, dépasse la moitié de la valeur totale de leurs exportations.

Enserrés dans les mailles du système financier international, des pays débiteurs se voient donc contraints de s'engager dans une course folle à l'emprunt. Pris à la gorge, de nombreux États empruntent à très court terme, sur un an ou moins, à des taux prohibitifs pour rembourser leurs dettes passées ou même plus simplement, pour pouvoir honorer les seuls intérêts de ces dettes. Or, lorsqu'un pays emprunte sur moins d'un an, cette dette n'est pas prise en compte dans les statistiques officielles des organismes internationaux comme l'OCDE ou la Banque Mondiale. Ainsi, d'après la Banque des Règlements Internationaux, les sommes empruntées de cette façon représentant les deux tiers de la totalité des emprunts, porteraient en fait actuellement la dette totale des pays pauvres à près de 900 milliards de dollars.

Face au développement vertigineux de l'endettement, les grandes banques deviennent plus prudentes pour assumer de nouveaux prêts.

Comme l'écrivait la revue Marchés Tropicaux et Méditerranéens en octobre 1980 : « Il semble bien que la plupart des pays sous-développés devant l'accumulation de leurs dettes, hésitent à contracter de nouveaux emprunts ; les banques deviennent de plus en plus circonspectes quant aux choix de leurs débiteurs ; en fait, la presque totalité des prêts consentis en euro-dollars sont maintenant destinés à des pays « riches ». Le volume des sommes empruntées par les pays en voie de développement non pétrolier vient donc de chuter verticalement. Compte tenu des doutes que l'on peut avoir au sujet de l'ampleur des opérations de sauvetage du FMI, on risque donc de constater une contraction importante du commerce international correspondant au ralentissement des investissements et de la consommation dans les pays en voie de développement. Comme le « coinçage » actuel du crédit va le montrer, le commerce d'importation des pays en voie de développement et des exportations correspondantes des pays « riches » ne peuvent être fondés, à l'infini, sur le crédit » .

Aujourd'hui, de nombreux créanciers privés semblent estimer que le point limite de l'endettement a été atteint, et ils tentent de se désengager, du moins là où les risques deviennent trop grands. Durant le premier trimestre de l'année 1982, les nouveaux prêts bancaires internationaux à destination des pays sous-développés ont baissé d'environ 30 % par rapport à la même période de l'année précédente. Or, déjà en 1980, les nouveaux crédits accordés aux pays du Tiers-Monde avaient été absorbés à 70 % par le seul service de la dette. Alors on peut effectivement estimer que la baisse des montants nets des nouveaux prêts que l'on constate aujourd'hui signifie dans la réalité, que de nombreux pays sous-développés n'empruntent que pour pouvoir rembourser les créances dues aux banques occidentales.

Les organismes internationaux prendront-ils le relais des banques privées ?

Les pays pauvres, devant les menaces de faillite qui les guettent et les réticences des banques privées à continuer à leur prêter, ont réclamé, lors de la dernière assemblée annuelle du FMI et de la Banque Mondiale qui s'est tenue à Toronto, un accroissement des prêts à taux réduits par ces organismes. Mais l'impérialisme, et en particulier l'impérialisme américain, qui assume une part importante du financement de ces organismes, ne l'entend pas ainsi.

Ses représentants proposent maintenant la limitation de l'accès des débiteurs (les pays pauvres) aux sources d'argent bon marché du FMI. Ce qu'ils désirent en fait c'est, non seulement que le Fonds se montre plus ferme sur les conditions d'attribution des prêts aux pays sous-développés, mais aussi que les prêts au taux avantageux de 6,1 % que consent le FMI sur ses propres fonds soient limités.

Ils veulent que l'augmentation des ressources du FMI ne soit pas le seul fait d'un relèvement des quote-parts procurées par les États membres, mais provienne d'emprunts réalisés par le Fonds Monétaire sur le marché international des capitaux. Si ce choix est confirmé lors de la réunion du comité intérimaire du FMI qui se tiendra en avril 1983 à Washington, le Fonds Monétaire emprunterait alors aux banques pour reprêter aux pays du Tiers-Monde.

