Le Tiers-Monde 20 ans après la décolonisation01/03/19831983Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/1983/03/101.jpg.484x700_q85_box-27%2C0%2C2451%2C3504_crop_detail.jpg

Le Tiers-Monde 20 ans après la décolonisation

Ce que l'on nomme le « Tiers-Monde » a été bouleversé depuis la Deuxième Guerre mondiale par des luttes d'émancipation nationale de grande envergure, en Afrique et en Asie. II y a vingt-cinq ans environ, l'Afrique notamment était encore presque tout entière sous le joug colonial. Tandis qu'à la fin des années 60, des États nationaux indépendants s'étaient constitués à peu près partout dans le monde.

La vague de la révolution coloniale a profondément marqué notre époque, elle a fait se dresser des millions d'hommes et de femmes à travers le monde, des masses paysannes tout particulièrement. Ce mouvement a attesté la situation explosive créée par l'inégalité du développement entre les différentes parties de la planète, inégalité que l'impérialisme a consacrée, aggravée, renforcée, et le potentiel de mobilisation des masses accumulé par ces contradictions.

Pourtant, si on peut parler à ce propos de révolution coloniale, il n'y a eu nulle part de révolution prolétarienne socialiste.

Non pas parce qu'il s'agit de pays sous-développés, à composante sociale essentiellement paysanne. La révolution prolétarienne d'Octobre 1917 avait vaincu dans une Russie qui, elle aussi, était essentiellement paysanne et qui comportait les caractéristiques du sous-développement économique. Et la révolution chinoise des années 20, bien que vaincue, avait vu une classe ouvrière pourtant très minoritaire et de formation récente se dresser et tenter de jouer son rôle historique d'avant-garde, au sein d'un univers rural.

A la différence de ces exemples, les luttes de la décolonisation ou, plus généralement, les mouvements nationaux de ces dernières décennies dans les pays sous-développés, n'ont pas vu intervenir le prolétariat comme avant-garde dirigeante. Partout, c'est la petite bourgeoisie nationaliste qui a assumé la direction de mouvements populaires, y compris des plus violents et des plus radicaux. C'est là, pour des révolutionnaires socialistes, un fait fondamental à souligner si on veut tenter de dresser un bilan de ces indépendances aujourd'hui.

Ce ne sont pas les travailleurs qui ont conquis le pouvoir dans aucun de ces pays, à la tête des masses populaires. Ce sont des forces politiques représentant les intérêts de la bourgeoisie nationale qui s'y sont hissées en s'appuyant sur la mobilisation de ces masses populaires, et qui ont bâti des États bourgeois.

Évidemment, au cours de cette longue période, des choses ont changé dans la situation des pays sous-développés, ne serait-ce que parce que l'impérialisme a continué à intégrer toujours davantage dans le circuit des échanges mondiaux, donc sous son contrôle, les contrées les plus reculées de la planète, des régions qui échappaient encore à sa mainmise. Et on peut se demander dans quelle mesure la constitution et la stabilisation d'États nationaux qui sont venus relayer la domination coloniale directe ont pu, compte tenu de cette évolution, désamorcer les problèmes les plus brûlants. Les pays sous-développés sont-ils devenus des « pays en voie de développement », selon la terminologie qui a cours ? En d'autres termes, quel est le bilan des États bourgeois nationaux des pays sous-développés ?

Incapacité d'assurer des régimes démocratiques ou de régler les questions nationales

On a assisté, au cours des années 50 et 60 à de nombreuses variantes dans la constitution d'États nationaux indépendants dans les régions naguère sous domination coloniale ou semi-coloniale, depuis celles qui se sont faites sous l'égide directe de l'impérialisme, jusqu'à celles qui n'ont pu être constituées qu'après des luttes d'émancipation dures, mobilisant une large partie de la population.

S'il est juste de constater que le grand mouvement de la décolonisation politique et des luttes de libération nationale a quelque peu desserré l'emprise de l'impérialisme, et l'a au moins contraint en général à y mettre un peu plus les formes qu'au 19e siècle et dans la première moitié de ce siècle, cependant l'indépendance politique conquise souvent de haute lutte demeure largement formelle pour la plupart des États des pays sous-développés. Même quand l'État n'est pas un simple agent d'exécution de la métropole impérialiste, qu'il ne s'agit pas de simples dirigeants fantoches, ces États demeurent sous la pression économique et politique permanente des grandes puissances occidentales, voire sous leur menace militaire. Leur marge d'initiative demeure largement dépendante du bon vouloir de ces puissances.

Mais qu'ils soient des machines d'oppression servant directement les intérêts de la bourgeoisie impérialiste contre leur population - jusques et y compris contre leur propre bourgeoisie - ou qu'ils s'opposent à l'impérialisme au nom d'une perspective de développement bourgeois national, aucun de ces États ne s'est donné un régime démocratique ni au sens d'une démocratie parlementaire stable, à l'occidentale, ni au sens d'une démocratie révolutionnaire « jacobine ».

Ce sont des mouvements de masse armés, mobilisant des millions d'individus dans des luttes dures, qui les ont parfois amenées au pouvoir comme en Algérie, au Vietnam ou à Cuba : et finalement, aujourd'hui, ces masses sont réduites au silence, elles sont privées de tout pouvoir réel, y compris des droits et libertés effectives les plus simples. L'hypertrophie des appareils militaires et policiers est générale dans les régimes du Tiers-Monde.

Les notions de la démocratie bourgeoise, de fonctionnement parlementaire, de liberté de la presse, etc. sont vides de toute signification réelle même lorsqu'elles sont, et c'est d'ailleurs rare, officiellement acceptées.

