Le racisme, avatar du nationalisme01/04/19851985Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/1985/04/117.jpg.484x700_q85_box-27%2C0%2C2451%2C3504_crop_detail.jpg

Le racisme, avatar du nationalisme

Mars 83 : les listes du Front National aux municipales ne dépassaient pas les 2 ou 3 %. Seule, celle de Le Pen lui-même, dans le vingtième arrondissement de Paris faisait 11,26 %.

Septembre 83 : 16 % aux municipales de Dreux, sur une campagne anti-immigrés.

Octobre 83 : près de 10 % à Aulnay-sous-Bois.

Juin 84 : les percées locales de l'automne obtenaient une confirmation nationale avec 11 % aux élections européennes.

Mars 85 : 8 % en moyenne nationale aux cantonales, bien que le F.N. ne se présentait pas partout. Le score de 1984 est devenu un état de fait.

Les états-majors politiques de droite comme de gauche se sont vite accoutumés au score de l'extrême-droite qu'ils considèrent désormais comme une donnée pour ainsi dire stable. Et les 10 à 11 % du Front National font aujourd'hui partie de leurs calculs électoraux.

La politique du ps face à la montée de le pen

Le PS lui-même est moins inquiet du score de Le Pen, que de la chute de ses propres scores. La campagne anti-Le Pen qu'il a menée à la veille des cantonales avait un caractère essentiellement électoral. Il ne s'agissait pas tant d'appeler à combattre Le Pen, que de trouver des moyens de mobiliser ses électeurs. Le frémissement recherché n'était pas destiné à dépasser les isoloirs. Le résultat électoral a été à la hauteur des intentions politiques. Des abstentionnistes de gauche ont retrouvé dans la campagne anti-Le Pen des raisons d'aller porter leur soutien politique au PS. Mais l'électorat du Front National, lui, n'a rien vu rien entendu, n'a pas été le moins du monde atteint par le doute.

La campagne du PS a pu empêcher les scores de la gauche de chuter plus. Elle était bien incapable de changer le rapport de force. Là n'était pas d'ailleurs l'objectif du PS.

La page des cantonales tournée, le PS a aussitôt porté ses regards vers l'échéance des législatives de 86, laissé tomber pour un temps la campagne anti-Le Pen (il y a un temps pour tout), pour se consacrer à la tâche autrement plus urgente de remodelage du scrutin. L'effet Le Pen étant devenu le fait Le Pen, la gauche au gouvernement a pris le parti de s'en accommoder. Elle a entrepris de retailler le mode de scrutin très exactement aux nouvelles mensurations politiques nationales. Les socialistes ont fait et refait leurs comptes. Et tous comptes faits, Mitterrand a instillé assez de proportionnelle pour entrouvrir les portes de la Chambre au Front National afin d'empêcher la droite classique de faire la majorité à elle seule, mais de telle façon que cela les ferme à l'extrême-gauche dont il ne souhaite pas plus que cela s'embarrasser.

La droite fait feu de tout bois. La gauche, la brave gauche, elle, s'accommode de tout. Sauf de ceux qui la contestent à gauche.

Que ses renoncements multiples depuis quatre ans et la démoralisation ouvrière qui s'en est suivie aient donné l'idée aux quelques 10 % de Dupont-Lajoie que compte apparemment le pays de profiter de l'ombre et du silence des isoloirs pour donner une expression politique bruyante à leurs préjugés et leur xénophobie, cela ne perturbe pas plus que cela la gauche qui gouverne.

Ça ne lui pose qu'un problème électoral (et encore ce serait plutôt celui de la droite), pas un problème politique. Et pourtant c'est bien le seul problème sérieux posé par la montée électorale de l'extrême-droite.

Tout au plus la gauche au gouvernement peut-elle concevoir de faire des voix avec la peur qu'inspire Le Pen. Le combattre politiquement, non. Parce qu'il faudrait pour cela qu'elle s'en donne les moyens, c'est-à-dire qu'elle change du tout au tout la politique qu'elle mène depuis quatre ans, et qu'en s'appuyant sur la force de la classe ouvrière, elle se lance résolument dans une offensive contre les exigences de la bourgeoisie en prenant, dans cette période de crise économique, des mesures radicales en faveur des plus pauvres, des plus démunis, de l'ensemble des travailleurs, qui n'auraient plus alors besoin de rêver aux misérables panacées anti-immigrées censées résoudre le chômage que leur propose Le Pen.