Pour ceux-ci cela ne peut guère que signifier que certains taux d'intérêt du FMI seront plus élevés, évidemment, puisque celui-ci aura lui-même dû emprunter au taux du marché. Par contre, pour les financiers internationaux, cela signifierait une garantie bien supérieure puisque c'est au FMI et non aux États des pays sous-développés qu'ils prêteront directement. Les risques de banqueroutes des États du Tiers-Monde n'auront pas diminué. Mais derrière le FMI ce sont les grands États impérialistes - et en premier lieu l'État américain - qui seraient les garants qu'en tout état de cause, les créanciers du FMI seraient remboursés.

En fait, toute l'opération consiste à ouvrir aux banques et aux financiers internationaux au moment où ils hésitent à prêter à des États débiteurs trop peu sûrs, une nouvelle possibilité de prêter sans risque. Ou plutôt de leur garantir leurs prêts, non plus simplement aux dépens de la population des pays pauvres mais aussi aux dépens de la population des pays riches, puisque c'est celle-ci qui paiera en dernier ressort si les États des pays industrialisés doivent venir au secours du FMI qui n'aurait pu recouvrer ses créances auprès d'un ou plusieurs États du Tiers-Monde.

La Banque Mondiale est considérée elle aussi comme dispendieuse dans son fonctionnement actuel, bien que la générosité ait toujours été absente de ses calculs, comme en témoignent les propos tenus par son président, Alden Clausen, à Tokyo, en janvier 1982 : « Son rôle (celui de la Banque Mondiale) est de rassembler les pays membres en vue d'un effort économique global profitable à tous. Mais il n'est pas dans ses fonctions de redistribuer les richesses d'un groupe de pays à un autre groupe de pays. Elle n'est pas le Robin des Bois de la finance internationale ni une agence géante du bien-être universel. La Banque Mondiale est une institution pragmatique, qui ne fait pas de sentiments... » . On ne saurait être plus clair.

Seulement, aux yeux de l'impérialisme américain, la Banque Mondiale a un défaut. L'une de ses filiales, l'Agence Internationale pour le Développement (l'AID) accorde aux plus pauvres parmi les pauvres des prêts à un taux ridiculement bas : 0,75 %. Bien sûr, les experts de la Banque Mondiale avaient maintes fois réussi à tourner cet « inconvénient » en accordant par exemple des fonds de l'AID, à taux quasiment nul, à un projet d'exploration pétrolière dont les résultats bénéficiaient en premier lieu aux grandes compagnies occidentales, tandis qu'un projet de développement rural ou d'installation de centres médicaux étaient financés à des taux proches de ceux du marché. Mais ce que veulent maintenant les États-Unis, c'est réduire la portée de l'AID. Cette année, sous prétexte de lutte contre l'inflation, l'administration Reagan a « amputé » l'AID d'une partie de ses ressources en refusant de remplir ses engagements financiers pour la période 1982-1983.

Comme le FMI, la Banque Mondiale va donc devoir faire appel encore plus que par le passé aux banques privées auprès desquelles elle compte emprunter l'an prochain quelque neuf milliards de dollars. Et, conséquence du renchérissement de ses ressources, dans les mois à venir, elle va mettre en application une nouvelle formule de prêts à taux variables.

Un exemple qui va dans le sens de cette politique nous est donné par l'accord de principe conclu le 27 octobre 1982 entre le FMI et l'Argentine portant sur un crédit de 2,3 milliards de dollars. Les exigences posées par le Fonds Monétaire concernent, bien sûr, la politique économique que devra suivre le gouvernement argentin : prévoir une croissance du produit intérieur brut de 5 % en 1983 (alors qu'il a diminué de 8 % a durant le premier semestre 1982), ramener l'inflation à un taux de 160 % (alors que, depuis juillet, les prix de détail augmentent à un rythme annuel de 500 %) et ce, en augmentant le prix de tous les tarifs publics. Mais les représentants du FMI ont aussi exigé que, contrairement à ce que le Fonds faisait précédemment, les taux d'intérêt de ce nouveau prêt soient supérieurs à l'inflation.

Ainsi, par ces modifications qu'il veut apporter au fonctionnement du FMI et de la Banque Mondiale, l'impérialisme américain entend dire aux États et aux peuples du Tiers-Monde, qu'en cette période de crise, moins qu'en toute autre période, les maux dont ils souffrent ne pourront émouvoir les riches.