Des révoltes périodiques de minorités nationales ou ethniques, prolongées parfois par des conflits de frontière avec des pays sous-développés voisins, témoignent par ailleurs du fait que la constitution d'États nationaux n'a nullement réglé les questions nationales ou ethniques. En Afrique notamment, les nouveaux régimes restent respectueux d'un découpage des frontières qui avait été fait à l'époque coloniale en fonction des besoins et des intérêts des différents colonisateurs. Parfois des ethnies importantes sont morcelées entre plusieurs États. D'autres fois, épousant des hostilités ethniques suscitées ou alimentées sous le colonialisme, les dirigeants des nouveaux États tentent de se créer une assise populaire, en s'appuyant sur certaines ethnies contre d'autres. En tous les cas, mêmes les forces politiques nationalistes les plus radicales et qui prétendent incarner l'unité nationale n'ont pas réussi à la créer, là où plusieurs communautés ethniques coexistent ; pas plus qu'elles n'ont permis la coexistence harmonieuse des communautés, car cela exigerait des rapports démocratiques que ces États ne sont pas à même d'assurer. En tous les cas, du Tchad au Vietnam, en passant par l'Inde, le Pakistan, le Nigéria ou l'Irak, combien de ces États sont minés par des conflits ouverts ou latents entre leurs différentes populations, combien consacrent une part importante de leurs ressources à l'oppression de leurs minorités nationales ?

Un développement économique faible, déformé, et coûtant cher à la population laborieuse

Peut-on considérer que les petites bourgeoisies locales, portées au pouvoir à la faveur de la décolonisation dans le Tiers-Monde, ont atteint des résultats dans le domaine d'un certain développement national sur le plan économique ? Les décennies que le monde a vécues entre la Deuxième Guerre mondiale et la crise économique actuelle ont vu une extension de la domination impérialiste à un point inégalé jusqu'alors. Avec elle, une certaine industrialisation a vu le jour dans certains pays du Tiers-Monde qui étaient jusque là restés en grande partie en dehors du circuit international de la division du travail. Construire une industrie nationale, tel était l'objectif affiché d'un grand nombre d'équipes nationalistes parvenues au pouvoir, quelles qu'aient pu être les variantes individuelles, le degré d'intégrité des uns et des autres, etc.

Les voies ont été dissemblables. Certains pays ont d'emblée laissé la voie libre aux investissements capitalistes des pays impérialistes eux-mêmes, cherchant à s'intégrer ainsi dans le prolongement de l'économie dominée par l'impérialisme à l'échelle mondiale, comme le Brésil ou l'Argentine avaient pu le faire dans des circonstances favorables. Les pays du Sud-Est asiatique comme Hong-Kong, Singapour, la Corée du Sud, Taïwan, etc., fournissent les cas en quelque sorte extrêmes d'une croissance de la production industrielle avec des capitaux des puissances impérialistes, en qualité de sous-traitant des groupes impérialistes produisant pour le marché mondial. Ce genre d'industrialisation n'a guère la prétention d'être « nationale » : elle souffre d'une distorsion congénitale dans le sens des intérêts impérialistes.

Dans d'autres pays, les classes dirigeantes locales ont essayé de développer une industrie nationale en se servant de l'appareil d'État national.

Un pays comme l'Algérie, par exemple, subit en fin de compte la pression globale de l'impérialisme par le biais du marché international, des cours mondiaux, des débouchés, etc., et demeure dans la dépendance de l'impérialisme lui aussi.

La plupart ont d'ailleurs dû mener des politiques variables dans le temps. Aux tentatives étatiques ont parfois succédé des politique d'ouverture franche, comme en Égypte, de Nasser à Sadate. Et parfois aussi, c'est à une combinaison de contrôle par l'État et de faveurs au capital occidental que l'État a eu recours, comme en Côte d'Ivoire.

Certains pays ont certes bénéficié d'une situation apparemment plus favorable en raison de leurs ressources naturelles, principalement le pétrole, ce qui leur a permis de financer des efforts plus importants en matière d'infrastructures et d'industrie lourde. Ainsi de l'Iran ou, plus récemment, du Mexique, de l'Algérie ou du Nigéria. Mais la chute des cours du pétrole, la crise des débouchés, auxquels nous assistons actuellement, montrent bien que cette pseudo-prospérité des pays pétroliers du Tiers-Monde n'était qu'une illusion momentanée. Le fameux « boom » pétrolier était surtout un écran de fumée, et la dépendance à l'égard des exportations pétrolières dans laquelle se trouve l'économie de ces pays est la traduction locale de la dépendance générale des pays sous-développés par rapport à l'impérialisme.

L'exemple de l'Algérie peut être considéré comme significatif. Le régime, surtout depuis 1970, s'y est lancé dans une ambitieuse politique axée sur la priorité à l'industrie lourde, accompagnée de nationalisations et de la récupération de ses ressources minières et du pétrole.

Des industries ont vu le jour, essentiellement dans les hydrocarbures, et l'Algérie a un secteur industriel moderne employant quelque 350 000 travailleurs dans dix-sept sociétés nationales très centralisées.

Cette politique industrialiste s'est faite au détriment des besoins immédiats de la population. Un tel effort, dans un pays très peu industrialisé par la colonisation, et de surcroît ravagé par la guerre, ne pouvait que se payer au prix fort. S'il a enrichi une bourgeoisie locale, autour de l'État et des grandes administrations, ce sont les travailleurs et les paysans qui ont été pressurés.

N'ayant pas les moyens de faire face sur tous les fronts, le régime a notamment traité l'agriculture en parent pauvre du développement.

L'agriculture n'a pratiquement pas augmenté sa production alors que la population, elle, a doublé en vingt ans. Une proportion importante des revenus pétroliers (un tiers en 1979) passe dans l'importation de céréales et de produits alimentaires.

Malgré tous ces inconvénients, les investissements consentis dans l'industrie lourde ne sont pas compensés par une indépendance réelle au niveau industriel. Les installations industrielles dépendent des puissances impérialistes pour l'assistance technique, les pièces de rechange, les contrats... Résultat : un endettement croissant et la dépendance totale à l'égard des exportations de pétrole et de gaz dont la part dans le total des exportations algériennes est passé de 53 % en 1965 à 96 % en 1981.

C'est un peu de façon analogue que l'Iran ou le Nigéria ont connu l'implantation de quelques secteurs industriels, dans les années 60 pour le premier, 70, pour le second. La rançon à payer est du même ordre, et elle est toujours payée par les mêmes : les masses populaires.