Alors, faute de vouloir et pouvoir combattre cet effet Le Pen favorisé par ses propres reniements, elle fait avec.

Car elle fait toujours avec, cette gauche. Avec les exigences des puissances financières et industrielles ; avec les tapages de la droite cléricale ; avec les revendications de la petite bourgeoisie prospère ; avec les mises en demeure des caciques de son appareil d'État, de l'administration, de l'armée, de la police ; avec, enfin, la floraison électorale de l'extrême-droite. Et avec, toujours, la peau des travailleurs.

Quel danger représente la percée électorale de l'extrême-droite ?

Les travailleurs, eux, ont de quoi être préoccupés par cette montée électorale de l'extrême-droite. Parce qu'il s'agit d'un symptôme politique inquiétant.

Non pas que le parti de Le Pen soit aujourd'hui un parti de type fasciste. Il n'en emploie pas pour le moment les méthodes. Il n'emploie même pas celles qui marquèrent le mouvement de Poujade il y a près de 30 ans, et qui n'avait pas hésité, lui, lors même de sa campagne électorale, à envoyer des commandos sortir des meetings de gauche les « sortants » du Parlement (la campagne électorale des poujadistes était antiparlementaire et avait comme slogan « Sortez les sortants » ). A la différence aussi de Le Pen, Poujade avait disposé d'une base populaire mobilisable dans les petits commerçants en colère, pendant les deux années qui précédèrent les candidatures poujadistes aux élections. Le succès électoral de 1956 n'eut pas de lendemain, et le mouvement Poujade s'essouffla presque d'un coup. Mais trois décennies plus tard, en pleine crise économique, on ne peut pas exclure que Le Pen puisse commencer là où Poujade avait fini.

Pour le moment néanmoins, Le Pen joue le jeu parlementaire et cherche à présenter son parti comme un parti comme les autres. Jusqu'à présent, ce serait plutôt les meetings de Le Pen qui ont plus souvent du mal à se tenir face aux manifestants de gauche, que l'inverse. Ce qui, au demeurant, n'a pas empêché le Front National de réaliser ses scores. Il est plus facile d'organiser aujourd'hui des manifestations contre Le Pen que de changer le rapport de forces entre la classe ouvrière et la bourgeoisie. Il est arrivé au PS lui-même d'organiser et de soutenir ce genre de démonstrations contre Le Pen. Cela n'empêche que dans le contexte actuel, ces faux-semblants masquent l'absence d'action du PS dans les domaines où la démagogie de Le Pen a prise.

Si le Front National n'en est pas à utiliser des méthodes fascistes, il s'agit indiscutablement d'un parti d'extrême-droite avec tout ce que cela implique de démagogie réactionnaire et de méthodes politiques.

Les pensées politiques d'Hitler ont été le fruit de l'acoustique oratoire disait Trotsky. Du moins Hitler haranguait-il des foules. Pas Le Pen. Ses pensées politiques sont tout au plus le fruit de l'acoustique électorale. Ce sont les urnes qui lui ont renvoyé par écrit l'écho ou plutôt l'approbation de ses slogans anti-immigrés. Pour le reste, ménageant l'avenir, c'est le moins qu'on puisse dire, il s'est contenté d'afficher sur les murs « Mes idées sont les vôtres ». A vrai dire, le contenu de sa démagogie n'est pas beaucoup plus à droite que celui du RPR de Chirac dont il tire d'ailleurs une partie de l'électorat et une bonne partie des recrues militantes !

Toujours est-il que pour le moment, Le Pen semble se contenter d'exploiter politiquement le succès de son coup électoral de 1984.

Le voudrait-il, que son score électoral ne lui donnerait pas forcément aujourd'hui des troupes anti-ouvrières. Donner son approbation à une campagne anti-immigrés dans l'anonymat du vote à bulletin secret est une chose. S'enrôler pour faire le coup de main contre les immigrés et les militants ouvriers, les militants de gauche, avec les risques que cela comporte, en est une autre.

Il n'empêche que la démarche légaliste que Le Pen affiche publiquement devant l'électorat est une chose et que le recrutement des troupes du Front National en est une autre.

