Le passé de Marchais le gêne peut-être aujourd'hui, mais il a sans doute servi sa carrière dans le PCF17/03/19801980Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/1980/03/73.jpg.484x700_q85_box-27%2C0%2C2451%2C3504_crop_detail.jpg

Le passé de Marchais le gêne peut-être aujourd'hui, mais il a sans doute servi sa carrière dans le PCF

Georges Marchais a-t-il été requis en décembre 1942 pour aller travailler en Allemagne comme il l'affirme, est-il parti volontairement comme le prétend Lecoeur, est-il resté en Allemagne jusqu'en 1944, en est-il parti en 1943, toutes ces questions, la presse les pose et les repose avec plus ou moins d'insistance depuis bientôt dix ans.

C'est en effet en juin 1970 que Charles Tillon, un ancien dirigeant du PC, avait demandé publiquement : « Pourquoi Marchais en se décidant à pénétrer dans le PC en 1947 a-t-il remis à un membre du CC une biographie mensongère déclarant qu'il était resté en France pendant toute l'occupation, et alors que Fajon vient récemment de déclarer le contraire devant la rédaction de l'Humanité ?

Une telle tromperie est une faute disqualifiante pour un adhérent qui a accédé au poste de « général » après avoir comme chef de la police des cadres, fait condamner maints communistes pour beaucoup moins que ça » .

L'affaire rebondit en 1973 au moment des législatives où Marchais était candidat pour la première fois, avec la parution dans la Nation Socialiste de Lecoeur (un autre exclu du PCF) de deux documents tendant à prouver que Marchais était parti volontairement en Allemagne. Minute s'emparait à son tour de l'information ainsi que Rivarol. Marchais portait alors plainte en justice, non pour diffamation, mais pour faux et usage de faux. Le tribunal ne statuait que quatre ans plus tard et relaxait finalement Lecoeur et le directeur de Minute, avec ces explications : « Les reproductions litigieuses, quels que soient les mobiles de leur publication et les commentaires orientés dont elle était accompagnée, ne présentaient aucune modification substantielle de nature à induire en erreur sur le contenu administratif véritable » . Marchais faisait appel et en juin 1978, la Chambre d'Appel confirmait la relaxe.

C'est assez dire que les documents publiés dans l'Express du 8-14 mars 1980, loin de taire éclater une bombe, s'inscrivent dans toute une série de questions et d'attaques auxquelles le secrétaire général du PCF doit faire face depuis 1970. Pourtant, c'est la première fois depuis dix ans que la presse accorde une telle importance à « l'affaire Marchais ». Les quotidiens, les hebdomadaires, les services d'informations de la télévision se livrent à des enquêtes, interviewent des compagnons de l'époque, échafaudent des hypothèses, se livrent à des spéculations plus ou moins hasardeuses. C'est que le dernier rebondissement de l'affaire Marchais intervient dans un contexte politique où le PCF, volontairement isolé depuis les événements d'Afghanistan, mène un cours sectaire et, verbalement au moins, radical. C'est pourquoi aussi, la réaction du PCF a-t-elle été plus vigoureuse, plus démonstrative que les autres fois. Les attaques contre le secrétaire général font partie, pour l'Humanité, de la violente campagne anti-communiste dont serait l'objet le parti tout entier et sa politique. Et spectaculairement, la direction du PCF a tenu à répliquer à la campagne anti-Marchais par une solennelle « déclaration de résistants communistes » qui se solidarisaient avec le secrétaire général, et replace le destin personnel de Marchais dans une analyse de la situation de la classe ouvrière et du peuple français durant l'occupation.