La menace du krach financier

Ce qui émeut, ou plutôt ce qui inquiète les banquiers, c'est l'impossibilité pour un nombre toujours croissant de pays pauvres de faire face aux échéances de leurs dettes. 145 milliards de dollars auraient dû être remboursés par les pays sous-développés durant la seule année 1982. La plupart de ces sommes ne pourront l'être et devront être couvertes par de nouveaux prêts.

La liste des « mauvais débiteurs » vis-à-vis des gouvernements et des banques occidentales est impressionnante et souligne la situation financière dramatique dans laquelle se trouvent tous les pays sous-développés.

Pays bénéficiaires de délais de paiement pour les crédits-exportation garantis par les gouvernements occidentaux

1980 : Turquie - Sierra Léone

1981 : Sénégal - Libéria - République Centrafricaine -Ouganda - Madagascar

Pays bénéficiaires d'un accord de rééchelonnement avec les banques commerciales

1980 : Togo - Zaïre

1981 : Jamaïque - Soudan

Pays ayant suspendu les remboursements aux banques commerciales

1981 : Pologne - Roumanie

1982 : Mexique - Cuba - Nicaragua Costa-Rica - Bolivie

Graves menaces financières en vue

Brésil - Chili - Argentine - Guatemala Vénézuela - RDA -Hongrie

Jusqu'à présent les sommes en jeu venues à échéance étaient (sauf pour le Mexique) relativement modestes. Mais il suffirait de plusieurs effondrements de gros emprunteurs pour voir se profiler la menace d'un krach : les banques tombant les unes après les autres, victimes d'une réaction en chaîne.

Lors des difficultés du Mexique, le système monétaire international s'est inquiété. Finalement les banques et les États des pays riches sont certes parvenus à enrayer le mal. Mais en sera-t-il toujours ainsi ? Tant qu'il ne s'agit que de la faillite d'un pays sous-développé, c'est possible. Mais si la situation est précaire, elle l'est non pas tant du fait des emprunts des pays pauvres, qu'en raison des emprunts bien plus énormes faits par les grands États et les grandes entreprises capitalistes, emprunts qui atteignent le chiffre colossal de 22 000 milliards de dollars, chiffre cité par la Banque des Règlements Internationaux.

Pour le système financier international, une faillite d'une grosse firme d'un État riche peut avoir les mêmes effets que celle d'un État de pays pauvre. Après la faillite retentissante de la compagnie d'aviation Braniff aux États-Unis, ce sont une dizaine de groupes industriels et financiers américains, parmi lesquels la compagnie Pan-Am, qui sont aujourd'hui dans une situation de faillite virtuelle. Au Canada, c'est le groupe pétrolier Dom Petroleum qui doit trouver 1,3 milliard de dollars canadiens. En Allemagne, la firme AEG a emprunté plus de deux milliards de dollars en trois ans avant d'être déclarée en faillite. Mais le jour où ce sera un État parmi les plus puissants qui sera dans la situation du Mexique, la solidarité des autres pays capitalistes ne sera peut-être pas suffisante pour éviter un krach.

Certes, contrairement aux pays sous-développés, les plus puissants États impérialistes ont les moyens de faire éponger leurs dettes par l'inflation qu'ils imposent au monde entier. Mais la création de nouvelles liquidités que les États occidentaux créent pour soutenir leurs économies, est aussi une façon d'accentuer les déséquilibres monétaires en favorisant par exemple les possibilités de crédit, de prêts... et d'endettement.

Ainsi, on arrive à une situation aberrante à l'échelle de la planète, où les États et les grandes sociétés continuent à chercher de nouveaux crédits ne serait-ce que pour payer leurs échéances passées. Et le système bancaire quant à lui, bien qu'inquiet devant les risques d'un possible krach, est contraint d'accorder de nouveaux prêts pour éviter un krach justement.

Aujourd'hui, alors que le crédit mondial continue à croître à toute allure, l'emballement du système financier ne contribue pas à accroître la production qui stagne, sinon même décroît. Et le fossé entre la production et la plus-value produite, d'une part, et la spéculation financière de l'autre, en s'accroissant sans cesse, rend la menace de krach de plus en plus grande.

Cette ronde folle, même si elle n'aboutit pas à la création de nouvelles richesses, répartit quand même différemment celles déjà existantes. Par le biais de l'endettement et au risque de l'effondrement de leur système, les banquiers parviennent en particulier à drainer toujours plus les richesses du Tiers-Monde vers les pays riches. Mais jusqu'à quand ?

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