Tout ce que l'on peut constater, c'est que la montée électorale de Le Pen sur la base d'une démagogie antiimmigrée, donne la possibilité à une organisation d'extrême-droite de recruter systématiquement dans les couches populaires, y compris dans la classe ouvrière et sa jeunesse. Et c'est cette possibilité qui pourrait frayer la voie à une organisation de type fasciste.

Pour peu que le chômage s'aggrave, et surtout que la démoralisation politique de la classe ouvrière s'approfondisse, que celle-ci ne réussisse pas à renverser le rapport des forces politiques en sa faveur, les conditions de la création d'un parti fasciste pourraient bien en effet être réunies, qu'il s'agisse du parti de Le Pen ou d'un autre.

C'est bien pourquoi le succès électoral de l'extrême-droite est un danger pour la classe ouvrière, indépendamment des intentions réelles de Le Pen lui-même.

C'est bien le succès électoral de l'extrême-droite qui est inquiétant, parce qu'il est symptomatique d'une situation politique plus globale, où les conséquences de la crise économique défavorable à la classe ouvrière se doublent désormais d'un rapport de force politique nettement défavorable.

Les sentiments et les préjugés réactionnaires acquièrent une expression politique, alors même qu'on se dépolitise dans le camp ouvrier. La bourgeoisie mène sa guerre économique contre les classes pauvres, alors que la classe ouvrière relègue la lutte de classe au second plan. La gauche s'est discréditée, et la classe ouvrière ne croit plus en sa force propre. Le champ politique est libre pour la droite et l'extrême-droite. La droite parlementaire en a pris la mesure les deux premières années du septennat de Mitterrand en faisant descendre dans la rue les différentes couches de la petite bourgeoisie. L'extrême-droite parlementaire a pris le relais les deux années suivantes en réussissant son ban d'essai années suivantes en réussissant son bout d'essai de force politique est qu'au déclin de la gauche traditionnelle comme à la poussée de l'extrême-droite il n'y a pas le pendant d'une montée de l'extrême-gauche.

Le danger d'une telle situation, c'est qu'elle donne à l'extrême-droite la possibilité de mener un combat politique - et pour l'instant il n'est que politique - alors même que la classe ouvrière a été politiquement désarmée par la gauche au gouvernement.

Simple reflux ? Peut-être. Mais la classe ouvrière pourrait bien en payer la note politique longtemps et chèrement. Car la bourgeoisie est en passe de disposer d'une carte politique à l'extrême-droite qui pourrait s'avérer précieuse dès que la classe ouvrière sortirait de sa prostration. C'est bien là le danger essentiel qui menace la classe ouvrière de ce pays, si sa fraction la plus consciente se révélait incapable de réagir sur son propre terrain de classe, là où elle dispose de son maximum d'influence et du maximum de moyens.

Mais après tout, les jeux ne sont pas faits.

Pour n'être qu'électoraliste, la campagne anti-Le Pen du PS s'est néanmoins appuyée sur un sentiment totalement justifié des électeurs de gauche : leur inquiétude face à la montée électorale de l'extrême-droite. Le PS a dévoyé ce sentiment en cherchant à le transformer en un soutien politique à ceux dont précisément la politique a permis la poussée électorale de Le Pen. C'est en ce sens que la campagne du PS était démagogique. Pas plus qu'on ne bat la droite en votant pour la gauche (cette droite qui n'a jamais eu autant d'influence et de pouvoir y compris sur la gauche elle-même, que depuis qu'elle est dans l'opposition !), on ne bat l'extrême-droite en votant pour la même gauche.

Mais la bataille des cantonales est passée, la campagne anti-Le Pen du PS aussi. Le fait Le Pen, lui, est resté. Et avec lui, forcément, le sentiment anti-Le Pen des travailleurs les plus conscients, sentiment qui ne demandait après tout qu'une occasion pour s'exprimer.

L'occasion est venue avec l'initiative de SOS racisme (bien relayée par les médias à qui le gouvernement avait visiblement donné le feu vert), qui a appelé à une riposte collective principalement dans les lycées au meurtre raciste de Menton. Toujours est-il que l'appel a été entendu dans les entreprises. Il suffisait d'initiatives individuelles de la part de militants, ou même de travailleurs du rang, pour susciter ici et là des débrayages, des prises de paroles, des réunions. Fait probablement sans précédent, pendant quelques jours ce furent assez souvent les propos anti-racistes tenus publiquement qui ont fait l'opinion dans bien des bureaux et des ateliers.