En fait, depuis dix ans que la vie de Georges Marchais durant l'occupation est mise en cause, la défense du dirigeant du PCF, pour être ferme, n'en est pas moins restée fort imprécise. Il maintient avoir été requis selon une loi du 4 septembre 1942 pour aller travailler en Allemagne - le STO ne sera instauré que le 17 février 1943 - mais dès 1942, l'administration allemande faisait pression pour recruter en France des ouvriers pour les usines allemandes. (C'est d'ailleurs parce que cette pression était restée insuffisante, de nombreux ouvriers ayant refusé de signer leur engagement pour l'Allemagne malgré les indemnités, les promesses et les menaces, que l'administration allemande amena les autorités de Vichy à créer le STO pour toute la jeunesse.) Marchais précise encore qu'il a quitté l'Allemagne en mai 1943, sous prétexte d'un deuil dans sa famille et qu'il n'y est jamais retourné. A partir de cette date, dit-il, il est resté quelques semaines à Paris et il s'est caché à la campagne, avec sa femme et sa fille. On n'en sait pas plus. Georges Marchais n'a, en dix ans, jamais donné publiquement jusqu'ici la moindre précision de lieux ou de date.

C'est, bien sûr, cette imprécision de la réponse qui alimente toutes les spéculations et qui autorise des journalistes de l'Express à l'aide de documents contestés sinon contestables à prétendre aujourd'hui que Marchais est retourné librement en Allemagne. L'Observateur se demande, lui, si Marchais n'était pas un militant clandestin de l'Internationale faisant de l'espionnage dans les usines allemandes pour le compte de l'URSS ! Plus prosaïquement, Paris-Match suggère qu'il a pu survivre en faisant du marché noir. Affabulations ? Il n'en reste pas moins que jusqu'à ce jour ni Marchais lui-même, ni l'Humanité, ni les « résistants communistes » sommés de défendre l'honneur de leur secrétaire actuel n'ont pu, ou voulu, donner la moindre précision. Comme s'il y avait dans cette époque quelque chose d'inavouable dans le passé du dirigeant PC. Mais d'inavouable pour qui ? pourquoi ?

Marchais, et c'est officialisé par le PCF, n'a adhéré au parti qu'en mai 1947. en 1942, 43, 44, il n'était donc en principe qu'un travailleur comme des centaines de milliers d'autres, obligé de se débrouiller pour vivre dans des conditions fort difficiles, avec de vrais ou faux papiers et vivant au grand jour ou plus ou moins caché. qu'a-t-il fait pour vivre ? où a-t-il travaillé ? a quels expédients a-t-il pu avoir recours, à quel les combines, avec quels amis ? voilà au fond qui n'a aux yeux du commun des mortels, strictement aucune importance. il fallait vivre et pour la majorité de la population, le « système d » était une nécessité. marchais s'est manifestement débrouillé et on voit mal aujourd'hui au nom de quoi on demanderait des comptes à un homme qui avait 23 ans à l'époque et qui, non politisé, n'était vraisemblablement qu'un garçon ordinaire soucieux de se procurer les moyens matériels de vivre pour lui et pour sa famille, dans des conditions difficiles pour tout le monde.

Seulement voilà, Georges Marchais est devenu depuis un homme politique, et pas n'importe lequel. Il est devenu le secrétaire général et le porte-parole d'un parti qui a fait de la participation à la « Résistance » la référence suprême, le grand critère d'honorabilité nationale et qui a assimilé le patriotisme au communisme.

Alors, qu'est-ce que ses critiques de droite reprochent à Marchais : avoir, en France même, de 1940 à 1942, travaillé de son plein gré dans une usine appartenant à des capitalistes allemands, sinon être parti librement travailler en Allemagne, du moins avoir accepté d'être requis alors que bien d'autres ouvriers refusaient de signer pour travailler en Allemagne et, revenu en France en mai 1943 (s'il l'a fait), n'avoir ni de près, ni de loin, participé à la résistance. Voilà résumé ce qui aux yeux de certains constitue la faute de Georges Marchais.

Mais encore une fois, une faute aux yeux de ceux qui, sincèrement ou par calcul, ont fait de la participation à la résistance la pierre de touche de l'honneur militant. C'est donc bien vis-à-vis de son propre parti, vis-à-vis de l'image soigneusement cultivée de parti des patriotes, du « parti des fusillés », que Georges Marchais se trouve en porte-à-faux.