A propos d'industrialisation supposée du Tiers-Monde, il a été fait grand cas, en particulier, dans la presse et chez certains économistes, des pseudo « nouveaux pays industriels » au rang desquels on devrait compter (bien que cela soit variable selon les auteurs) le Brésil et le Mexique, mais aussi Hong-Kong, Singapour, Taïwan et la Corée du Sud. Ainsi, la presse a parlé de « miracle brésilien » en le datant de 1964, de « miracle coréen » en le datant de 1962. L'écart entre ces pays et les pays industrialisés avancés aurait eu tendance à se réduire en gros entre 1960 et 1977. Ainsi, on fait état du fait que la Corée du Sud possède le plus grand chantier naval du monde : il ne s'agirait donc pas d'une industrialisation mineure.

Mais elle reste pourtant sous le contrôle des firmes et des banques des pays impérialistes, dépendant de leurs besoins et de leur stratégie.

II reste que les amorces d'industrialisation dans le Tiers-Monde au cours des dernières décennies demeurent quelque chose de précaire.

II n'y a pas eu développement d'industries nationales dans les pays sous-développés. Il y a eu extension de la sphère de domination des grandes firmes impérialistes, avec des zones de « sous-traitance », mais ce n'est pas la même chose. Et les pays sous-développés demeurent sous-développés, même ceux qui ont vu se prolétariser des masses importantes de leur population. Quand les industries se sont créées, ce sont des greffes sur un tissu industriel inexistant et dans un marché national limité, avec tous les problèmes de dépendance technologique que cela implique, comme on l'a vu avec l'exemple de l'Algérie. La dépendance demeure vis-à-vis des investisseurs étrangers, des centres de décision des grandes puissances ; et, à l'autre bout, vis-à-vis des débouchés : l'étroitesse des marchés intérieurs est telle que toute amorce d'industrialisation est soumise au marché d'exportation, c'est-à-dire à la division internationale dominée par l'impérialisme.

Des agricultures de plus en plus orientées vers le marché mondial

Parallèlement, les pays du Tiers-Monde ont connu des bouleversements dans le domaine de l'agriculture. Les situations sont, bien entendu, différentes selon que l'on considère tel ou tel pays d'Amérique latine, d'Afrique ou d'Asie. Mais l'intégration de la plupart de ces pays dans les circuits internationaux dominés par l'impérialisme a cependant entraîné l'extension de l'économie monétaire à des contrées où celle-ci était restée limitée à l'époque de la colonisation ; par exemple, en Afrique noire où elle n'avait, souvent, bouleversé que la zone côtière sans pénétrer l'intérieur très avant.

D'une manière générale, le processus qui, depuis le 19e siècle, oriente en fonction des nécessités de l'impérialisme la production agricole au détriment des cultures vivrières, n'a fait que s'aggraver.

Ainsi, l'intégration de l'agriculture au profit des multinationales de « l'agrobusiness » a été à peu près générale en Amérique centrale et latine, au cours de ces dernières décennies. Cela ne s'est pas fait seulement sous la violence des pressions économiques mais sous la violence sociale la plus ouverte, brutale, sanglante : en République dominicaine, l'armée a par exemple délibérément détruit en 1974 les cultures vivrières des paysans pour faire place à la monoculture du sucre. Au Brésil, un témoignage comme Le sucre et la faim de Robert Linhart à propos de la région du Nord-Est montre bien comment le régime à la solde des multinationales a dépossédé les paysans de leur terre à leur profit, au point de les réduire à la malnutrition. L'expansion rapide de la mécanisation dans les années 70 au Brésil a conduit à un développement accéléré des cultures liées à l'exportation (celle du soja a été multipliée par douze entre 1970 et 1980). Au Pérou, c'est Leche Gloria SA, filiale du trust Carnation, qui a, dans le sud du pays, tout subordonné à l'extension des cultures fourragères : la luzerne au détriment des cultures vivrières. Un autre exemple spectaculaire est celui du Mexique : dans les zones modernes et irriguées, des cultures nouvelles comme le soja et le sorgho sont apparues à partir de 1960. Les meilleures terres sont réservées à ces productions de type agro-industriel pour lesquelles il faut en outre importer des produits chimiques, des machines, des semences, des fertilisants, etc.

Le bilan de ce « développement », qui ne profite qu'aux International Harvester, Massey Fergusson et autres John Deere, c'est la dépendance alimentaire de ces pays. Le Pérou doit importer 86 % du blé dont il a besoin. Le Mexique est devenu importateur de denrées alimentaires depuis la fin des années 60. Et la majorité des 73 millions de Mexicains demeurent sous-alimentés, à tout le moins malnutris.

L'AGGRAVATION DE LA DÉPENDANCE ALIMENTAIRE

Les importations de céréales en pourcentage de la consommation nationale

1969-19711978

El Salvador723

Guatémala918

Haïti1027

Honduras929

Chili2547

Mexique013

Bolivie2834

Colombie1817

Équateur1543

Pérou3446

Vénézuela5251

Brésil421

(Tableau émanant d'une conférence régionale de la FAO pour l'Amérique latine tenue en 1980, publié dans Le Monde Diplomatique, septembre 1982).

Crise et endettement

Qu'il s'agisse de l'importation de biens d'équipement dans une illusoire perspective d'industrialisation, ou qu'il s'agisse de l'importation de denrées alimentaires, les pays du Tiers-Monde subissent la loi du capitalisme en position subordonnée par rapport aux centres impérialistes, en raison de la place qu'ils occupent dans la division impérialiste du travail àl'échelle du monde.

Entre les produits qu'ils exportent et ces importations, les termes de l'échange n'ont fait que se dégrader, aggravant l'inégalité fondamentale qui est à la racine du pillage impérialiste du Tiers-Monde depuis la fin du 19e siècle. Les données du phénomène étaient déjà celles-là à l'époque du jeune impérialisme : ce sont celles qu'analysaient Lénine ou Trotsky.

Les décennies qui ont vu la constitution d'États nationaux dans la plupart de ces pays n'ont pas vu de transformation fondamentale de cette situation. A un bout de la chaîne, il y a accumulation de richesses, diversifications et affinement du tissu industriel, tandis qu'à l'autre bout un saupoudrage industriel qui reste partiel, tronqué et dépendant, ne fait qu'aggraver la pauvreté au lieu de l'atténuer.