Autant les scores électoraux de Le Pen sont un symptôme inquiétant, autant ce réflexe antiraciste d'une fraction des travailleurs est un symptôme encourageant qu'il importe de considérer avec la plus grande attention. Il manifeste la volonté peut-être confuse mais incontestable d'une partie de la classe ouvrière de ne plus accepter ce qui la divise et l'affaiblit. De ce point de vue, les débrayages même minoritaires, les réactions même éparses et disparates de la semaine du 26 mars, sur un problème non pas revendicatif mais bel et bien politique, ont sans doute bien plus fait contre la montée de Le Pen que le « frémissement » électoral en faveur du PS aux cantonales. Les réactions que l'on a constatées dans les entreprises le 26 mars ne représentent peut-être, elles, qu'un frémissement prolétarien éphémère et sans lendemain. Mais peut-être pas. Il reste que 10 travailleurs qui débrayent pour manifester ouvertement et publiquement devant leurs chefs comme leurs camarades de travail leur condamnation du racisme, comptent plus que cent ou mille électeurs déposant dans l'anonymat des urnes, un bulletin pour Le Pen.

Oui, le rapport de force politique actuel est en défaveur de la classe ouvrière. Mais tout cela est relatif et peu changer très vite. Si la classe ouvrière n'est pas maîtresse des rapports de force économiques, les rapports de force politiques sont en grande partie affaire de « moral » et d'état d'esprit. Et en ce domaine l'histoire n'est pas avare de brusques retournements de situation. La grève générale de 1936 fut déclenchée au cours d'un processus dont le point de départ était l'aspiration des travailleurs à s'opposer à la montée fasciste.

En tout cas, les réactions anti-racistes du 26 mars ont montré que la classe ouvrière conservait intactes ses capacités de réaction.

Et même si ces réactions ont été éparses et minoritaires, elles méritent non seulement la plus grande attention mais d'être vérifiées plus durablement. Car si cet état d'esprit se confirmait, tous les efforts des révolutionnaires devraient tendre à lui donner un contenu de classe explicite, à lui imprimer une direction qui puisse renforcer effectivement la classe ouvrière et sa cohésion, et non donner un tremplin à de nouvelles illusions fût-ce au nom de l'anti-racisme. Dans le passé les politiciens bourgeois, les chefs réformistes et staliniens ont dévoyé le combat révolutionnaire de la classe ouvrière au nom de l'anti-fascisme, ont acculé les travailleurs à la défaite et ont laissé passer le fascisme.

On pourrait très bien au nom même de l'anti-racisme détourner aujourd'hui les travailleurs de la lutte de classe en laissant la voie libre à la vague xénophobe et à l'extrême-droite.

De la part des révolutionnaires, alors même que la classe ouvrière se sent concernée par la campagne anti-raciste, se contenter de souscrire au slogan humanitaire « Touche pas à mon pote » et faire chorus, ce serait encourager tous les beaux parleurs qui tiennent eux, à afficher leur apolitisme, donc leur hostilité au prolétariat, en même temps que leur anti-racisme. Pire, ce serait encourager les réflexes apolitiques au sein même de la classe ouvrière et contribuerait à amortir ce qui était à l'origine un réflexe de classe, en le diluant dans le sentimentalisme humanitaire général.

Que les initiateurs de SOS-racisme affichent leur apolitisme, c'est non seulement leur droit, mais conforme à la nature sociale petite-bourgeoise de ce mouvement. Que le PS et ses hommes au gouvernement aient ostensiblement soutenu l'initiative de SOS-racisme, soit. Mais laisser croire que les mêmes peuvent lutter contre l'extrême-droite et sa démagogie, ce serait jeter de la poudre aux yeux. Ce serait tromper les travailleurs.

Le Pen, lui, n'a pas eu peur de réagir politiquement à une campagne anti-raciste qui se voulait pourtant apolitique. Au slogan « Touche pas à mon pote », il opposé le slogan « Touche pas à mon peuple ». Cela rend les choses plus claires pour les travailleurs. Les adversaires des travailleurs anti-racistes, ce sont les nationalistes, dit Le Pen. Les travailleurs peuvent prendre bonne note.