Car, à l'époque, au moment précisément où Georges Marchais acceptait de signer son engagement pour l'Allemagne, le PCF quoique clandestin, n'était pas muet. Il disait alors « partir, c'est trahir » ( La Voix du Peuple, novembre-décembre 1942). Il disait aussi « Obéir à Laval, c'est obéir aux Boches. La désobéissance aux ennemis de la Patrie est un devoir national » ( l'Humanité du 23 octobre 1942). Et l'inévitable Aragon écrivait en vers : « Ne t'en vas pas chez l'ennemi ! Ne t'en vas pas, c'est félonie ! »

Et, plus tard, quand le STO fut institué, le PCF a accentué sa pression sur les jeunes pour qu'ils refusent le départ pour l'Allemagne, pour qu'ils rejoignent les maquis. C'est d'ailleurs à cette époque que les maquis ont pu se développer précisément par l'arrivée d'un certain nombre de jeunes, apolitiques le plus souvent, mais nullement désireux de partir en Allemagne et qui empruntaient la filière des maquis parce que c'était souvent pour eux une façon de subsister sans papiers, sans moyens, faute de connaître des parents ou des amis susceptibles de les cacher.

Mais, visiblement, le jeune Marchais n'a pas fait ce choix-là ou n'a pas eu, comme des centaines d'autres jeunes ouvriers du rang, la possibilité de faire ce choix, puisqu'il était, à l'en croire, isolé de toute relation militante.

Il n'empêche que si la morale ordinaire ne peut le lui reprocher, la morale de son propre parti, prisonnière d'un nationalisme politique délibéré, est et a pu être susceptible de le lui reprocher.

D'ailleurs, ne sont-ce pas justement d'anciens résistants, exclus à des époques diverses du parti qui ont les premiers soulevé les accusations contre Marchais : Tillon, Lecoeur, Garaudy ?

Et cela est si vrai que la fameuse déclaration des résistants communistes publiée dans l'Humanité du 14 mars tient à préciser : « Le but de cette campagne est aussi de diviser les travailleurs entre ceux qui ont participé à la Résistance et la masse des autres. Il est de tromper la jeunesse sur ce que fut l'histoire de notre peuple. Mais c'est en vain qu'ils tentent ainsi d'atteindre toute une génération de travailleurs et notre parti. C'est en vain qu'ils tentent également d'opposer les communistes qui ont participé à la Résistance à ceux qui sont devenus communistes par la suite. Personne ne naît communiste. Nous le sommes tous devenus à un moment donné de notre vie par suite de circonstances diverses qui dépendent certes d'un choix personnel mais aussi de notre environnement ».

Et la déclaration poursuit : « L'histoire pour nous ne s'arrête pas le 8 mai 1945. Notre parti a mené depuis des combats politiques immenses au service des travailleurs du peuple de France. (...) Georges Marchais a partagé ses combats depuis la fin de la guerre comme militant de la CGT. Il a adhéré au Parti Communiste en mai 1947, le jour même où les ministres communistes étaient chassés du gouvernement » .

La tentative, si tentative il y a eu, de mettre Marchais en porte à faux par rapport aux militants de son propre parti semble donc faire long feu. La fraction de la génération de l'époque qui est encore au Parti serre les rangs autour du secrétaire général et les générations suivantes ne semblent guère passionnées par l'affaire. Et si dans les milieux militants syndicaux et politiques proches du PC, la gêne a été parfois perceptible, la classe ouvrière elle-même, dans son ensemble, est demeurée jusqu'ici indifférente à l'affaire.

La question du passé de marchais est, en tous cas aux yeux de la majorité des gens, et à ceux de la minorité révolutionnaire, probablement rigoureusement sans objet.

Mais ce passé de Marchais a amené un certain nombre de commentateurs, dont le journal Le Monde, à se demander comment un homme, entré tard au PCF, à 27 ans, en ayant traversé sans y participer l'époque de la Résistance, a pu, en quelques années, faire une remarquable ascension jusqu'au sommet du PCF.