Ce qui est notamment spectaculaire aujourd'hui, c'est à quel point la crise de l'économie capitaliste vient aggraver la situation dans les pays sous-développés. Étant donné la base inégalitaire sur laquelle ils sont intégrés dans le marché mondial et leur pauvreté, ils sont bien plus victimes encore que les pays riches des conséquences de la crise. Le rétrécissement des marchés, les protections érigées sur les marchés occidentaux, frappent plus sévèrement des économies qui sont spécialisées dans des quasi mono-productions que des économies diversifiées et développés. L'effondrement des prix des matières premières les touche au premier chef.

Et l'endettement de pays comme le Brésil ou le Mexique, où des esquisses de croissance avaient été amorcées, est la rançon de cette situation. Ces amorces de croissance avaient été financées au moyen de crédits internationaux, et ces pays sont aujourd'hui en faillite. Mais c'est le cas d'un grand nombre d'autres pays du Tiers-Monde. Le Ghana, par exemple, qui vient de recevoir plusieurs centaines de milliers de ses travailleurs émigrés expulsés du Nigéria en crise, est lui-même en état de cessation de paiement depuis des années.

La relativement longue période d'expansion économique et de profits pour les bourgeoisies des puissances impérialistes était étroitement liée à la mise en coupe réglée du Tiers-Monde. Maintenant que cette économie capitaliste est en crise, la bourgeoisie des pays impérialistes impose encore plus durement ses prélèvements aux pays du Tiers-Monde, et à leurs classes exploitées, mais souvent sans même plus passer par la médiation de l'exploitation directe - et donc, de l'activité au moins en partie productive que cela impliquait - mais par le biais des prélèvements financiers.

En témoignent particulièrement les conditions draconiennes imposées par les organismes internationaux comme le Fonds Monétaire International (FMI) pour accorder leurs crédits aux pays pauvres, des conditions qui se résument ainsi : moins de dépenses de type social, telles que les subventions aux denrées alimentaires de première nécessité, baisse des salaires des fonctionnaires et salariés de l'État, suppression des rares « avantages » sociaux qui pouvaient exister, dévaluation monétaire ; et d'autre part, davantage de droits pour les capitaux étrangers, efforts accrus sur l'exportation. Ainsi, l'Inde qui jusque là ne pratiquait pas une politique de « porte ouverte » aux investissements étrangers et cherchait à favoriser une « indianisation » des sociétés en limitant les prises de participation étrangères dans leur capital, vient de décider, sur injonction du FMI, une série de mesures d'assouplissement et d'ouverture qui élargit nettement les possibilités du capital étranger, en même temps qu'une série de stimulants destinés à favoriser l'exportation.

Ce type de « plans de redressement » du FMI est courant désormais, mais ils n'ont pas pour but de redresser quoi que ce soit dans l'économie des pays en question. Ils visent à sommer les États des pays sous-développés de se débrouiller pour faire payer leur population, en aggravant encore si besoin est leur situation, dans le seul but que les banques et les États capitalistes créanciers, eux, s'y retrouvent.

Des bourgeoisies autochtones ?

Depuis la vague de décolonisation, on a vu dans beaucoup de pays sous-développés nouvellement indépendants, l'élargissement et le renforcement d'une classe privilégiée autochtone, d'une bourgeoisie petite, faisant des affaires dans les secteurs commerciaux ou les transports mais rarement dans la production ou servant d'intermédiaire autochtone entre la population locale et le grand capital. Mais surtout, on a vu se développer, dans et autour de l'État, une couche privilégiée petite-bourgeoise, qui n'a aucune racine, aucun rôle indépendant dans la production, mais qui s'est arrogée le rôle de répartiteur d'un surproduit prélevé sur la masse de la population. Cette catégorie prospère à l'ombre de l'appareil d'État, à tous les niveaux de commande, en détournant une partie des richesses prélevées par l'État à son propre usage.

Ainsi, en Côte d'Ivoire, alors qu'il y avait peu de place pour une bourgeoisie commerçante en raison de la présence du capital colonial dans le commerce moderne et de la mainmise des grands monopoles sur l'import-export, une couche bourgeoise a pu sous l'impulsion de l'État se faire une place au soleil. Cette mini-bourgeoisie, au capital réduit, n'a certes pas les moyens de concurrencer le capital étranger dans le domaine de l'investissement industriel (et les intérêts français sont partout présents en Côte d'Ivoire). Quand elle place son argent, c'est dans les secteurs du commerce d'intermédiaire, des services, dans les activités de complément quand ce n'est pas dans la spéculation immobilière, les biens de luxe ou les banques occidentales.

Du même coup, elle joue d'ailleurs un rôle de marché pour les industries des pays capitalistes, notamment dans le domaine des biens de luxe.

Bref, la bourgeoisie de ces pays joue globalement le rôle d'agent d'affaires de la bourgeoisie occidentale, ce qui n'exclut pas qu'en bon agent d'affaires, pourvu de la force que confère la détention d'un appareil étatique, elle s'approprie au passage une part de la plus-value réalisée sur le dos de la population.

La classe ouvrière...

En ce qui concerne les travailleurs, dans quelle mesure la situation est-elle différente aujourd'hui dans le Tiers-Monde de ce qu'elle pouvait être il y a seulement une cinquantaine d'années ?

Du point de vue numérique, la classe ouvrière s'est globalement accrue durant cette deuxième moitié du siècle. En particulier, il y a aujourd'hui beaucoup plus de concentrations ouvrières que dans la première moitié du siècle dans l'ensemble du Tiers-Monde.

A titre de comparaison, on peut relever que la Chine des soulèvements révolutionnaires prolétariens de 1927 comptait environ trois millions de prolétaires (ouvriers d'industrie, mineurs, marins, cheminots), auxquels on pouvait ajouter une masse de quelque onze millions de petits artisans et ouvriers d'ateliers disséminés dans les grandes villes.