Il est révélateur à cet égard que les personnalités politiques, intellectuelles qui ont parrainé ou soutenu la campagne de SOS racisme, gardent un silence pudique sur la réaction politique de Le Pen, comme s'ils tenaient à tout prix à conserver à la campagne « Touche pas à mon pote » un caractère anti-raciste abstrait, bienveillant et inoffensif, détaché de toutes les contingences politiques actuelles !

Seulement, ce n'est pas avec de la bienveillance que les travailleurs conscients pourront mettre un coup d'arrêt à la démagogie xénophobe de l'extrême-droite.

Alors, de deux choses l'une.

Soit les révolutionnaires savent saisir l'occasion, savent s'appuyer sur le sentiment antiraciste qui s'est fait jour au sein de la classe ouvrière, pour lui donner un contenu de classe, internationaliste, anti-Le Pen, en suscitant la haine de classe à l'encontre de ceux qui cherchent à diviser les travailleurs entre eux, et permettent ainsi à la classe ouvrière de faire bloc contre tous ceux qui s'attaquent politiquement et économiquement à elle.

Soit l'anti-racisme exprimé dans les rangs ouvriers se contente d'adopter docilement le tour apolitique que SOS racisme a donné à sa campagne. Cela contribuera immanquablement à affaiblir un peu plus la conscience de la classe ouvrière en lui inculquant l'idée trompeuse que les contradictions de classes sont superficielles et passent après les liens de la « confraternité humaine ». L'émotion anti-raciste de mars 1985 n'aura été qu'une mode et retombera bien vite dans l'oubli, laissant naturellement la place à des sentiments xénophobes plus venimeux.

Ceux qui rejettent le racisme, mais admettent le nationalisme

La lutte contre le racisme et le nationalisme, fait partie du combat permanent des révolutionnaires internationalistes. C'est en fait le même combat, et c'est la raison pour laquelle les prolétaires conscients ne combattent pas le racisme de la même façon ni pour les mêmes raisons que les petits bourgeois dont l'anti-racisme s'arrête là où commence leur nationalisme.

A proprement parler, le combat anti-raciste de la classe ouvrière ne peut pas se limiter à la lutte contre le racisme sous peine de représenter un piège. Beaucoup de gens ayant des intérêts différents peuvent se rencontrer sous la bannière de l'anti-racisme. Et la lutte anti-raciste, conçue comme une simple bataille humanitaire, visant à la réconciliation des hommes entre eux, n'est pas un combat prolétarien. Ce n'est pas pour rien qu'en 1848 Marx avait pris la peine de substituer à la vieille devise de la Ligue des communistes « Tous les hommes sont frères », la nouvelle exhortation révolutionnaire « Prolétaires de tous les pays unissez-vous ! ». Marx précisait qu'il y avait trop de personnages dans le monde dont il ne désirait pas être le frère !

« On a accusé les communistes de vouloir abolir la patrie, la nationalité. Les ouvriers n'ont pas de patrie. On ne peut leur ravir ce qu'ils n'ont pas (...) Abolissez l'exploitation de l'homme par l'homme, et vous abolirez l'exploitation d'une nation par une autre nation. Du jour où tombe l'antagonisme des classes à l'intérieur de la nation, tombe également l'hostilité des nations entre elles (...) Que les classes dirigeantes tremblent à l'idée d'une révolution communiste ! Les prolétaires n'y ont à perdre que leurs chaînes. Ils ont un monde à y gagner. PROLÉTAIRES DE TOUS LES PAYS, UNISSEZ-VOUS ! »

Le Manifeste Communiste se terminait par ces mots qui, simplement prophétiques en cette première moitié du 19e siècle, seraient repris quelques décennies plus tard par des centaines de milliers d'ouvriers organisés dans les organisations de masse de la social-démocratie des différents pays d'Europe, puis par les millions d'ouvriers qui dans le monde entier porteraient leurs espoirs vers l'Internationale Communiste révolutionnaire des années 20.