Beaucoup se demandent, après Lecoeur, pourquoi son passé de non-résistant n'a pas joué contre lui et comment il a pu surmonter cet énorme handicap.

Et, bien entendu, Lecoeur suggère que c'est précisément ce passé de non-résistant qui a valu à Marchais les faveurs de Thorez, lui-même non-résistant puisque réfugié en URSS durant toute la durée de la guerre et à qui la droite reprochait d'avoir déserté en 1939. Les deux hommes se seraient retrouvés dans une même rancoeur contre ceux dont l'activité « héroïque » sous l'occupation portait ombrage à leur propre passé.

Mais il n'est guère besoin d'aller chercher des raisons dans la psychologie de tel ou tel dirigeant pour essayer de comprendre comment un homme comme Marchais a pu réussir une telle carrière.

Le Parti Communiste c'est, bien sûr, des dizaines de milliers de militants de base bénévoles et dévoués, c'est des centaines de milliers d'adhérents et des centaines de milliers de sympathisants directs ou indirects au travers des organisations de masses qui entourent le parti, mais c'est avant tout l'appareil, les permanents, qui caractérisent le parti.

Le PCF n'est plus depuis longtemps - si même il l'a jamais été - un parti démocratique, c'est d'abord un appareil bureaucratique et, ensuite, plus précisément, un parti stalinien. Que dans les nominations, un certain rôle revienne à l'esprit de clique ou d'équipe, cela est fort vraisemblable, mais cela n'explique pas tout. Le fonctionnement même du parti sélectionne d'abord les hommes tout dévoués au parti sachant prendre les virages de sa politique, carriéristes habiles, susceptibles de composer entre les deux tendances fondamentales qui tiraillent le parti : la fidélité à Moscou d'une part, et la pente naturelle vers une intégration nationale de type social-démocrate de l'autre.

Et tout d'abord les permanents directs du parti, dont ils font l'ossature et qui assurent son fonctionnement. Et avec eux, bien sûr, les députés mais aussi tous les élus, conseillers régionaux ou généraux, maires des grandes villes (ce sont souvent les mêmes), c'est-à-dire tous les permanents rétribués par leur fonction dans la société actuelle qui au niveau local concrétisent la politique du PCF.

Bien sûr, ceux-là tiennent formellement leur poste du suffrage universel, et non du parti. Mais s'ils ont été élus, c'est parce que le parti les a présentés. Et c'est en dernière analyse de l'investiture de leur parti qu'ils tiennent leur poste !

A côté des permanents directs du parti, et de ses élus, il faut compter pour beaucoup les permanents de la CGT qui sont le plus souvent au PC quand ils ne passent pas directement, comme ce fut le cas de Georges Marchais du poste de permanent de la CGT à celui de permanent du parti.

Enfin, il y a tous ceux qui sont directement fonctionnaires des entreprises commerciales du PCF ou de la CGT, permanents commerciaux, politiques ou techniques des entreprises d'édition, de presse, de disques, des coopératives d'achat, etc... qui vivent aussi du parti et le font vivre.

Cela représente des milliers de personnes. des milliers de personnes qui sont les agents d'exécution de la politique du parti, dont ils dépendent directement ou indirectement. pour faire fonctionner cet énorme appareil et pour l'alimenter, le renouveler en partie, il faut bien sûr qu'existe un certain consensus entre la direction, la politique qu'elle détermine et ceux-là mêmes qui sont chargés de l'exécuter.

Ce consensus doit exister aussi entre le parti et tous ses membres, voire entre le parti et ses électeurs. Mais les militants ou sympathisants mécontents peuvent toujours manifester leur désapprobation en partant, en ne renouvelant pas leur carte, en cessant de soutenir le parti à tel ou tel moment, pour telle ou telle raison. Et les nombreux virages et volte-face du PC s'accompagnent généralement d'une perte et d'un renouvellement des effectifs. Le militant qui a adhéré en 1973 ou 1974, dans la perspective du Programme commun, de l'élection présidentielle de Mitterrand et de la victoire de l'Union de la Gauche, n'est pas le même - s'il est encore là - que celui qui adhère aujourd'hui, après l'échec des législatives, la division de la gauche, l'invasion de l'Afghanistan par les soviétiques et l'alignement du PC sur Moscou.