Aujourd'hui, sans compter un grand pays comme l'Inde, la prolétarisation s'est étendue dans des pays comme la Corée du Sud, l'Indonésie, etc. En Amérique latine, pour prendre l'exemple du Brésil, on est passé de trois millions d'actifs dans le secteur manufacturier vers 1970 à près de sept millions vers 1980. Au Mexique, avec le développement de l'exploitation du pétrole, le régime aurait créé 900 000 emplois par an au cours des dernières années, chiffre remis en cause depuis 1981.

En ce qui concerne l'Afrique, l'industrie sud-africaine compterait près d'un million et demi de salariés à elle seule, mais des pays comme le Zaïre (ouvriers, mineurs, employés des sociétés) ou le Kenya (un million de travailleurs dans le secteur moderne de l'économie) ne sont pas à l'écart de cette évolution. En Algérie, tandis que l'emploi salarial s'est multiplié par deux entre 1966 et 1977, la part des ouvriers proprement dits dans la population active non agricole est montée de 30 à 42,3 % dans le même laps de temps.

Les grandes concentrations ouvrières affectent surtout les industries extractives, comme au Gabon, au Kenya ou au Nigéria, et surtout en Afrique australe (Afrique du Sud, Botswana, Shaba, Zambie, Zimbabwe). Ce trait est bien sûr caractéristique du type de développement industriel lié à la colonisation, et plus généralement à la domination de l'impérialisme sur ces économies. Ainsi, dans l'Iran du Shah, si on pouvait évaluer la population salariée à quelque quatre millions de personnes au total, celles-ci étaient disséminées à travers tout le pays. Le seul secteur où les travailleurs étaient concentrés en nombre important était celui du pétrole (entre 40 et 50 000 ouvriers).

Il y a bien entendu toute une diversité de situations, en fonction de la taille et du degré de développement des différents pays, et la situation de la classe ouvrière n'est pas la même en Amérique latine et en Afrique noire.

Ainsi, au Brésil, la classe ouvrière, moderne et combative, est concentrée dans quelques pôles industriels : Rio de Janeiro, Belo Horizonte, et l'immense banlieue ouvrière de la région de Sao Paulo qui compte à elle seule une population globale de un million et demi d'habitants. La seule banlieue de Sao Bernardo qui fait partie de cette zone rassemble 250 000 métallurgistes. Dans l'ensemble de l'agglomération de Sao Paulo, les métallurgistes étaient évalués à 400 000 en 1981.

En Afrique noire, l'évolution a davantage prolétarisé les paysans qu'elle a envoyés s'entasser dans les bidonvilles autour des capitales avec des petits emplois précaires, qu'elle n'en a fait des ouvriers industriels modernes (du moins mis à part ceux qui sont devenus partie intégrante de la classe ouvrière française).

Mais sous ces formes différentes, elle a intégré des millions d'individus dans l'univers capitaliste, en tant qu'individus ne possédant pour seul bien que leur force de travail. Et le prolétariat du Tiers-Monde fait plus que jamais partie de la classe ouvrière internationale, dont il a accru considérablement les bataillons à l'échelle du monde.

Bien sûr, cette classe ouvrière est de formation récente dans nombre de ces pays, et elle recouvre une grande diversité de situations. L'État est souvent l'employeur numéro 1. Mais de l'ouvrier du pétrole, comme celui de la PEMEX mexicaine ou de la NIOC iranienne, logé et relativement favorisé sur le plan du salaire, à la fillette surexploitée dans les ateliers de fabrication de tapis au Maroc ou en Iran, la gamme des conditions est très hétérogène. C'est le cas à l'intérieur d'un même pays : ainsi, au Brésil, il y a une profonde différence entre les ouvriers de l'automobile, regroupés, organisés, et bénéficiant des salaires les moins mauvais ; ou les ouvrières de l'électronique et du textile, exploitées, elles, dans des conditions analogues à celles des ateliers de l'Asie du Sud-Est ; ou encore les ouvriers agricoles travaillant pour la culture d'exportation comme la canne à sucre, qui sont traités comme des esclaves, enfants compris, à la limite de la famine.

A l'hétérogénéité, il faut aussi ajouter l'instabilité de la condition ouvrière. S'il y a dans les villes du Tiers-Monde une masse de population de plus en plus détachée de son milieu d'origine, il y a en revanche peu d'ouvriers qui le sont en permanence et longtemps. Cela est dû notamment aux conséquences d'une exploitation extrême des travailleurs. Les ouvriers des mines d'Afrique du Sud n'ont qu'une espérance de vie limitée. Les jeunes femmes des bagnes industriels du Sud-Est asiatique ne « tiennent » que quelques années dans ces conditions.

Les exploiteurs trouvent certainement leur compte à cette précarité de la condition ouvrière. L'ensemble du secteur privé industriel en Inde fonctionne sur une gigantesque réserve de travailleurs précaires. Ces travailleurs représentent l'essentiel de la main-d'oeuvre dans le bâtiment par exemple. Même dans les chemins de fer, qui dépendent de l'État, il y aurait plus de 800 000 employés à titre provisoire. Sans parler de la masse des travailleurs employés à la journée, hors de tout statut comme de tout recensement.

Dans de telles conditions générales, l'une des difficultés auxquelles se heurte la prise de conscience de la classe ouvrière, c'est le fait que la minorité qui dispose d'un emploi stable peut faire figure de privilégiée. Et il est certain que c'est là un problème majeur pour une avant-garde politique qui voudrait lier son sort à celui de l'ensemble des travailleurs.

...et la paysannerie prolétarisée

Une des grandes caractéristiques des pays sous-développés, c'est leur structure à dominante agraire avec une population paysanne majoritaire. Et même si la classe ouvrière s'y est développée au cours des dernières décennies, ainsi que la masse de la population prolétarisée qui survit tant bien que mal dans les grandes agglomérations, la paysannerie y demeure importante, à un degré moindre en Amérique latine (représentant tout de même un tiers du total de la population active au Brésil ou au Mexique), mais prépondérante en Afrique et dans la plupart des pays d'Asie.