C'est à dessein que les intellectuels qui sont aujourd'hui à la tête du mouvement anti-raciste parlent toujours de racisme mais jamais de nationalisme. Le racisme les gêne, pas le nationalisme. Et pourtant, qu'est-ce que le racisme, sinon la haine de l'étranger ? Ces intellectuels savent bien que la notion de race n'est pas scientifique et que le racisme n'est qu'un avatar du nationalisme et de la xénophobie. Seulement, s'ils rejettent le racisme, ils admettent le nationalisme. Ce qui revient à prétendre que le racisme n'a pas de support rationnel, mais que le nationalisme en a un. Mais les travailleurs, les gens simples, eux, qui n'ont pas la possibilité d'utiliser des abstractions pour masquer leurs préjugés, ne font pas la différence. Comment faut-il définir le sentiment du Français qui n'aime pas les Espagnols, et de l'Espagnol qui méprise les Portugais ? Le sentiment de l'ouvrier algérien qui n'aime pas les Marocains ? Comment qualifier les motivations de ces Français aux noms polonais et italien qui ont cru pouvoir justifier le meurtre d'un Marocain en déclarant qu'ils n'aimaient pas les Arabes ? Est-ce du racisme ou de la xénophobie ?

A quoi correspond le sentiment des immigrés d'hier ou d'avant-hier qui manifestent du mépris et de l'hostilité à l'égard des immigrés récents, sinon à cette perversion des opprimés qui consiste à chercher dans leur appartenance nationale l'illusion qu'ils échappent au sort des derniers arrivés ? Et qu'est-ce que le nationalisme, sinon une manière d'enjoliver son propre esclavage en faisant mine de croire que la source de ses malheurs est à mettre au compte des esclaves d'à côté ?

Où donc, ceux qui prétendent qu'on peut se débarrasser du racisme tout en étant nationaliste mettent-ils la frontière entre le racisme et le nationalisme ? Ils mettent tout bonnement une frontière de classes entre les deux.

Le racisme, c'est le nationalisme sale, le nationalisme cru, sans masque, dépouillé de toutes ces fadaises prétendument culturelles auxquelles les pauvres n'ont de toute façon pas accès. Le racisme, c'est le nationalisme des pauvres. Le nationalisme grossier, inculte et violent des misérables, le nationalisme de ceux qui n'ont pas la ressource de séparer les actes des idées, et les préjugés de leurs conséquences pratiques.

Le nationalisme honorable, lui, le nationalisme propre, le nationalisme tout court, n'est jamais que la couverture politique de la xénophobie des gens cultivés, ou, plus exactement, et pire, la xénophobie entretenue au sein des classes pauvres par la gent « éclairée ».

Car tous ceux qui veulent concilier l'antiracisme avec le nationalisme ne contribuent en vérité qu'à agrémenter les préjugés nationalistes d'une idéologie humanitaire. C'est leur façon de dédouaner le nationalisme au nom de l'antiracisme, leur façon « douce » de corrompre le milieu ouvrier en donnant aux préjugés nationalistes et xénophobes l'auréole morale de la « tolérance culturelle ».

Et quelle différence y a-t-il entre le nationalisme agressif d'un Le Pen et le nationalisme éclairé de l'anti-raciste Chevènement qui se contente pour sa part de vouloir faire chanter « qu'un sang impur abreuve nos sillons » aux enfants des écoles ? La différence entre le cynisme et l'hypocrisie, entre l'idéologie des exécuteurs de basses oeuvres et celle de ceux qui « à leur corps défendant » lancent le pays dans les guerres coloniales. La différence entre la mentalité d'un homme comme Le Pen qui participait aux basses besognes de la répression en Algérie et la mentalité d'un lettré français comme Mitterrand à la tête du ministère de l'Intérieur ou du ministère de la Justice qui l'avait sous ses ordres. Mitterrand, l'homme de gouvernement, fit sans frémir le choix de participer à la direction d'une répression qui fit des centaines de milliers de morts pour la seule raison qu'il considérait que « L'Algérie c'est la France ». Le Pen, lui, n'était pour l'homme de gouvernement, qu'un mal nécessaire lorsque la raison d'État l'exigeait. Chez les politiciens bourgeois fussent-ils de gauche, la haine envers les exploités et les opprimés qui se révoltent est toujours plus implacable que leur aversion pour le racisme et la torture, toujours plus profonde que la crainte que leur inspirent les racistes et les tortionnaires.

Le nationalisme et la xénophobie, le piège réel de notre époque

Depuis l'accès à l'indépendance de la plupart des pays colonisés ce sont bel et bien les pièges nationaux et micro-nationaux qui se sont refermés sur les peuples. Et le piège des peuples, des prolétaires, le piège de notre époque, ce n'est pas tant le racisme que le nationalisme ou la xénophobie. La xénophobie, bien plus que le racisme, est le moyen privilégié de diversion de l'exaspération des masses pauvres, aussi bien dans l'immense majorité des pays sous-développés, qu'au sein de la classe ouvrière des pays occidentaux constituée de couches successives d'immigration.