Les produits agricoles fournissent l'essentiel des ressources extérieures du plus grand nombre de pays du Tiers-Monde pris globalement. Et, de ce point de vue, les indépendances politiques n'ont pas modifié qualitativement la situation. Le Tiers-Monde reste un fournisseur de produits agricoles, et chaque pays ou presque demeure spécialisé dans une culture dominante, voire restreint à une monoculture d'exportation. Par le biais de la commercialisation des produits, les petits paysans sont durement exploités, dépendant en dernière analyse des cours mondiaux des matières premières.

Ces traits généraux ne sont certes pas nouveaux. Depuis que l'impérialisme a mis la main sur la plus grande partie de la planète, c'est à travers le travail de ses paysans qu'il a principalement pillé le Tiers-Monde. Ces tendances n'ont fait que se généraliser et s'approfondir. Mais s'il y a une chose qui est venue peut-être encore aggraver le sort de la paysannerie, c'est le rôle des États dans l'affaire. Car les paysans ne dépendent pas toujours directement du capital commercial et de ses critères de profit. L'État intervient lui aussi pour les pressurer à son tour, imposant souvent une politique de prix bas à la production, moyen pour lui de prélever sa dîme, s'arrogeant aussi au travers de ses fonctionnaires et de ses agents tous les pouvoirs en matière de commercialisation de la production.

Par ailleurs, la tendance à l'élimination de la main-d'oeuvre rurale par suite de la concentration des terres et de la constitution de grandes exploitations, s'est accentuée.

Ainsi, les grands domaines reconstitués au Mexique en dépit des réformes agraires déjà anciennes dans ce pays, tout en ne couvrant que 15 % de la surface utilisable, produisent plus de la moitié des récoltes. On compte aujourd'hui au Mexique plusieurs millions de paysans sans terre ou détenteurs de parcelles minuscules, qui ne leur permettent que de survivre.

En Inde, les réformes agraires issues de l'indépendance n'ont finalement fait qu'associer aux anciens grands propriétaires fonciers devenus exploitants, une nouvelle couche de paysans relativement aisés : ce sont tous ces privilégiés qui bénéficient des aides et des subventions de l'État au titre de la « révolution verte » officielle. Mais vers 1970-71, 51 % du total des fermes disposaient de moins d'un hectare de terre, ce qui représentait au total 9 % des terres seulement, tandis que les fermes d'au minimum 10 hectares (soit 4 % du total) détenaient 31 % des terres cultivables. La dislocation de l'ancien système a abouti à un accroissement du nombre des paysans sans terre, sans les absorber parallèlement comme salariés.

Dressant en 1979 un bilan de la « réforme agraire et du développement rural dans les pays en voie de développement » dans les années 60 et 70, la FAO (Organisation des Nations Unies pour l'Alimentation et l'Agriculture) indiquait que « En Amérique latine et dans les Caraïbes, en particulier, la plus grande partie des terres arables appartenait aux grandes propriétés et la proportion de la population sans terre dépassait 40 % au Costa Rica, en Jamaïque, en Argentine, en Colombie et en Uruguay. Selon une étude de la Banque mondiale , dans les autres pays d'Amérique latine , la population sans ferre représentait plus de 20 % du total... Dans l'ensemble de l'Asie, environ 30 % de la population agricole active étaient sans terre ».

Conclusion de la FAO : « Le passage au régime de l'entreprise, avec la tendance à la constitution de grandes exploitations commercialisées, a tendu à éliminer la main-d'oeuvre rurale. Le paupérisme et l'exode vers les villes se sont accrus » .

Le développement des villes

Dans les villes du Tiers-Monde se trouvent concentrées les contradictions de l'évolution sociale de ces pays. Ces villes offrent en effet le spectacle d'un contraste brutal entre une minorité infime, mais outrageusement privilégiée, et occidentalisée dans son mode de vie, ses moers, ses aspirations, d'une part ; et une masse sans cesse croissante de populations démunies, mal nourries, souvent coupées de leurs racines, et dont le sort s'aggrave de façon dramatique avec les conséquences de la crise.

Les villes du Tiers-Monde se développent à un rythme très rapide, au point qu'on peut parler « d'explosion urbaine du Tiers-Monde ».

Globalement, quelques chiffres sont impressionnants (voir Tableau I). La population urbaine du Tiers-Monde devrait tripler entre 1975 et 2000: les villes du Tiers-Monde grossiraient donc de plus d'un milliard d'habitants pendant ce laps de temps, soit en l'espace de 25 ans. En 2000, sur les 35 plus grandes villes du monde, 25 seront situées dans le Tiers-Monde (Tableau II). Alors qu'en 1951, il n'y avait qu'une agglomération de cinq millions d'habitants dans le Tiers-Monde, il y en aurait au moins 40 en 2000.

Dans les pays d'Amérique latine, déjà fortement urbanisés, les spécialistes prévoient que 75% de la population vivra dans les villes d'ici l'an 2000. Au Brésil où, en 1950, 36% de la population vivaient dans les villes, la proportion s'était déjà inversée en 1980.

Le phénomène concerne avant tout les grandes villes (voir Tableau III). En Afrique, des villes comme Brazzaville, Libreville ou Conakry concentrent entre 50 et 60% de la population urbaine des pays correspondants. En Amérique latine, Santiago (5 millions d'habitants) compte à peu près la moitié de la population totale du Chili; Montevideo (un million et demi), la moitié du total de l'Uruguay.

TABLEAU I

ÉVOLUTION, 1970-2000, DE LA POPULATION URBAINE EN POURCENTAGE DE LA POPULATION TOTALE

19702000 Taux

d'accrois`

TOTAL MONDIAL37,450,1+34

Régions les plus dévelop.66,281,4+23

Régions les moins dévelop.25,040,8+63

Amérique du Nord74,286,4+16,4

Europe64,778,7+21,6

Océanie70,278,2+11,4

URSS56,676,3+34,8

Amérique latine56,974,8+31,4

Asie de l'Est28,543,2+51,6

Asie du Sud21,135,0+65,9

Afrique21 937 772 1

(à partir du tableau publié par la revue Projet n° spécial -février 1982)

TABLEAU II

LES DIX PLUS GRANDES VILLES DU MONDE (en millions d'habitants)