Et quand on voit des nationalistes, des hyper-nationalistes de France ou d'ailleurs, militer aujourd'hui contre le racisme au nom même du nationalisme, on a quand même l'impression qu'on se fiche de la tête des peuples.

En cette fin de 20e siècle les guerres nationalistes évoquent les guerres de religion du 16e siècle. C'est la forme dévoyée que prend la lutte des classes dans une société étouffant dans ses vieilles structures sans avoir encore trouvé son souffle révolutionnaire véritable. Comme le fanatisme religieux il y a quatre siècles, le nationalisme à l'époque du capitalisme décadent réussit à convaincre les exclus de la richesse de mettre leur combativité, leur héroïsme, l'énergie de leur désespoir à la disposition de leurs maîtres et de leurs exploiteurs, ou de ceux qui rêvent de l'être. Ils croient mourir pour l'avenir de leur pays et ils meurent pour les marchands de missiles ou d'avions de chasse et pour les usuriers du FMI.

C'est au nom du nationalisme qu'en Asie, en Afrique, au Moyen-Orient, on a lancé les uns contre les autres des peuples voisins, proches par les traditions culturelles, de même couleur de peau. Ce n'est pas le racisme, mais bel et bien le nationalisme, ce poison mortel des peuples, qui a permis de lancer les uns contre les autres, Indiens et Pakistanais, Nigérians et Biafrais, Algériens et Marocains et aujourd'hui Irakiens et Iraniens ou Vietnamiens et Cambodgiens...

Et ces luttes fratricides entre pauvres n'opposent pas les peuples les plus éloignés par leur niveau économique, leur histoire, leurs traditions, leur culture et même leur langue, mais tout au contraire les peuples les plus proches par la géographie comme par l'histoire, les peuples les plus semblables, au point que c'en a presque toujours été une règle dans l'Europe industrialisée comme dans le Tiers-Monde. La barbarie de ces guerres nationales vaut bien la barbarie des vendettas familiales d'un autre âge. Elle a seulement changé d'échelle.

Le racisme à proprement parler, quant à lui, est une divagation théorique de quelques intellectuels du 19e siècle, s'appuyant sur les premiers pas mal digérés de la génétique, reprise à son compte par un psychopathe comme dogme d'État. « Pour élever la nation au-dessus de l'histoire, on lui donne l'appui de la race (...) La théorie de la race comme si elle avait été créée spécialement par un autodidacte prétentieux qui cherchait une clé universelle à tous les mystères de la vie, apparaît surtout lamentable à la lumière de l'histoire des idées. Sur le plan de la politique, le racisme est une variété enflée et présomptueuse de chauvinisme combinée de phrénologie (...) Il fallut le vacarme barbare des nationalismes à la périphérie de la civilisation, pour imposer aux « chefs » les idées qui trouvèrent ensuite un écho dans le choer des classes les plus barbares de l'Allemagne. La personnalité et la classe - le libéralisme et le marxisme - c'est le mal. La nation c'est le bien » écrivait Trotsky dans un article intitulé « Qu'est-ce que le nazisme ? ». Oui, le racisme fut un avatar totalitaire du nationalisme. Mais c'est au nom du nationalisme qu'on a par deux fois lancé les peuples européens les uns contre les autres dans deux boucheries mondiales.

La Deuxième Guerre mondiale a vu la victoire des Alliés et la défaite de Hitler. Le massacre des 6 millions de Juifs sur lequel les puissances alliées tout-à-fait au courant, avaient fait planer un silence complice pendant la guerre, a été désigné, après la victoire, comme l'horreur absolue, et ça l'était. Mais le massacre d'autant de millions de civils sous les bombes alliées, c'était aussi l'horreur absolue. Ce crime-là a été absous. Ce sont les vainqueurs qui décident du bien et du mal. Et depuis 40 ans, seule la condamnation du racisme, surtout de l'antisémitisme, fait partie des valeurs morales admises du monde « libéral ». Pas la condamnation du nationalisme qui a acquis une nouvelle jeunesse et un regain d'honorabilité dans le monde entier.