19501975Projection 2000

New-York12,3New-York19,7Mexico31,0

Londres10,4Tokyo17,7Sao Paulo25,8

Rhin-Rhur6,9Shanghaï12,4Shanghaï23,7

Tokyo6,7Mexico11,9Tokyo23,7

Shanghaï5,8Los Angeles10,8New-York22,4

Paris5,5Sao Paulo10,7Pékin20,9

Buenos-Aires5,3Londres10,3Rio de Janeiro19,C

Chicago4,9Pékin9,3Bombay16,8

Moscou4,8Rhin-Rhur9,3Calcutta16,4

Calcutta4,6Buenos-Aires9,3Djakarta15,7

(mêmes sources que le tableau I)

TABLEAU III

PRÉVISIONS POUR L'ACCROISSEMENT DES PLUS GRANDES VILLES

Villes entreVilles de plus de

1 et 5 millions 5 millions

1975200019752000

Régions développées80134+671116+45

Régions sous-développées80221+1761042-X320

TOTAL1603552158

L'élargissement des relations monétaires dans les campagnes des pays sous-développés, le développement des rapports capitalistes dans le commerce, dans l'agriculture, ne développe pas nécessairement l'économie mais il chasse la population des campagnes vers les villes et la réduit à la condition de sous-prolétariat.

Selon un article paru dans Le Monde Diplomatique de septembre 1982, concernant l'ensemble de l'Amérique latine, alors que 42 % de l'augmentation de la population rurale émigraient vers les villes entre 1950 et 1960, c'est 58 % de cette masse supplémentaire d'habitants des campagnes qui ont afflué dans les villes entre 1960 et 1970 : ... « moins d'un million de personnes quittaient les campagnes chaque année au début des années 50, et plus de deux millions dans les années 70 ... entre 1950 et 1970, l'explosion démographique des grandes métropoles provient de 25 à 50 % des migrations rurales » .

Ce sont surtout les pays ruraux de l'Afrique au sud du Sahara, d'urbanisation récente, qui voient maintenant une accélération du phénomène avec d'importantes migrations des campagnes vers les villes. Si la population urbaine du Tiers-Monde se trouve multipliée par trois de 1975 à 2000, comme nous l'indiquions plus haut, celle de l'Afrique, elle, devrait se trouver dans le même temps multipliée par cinq, et la moitié de cette population serait concentrée dans les plus grandes villes (on peut trouver la plupart de ces données dans l'ouvrage La planète des bidonvilles - Perspectives de l'explosion urbaine dans le Tiers-Monde, de Bernard Granottier aux Éditions du Seuil, ou dans le numéro spécial de février 1982 de la revue Projet).

L'urbanisation accélérée dans le Tiers-Monde depuis les années 50 se passe sans qu'il y ait notamment une industrialisation en rapport, c'est-à-dire que la masse des individus qui viennent grossir les villes se trouvent de fait sans emploi stable et sans possibilités de logement. Que la croissance de la population urbaine résulte seulement de la croissance démographique naturelle ou que s'y ajoute un exode rural important. II n'y a, pour y faire face, ni les emplois, ni l'infrastructure nécessaire : l'urbanisation du Tiers-Monde, dans les conditions du sous-développement, c'est avant tout sa « bidonvillisation ».

Proportionnellement à la croissance urbaine, celle des bidonvilles est évaluée au double. Selon Bernard Granottier ( « La planète des bidonvilles » ), si « le taux de croissance démographique des pays en développement oscille entre2,5 et3 % paran » , si le taux de croissance urbaine annuel y est du double, soit 5 % en moyenne, « le taux annuel d'extension des taudis, bidonvilles, colonies de squatters, s'élève maintenant à 10 ou 12 %, soit à nouveau le double du chiffre précédent » . Le bidonville de Tondo, à Manille (Philippines), par exemple, est passé de 44 000 habitants en 1968 à 175 000 en 1972, et sa population était évaluée entre 500 et 800 000 personnes en 1978.

On ne peut pas parler de bidonvilles « marginaux » quand on estime la population des favelas de Rio de Janeiro entre un et deux millions, de même que celle de Sao Paulo ; quand on estime que plus de la moitié de la population de l'agglomération de Bombay, soit entre trois et quatre millions de personnes, vit « en habitat précaire » (bidonvilles, squatters) ; que neuf-dizièmes des habitants de Calcutta survivent dans des taudis ; que le seul bidonville de Mathare Valley près de Nairobi regroupe environ 120 000 personnes ; qu'au Caire, quelque 500 000 misérables occupent les cimetières, ou que quelque 15 000 autres survivent au moyen du collectage et du tri des ordures de la ville dans des zones dépotoirs comme celle de Zabbaleen (dans des conditions d'insalubrité telles que moins de 40 % des nouveaux-nés dépassent l'âge de un an...), etc.

Un exemple spectaculaire est celui de Mexico qui, avec plus de trente millions d'habitants, sera la plus grande ville du monde en l'an 2000, avec sa ceinture de « villes misères » et de « cités perdues » regroupant plusieurs millions de personnes sur près de la moitié de la superficie de l'agglomération.

Les villes du Tiers-Monde constituent d'autant plus des poudrières qu'elles concentrent aussi les catégories sociales aisées. Et cela se traduit par une ségrégation résidentielle très marquée.

Les zones riches sont des îlots d'une opulence souvent ostentatoire, au milieu d'un océan de pénurie. A Lagos, les riches disposent de leur propre puits, de leur propre groupe électrogène, etc. Quand on sait que, par exemple, une nuit à l'hôtel Continental de Kinshasa équivaut au salaire mensuel d'un ouvrier qualifié, on mesure l'ampleur des écarts et le caractère provoquant que peut prendre, dans les villes, l'injustice sociale. D'autant plus lorsqu'à la richesse insolente s'ajoute la corruption.

Un organisme comme la Banque mondiale est conscient des risques d'explosion accumulés dans les villes du Tiers-Monde (en même temps, d'ailleurs, il faut noter que des risques d'une dégradation de l'état sanitaire et d'une aggravation de la délinquance sont tels qu'ils atteignent sérieusement les nantis eux-mêmes). Mais il en est réduit à parler - et rarement à financer, d'ailleurs - de « trames d'accueil », « d'assainissement » de ce qui existe, alors que de toute façon la majorité ne peut envisager d'accéder même aux logements sociaux les plus économiques. Avec l'aggravation brutale de la crise, les difficultés d'approvisionnement des grandes villes risquent de venir de plus en plus fréquemment s'ajouter aux disettes et famines touchant les campagnes.

Les émeutes de Casablanca de juin 1981 comme celles du Caire de 1977, entre autres, sur la question des prix des denrées de première nécessité ont donné une idée du potentiel de révolte accumulé, de manière d'autant plus explosive que cette population des villes du Tiers-Monde est jeune dans sa grande majorité (plus de 40 % des quelque 700 millions d'habitants de l'Inde ont moins de quinze ans), et même très jeunes...

La voie de la révolution prolétarienne

La grande vague de la révolution coloniale a été partout dirigée et canalisée par des forces politiques nationalistes, c'est-à-dire bourgeoises, plus ou moins radicales. Au-delà de leur déroulement - depuis des révolutions populaires bouleversant certaines structures sociales séculaires jusqu'aux indépendances concédées voire préparées par la puissance coloniale au profit de politiciens autochtones de son choix - le mouvement de décolonisation a conduit partout à la mise en place d'États nationaux bourgeois indépendants.

En un certain sens, la révolution coloniale, c'est la révolution bourgeoise de la partie anciennement colonisée de la planète. Elle aurait ouvert la perspective du développement bourgeois pour les pays pauvres concernés - si toutefois cette perspective avait existé.

Un quart de siècle après ce n'est plus seulement l'analyse, mais la réalité des faits qui montre que cette perspective de développement bourgeois n'existe pas dans le monde dominé par l'impérialisme.

Toutes les formes de relations politiques avec l'impérialisme ont existé, depuis des États nationaux qui ont politiquement rompu avec l'impérialisme, jusqu'à ceux qui se sont subordonnés, en passant par ceux, la majorité, qui ont composé avec l'impérialisme. Toutes les politiques économiques ont été tentées depuis l'accumulation forcée et la centralisation par l'intermédiaire de l'État jusqu'à l'ouverture complète aux capitaux occidentaux.

Mais finalement, le nationalisme - c'est-à-dire en fait la voie bourgeoise de la révolution - n'a pu apporter aux masses populaires des pays sous-développés rien d'autre que la perpétuation de la misère, l'aggravation du sous-développement, la dictature et l'oppression.

La domination impérialiste sur le monde ne laisse pas d'autre alternative véritable à la situation actuelle, dans les pays sous-développés comme dans le reste du monde, que la voie de la révolution prolétarienne.

La bourgeoisie a fait son temps à l'échelle du monde, et les petites bourgeoisies du Tiers-Monde venaient trop tard dans un monde bourgeois trop vieux. L'histoire a fait justice, malheureusement avec le sang des peuples, des prétentions nationalistes à faire avancer l'humanité à notre époque.

Elle a fait, aussi, justice des idées de tous les faiseurs de théorie qui cherchaient autour des années 60, dans les mouvements d'émancipation dirigés par la petite bourgeoisie nationaliste des pays sous-développés, un ersatz à la révolution prolétarienne.

Le mythe du « tiers-mondisme » ne peut guère plus s'alimenter aujourd'hui de la réalité. II n'y a pas de moyen terme entre la domination de l'impérialisme sur le monde et sa destruction par le prolétariat révolutionnaire.

Le combat décisif contre l'impérialisme, seul le prolétariat mondial peut le mener jusqu'au bout. C'est la seule classe à l'échelle internationale qui n'a aucun intérêt à composer avec lui, aucune miette, aucun privilège à espérer d'accommodements serviles avec ses dirigeants. Car c'est de l'exploitation du prolétariat mondial que l'impérialisme tire sa richesse et sa puissance. La position du prolétariat dans l'économie et la société fait qu'il détient la clé du renversement du système capitaliste sur lequel est fondé le pillage du Tiers-Monde. Et c'est à ce titre que les masses travailleuses du Tiers-Monde ont leur place dans le combat pour renverser l'impérialisme.

En acceptant, de gré ou de force, la décolonisation, l'impérialisme a sans doute désamorcé le facteur explosif que constituait son oppression politique directe sur les anciennes colonies. Mais la poursuite et l'aggravation du pillage économique, crée et aggrave sans cesse de nouvelles contradictions explosives, cette foisci plus - ouvertement sociales. L'évolution a entraîné, avec l'intégration accrue des pays sousdéveloppés dans le système économique impérialiste à l'échelle du monde, une prolétarisation accrue des masses populaires dans ces pays.

La classe ouvrière demeure numériquement faible. Mais elle est entourée d'un semi-prolétariat misérable, affamé, dont le nombre et la concentration dans les villes s'accroît à une allure vertigineuse.

II serait oiseux de spéculer sur les chances comparatives de développements révolutionnaires entre, d'une part les pays avancés avec leur prolétariat nombreux mais avec de profondes traditions réformistes et, d'autre part, les pays sous-développés avec leur prolétariat numériquement plus faible, plus fruste, mais faisant partie de sociétés que la misère et l'oppression rendent explosives. De toute façon, quel que soit l'endroit où le prolétariat international remporte ses premières victoires, il ne pourra les parachever que dans les pays industriellement développés, par la destruction de l'impérialisme.

Mais la vague de la « révolution coloniale » et son aboutissement dans la mise en place d'États nationaux n'a pas désamorcé les contradictions sociales et le Tiers-Monde est gros de luttes, de soulèvements, de révolutions. II y a des candidats pour diriger ces luttes futures, du côté de cette même petite bourgeoisie nationaliste qui montre pourtant depuis un quart de siècle que la perspective qu'elle incarne ne signifie nullement l'émancipation sociale des classes laborieuses de leurs pays ; voire du côté des forces réactionnaires et religieuses comme en Iran. Le prolétariat des pays sous-développés ne peut se frayer un difficile chemin d'abord vers la prise de conscience de ses intérêts propres, puis vers la direction de mouvements révolutionnaires, qu'en se donnant des partis révolutionnaires prolétariens, se plaçant consciemment dans la perspective de la révolution prolétarienne mondiale.

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