L'une des formes de l'escroquerie politique, l'une des façons les plus efficaces de tromper les opprimés et les exploités, c'est de stigmatiser bruyamment l'ignominie passée, jugée par l'histoire, c'est-à-dire l'ignominie des vaincus, pour faire admettre l'ignominie présente celle dont s'accommodent les vainqueurs.

Aujourd'hui, tout le monde condamne le racisme, à gauche comme à droite. Même Le Pen ne se dit pas raciste et attaque en justice pour diffamation ceux qui l'accusent de racisme (Le Pen tient à rallier y compris une partie de l'électorat juif !)

Aujourd'hui, le racisme (comme le fascisme) fait fonction d'injure politique. Le nationalisme, lui est un passeport idéologique !

Mais le prolétariat, lui, n'a que faire d'un tel passeport

Le prolétariat ne peut pas séparer sa lutte contre le racisme de son combat contre l'exploitation

Ce qui révolte un prolétaire conscient dans le racisme ce n'est pas seulement l'aspect barbare de la chose, c'est aussi ce qui le révolte dans la xénophobie et le nationalisme : quand le racisme et la xénophobie sévissent au sein de la classe ouvrière, ils la divisent, ils l'affaiblissent. Les ouvriers ont beaucoup à perdre dans la xénophobie et le nationalisme : leur solidarité de classe, leur cohésion de classe, c'est-à-dire cela seul qui leur permet de lutter contre le patronat et la bourgeoisie.

Le petit-bourgeois victime de la discrimination raciale, subit tout autant que ses frères de race les humiliations, les vexations, les violences que cela suppose. Mais en outre, ce que le petit-bourgeois victime de cette discrimination a aussi à perdre, qu'il soit noir en Amérique du Nord, noir en Afrique du Sud, en Nouvelle-Calédonie ou aux Antilles françaises... par exemple, c'est sa possibilité d'ascension sociale, la possibilité de se différencier socialement de sa communauté « raciale ». Et quand les petits-bourgeois des pays colonisés revendiquent l'indépendance nationale, c'est la possibilité de se désolidariser socialement de leurs frères de « race » qu'ils revendiquent, en leur offrant en retour la solidarité nationale !

Le choc psychologique personnel qui selon la biographie officielle de Gandhi aurait été à l'origine de sa prise de conscience nationale indienne, fut de se voir interdire en Afrique du Sud à la fin du siècle dernier, l'accès aux premières classes dans les trains, lui, le diplômé des meilleures universités anglaises, lui l'avocat de renom, membre de l'élite hindoue. Ce n'est pas l'existence des premières classes qui le révoltait, mais le fait que les Hindous n'y aient pas accès. Ce n'est pas la discrimination sociale qui révolte les petits-bourgeois opprimés, c'est la seule discrimination raciale. Et dans ce cas, leur révolte contre la discrimination raciale est aussi le point de départ de leur prise de conscience nationale.

Voilà pourquoi la petite-bourgeoisie des pays sous-développés veut lutter contre le racisme au nom même du nationalisme. Voilà pourquoi le prolétariat ne peut pas séparer sa lutte contre le racisme de son combat contre le nationalisme, de son combat contre l'exploitation.

Et quand par aventure, hélas, le prolétariat croit pouvoir lutter effectivement contre le racisme au nom même de son appartenance nationale, cela signifie simplement qu'il troque son identité de classe pour une identité nationale. Cela signifie qu'il se met politiquement à la remorque de la bourgeoisie.

Et ce qui est vrai pour le combat -anti-raciste, antiségrégationniste dans les pays pauvres, pourrait l'être tout aussi bien pour le combat antiraciste dans un pays industriel en crise comme la France.

Le combat prolétarien contre le racisme n'est pas séparable du combat contre l'exploitation. Parce que toutes les oppressions, toutes les inégalités, toutes les discriminations prennent appui sur l'exploitation et sur l'opposition des classes sociales.

Lutter contre le racisme et la xénophobie, avec esprit de suite, sans hypocrisie, c'est montrer aujourd'hui sa haine des exploiteurs, son refus d'être faible et sa volonté de changer le rapport des forces entre le prolétariat et la bourgeoisie.

Oui, le prolétariat conscient se doit d'être solidaire du combat anti-raciste de SOS racisme, sans pour autant en adopter l'idéologie.

Car les seuls anti-racistes conséquents ne peuvent être que les internationalistes, ceux qui se déterminent par rapport aux frontières de classes, pas par rapport aux frontières nationales.

Partager