Mais les tournants politiques du PC posent bien d'autres problèmes à son propre appareil, à ses permanents directs ou indirects. Ne serait-ce que parce qu'ils ne peuvent pas aussi facilement partir, se retirer comme si de rien n'était. Ils dépendent pour la plupart du parti, ils sont choisis par lui, payés par lui, promus par lui. En cas de désaccords, ils doivent s'adapter et se taire ou partir, quand on ne s'en débarrasse pas purement et simplement. Et même s'ils sont d'accord, et tout porte à croire que la majorité est d'accord ou fait semblant de l'être, ce n'est qu'après avoir quitté que les ex-responsables du Parti Communiste dépeignent complaisamment, dans leur biographie, les désaccords lointains qui ont jalonné leur marche vers la sortie. Même s'ils sont d'accord, ils ne sont pas assurés pour autant de garder leur place.

Parce qu'il ne faut jamais perdre de vue qu'il s'agit d'un parti stalinien. Bien sûr, d'un parti stalinien qui n'a pas les mêmes bases sociales que la bureaucratie soviétique, mais qui a adopté les mêmes moers, les mêmes méthodes.

A chaque virage de sa politique, Staline a débarqué des centaines, voire des milliers de cadres, devenus suspects du fait même qu'ils avaient été les artisans de la politique précédente. Il les a débarqués et parfois même fait fusiller, sacrifiant ces boucs-émissaires pour expliquer les échecs et justifier les renversements de politique. Que ces hommes aient eu l'échine suffisamment souple pour s'adapter au nouveau courant importait peu, ils étaient suspects, suspects pour avoir trop bien obéi, pour s'être identifiés à la politique condamnée. Les goulags staliniens ont accueilli ainsi des milliers de bureaucrates déchus, désemparés, incapables de comprendre ce qui leur arrivait.

Bien sûr, dans les PC occidentaux, cela ne se passe pas d'une manière aussi dramatique, voire définitive. Mais il suffit de lire les ouvrages de Marty, de Tillon, les explications de Garaudy, il suffit d'interpréter les silences des Servin et Casanova pour comprendre qu'eux-mêmes ont été aussi déboussolés, aussi désorientés que les bureaucrates soviétiques quand ils se sont retrouvés accusés, déchus, exclus sinon du parti, du moins de ses instances dirigeantes auxquelles ils avaient tout fait pour appartenir.

Encore ne s'agit-il ici que des têtes, des noms de membres du Bureau Politique ou du Secrétariat, c'est-à-dire des instances dirigeantes du parti. Mais avec eux, combien d'autres cadres moyens, suspects eux aussi ne serait-ce que de relations personnelles avec d'autres exclus ou des démissionnaires, ou simplement susceptibles de servir d'appui à des dirigeants qu'on veut évincer, ont dégringolé la pente et se sont retrouvés à la base, exclus de leur fonction permanente quand ce n'est pas du parti, ou tout simplement démissionnaires.

Pour pouvoir se débarrasser de responsables devenus peu sûrs, il faut aussi se débarrasser de tous ceux sur lesquels ils pourraient tenter de s'appuyer. Et pour parvenir à ce résultat, il faut trouver des hommes susceptibles de faire ce travail peu reluisant, suffisamment ambitieux pour avoir envie de prendre leur place.

Pour prendre l'exemple de la période qui a suivi l'entrée de Marchais au PCF, elle a vu l'éviction successive de la plupart des dirigeants qui avaient joué un rôle actif dans la résistance, et qui dans le contexte de la guerre froide étaient suspects d'avoir trop envie de continuer à collaborer avec la bourgeoisie française. Ce fut le cas du tandem Marty-Tillon d'abord, de Lecoeur et d'Hervé ensuite.

Mais pour pouvoir se débarrasser en douceur d'un Marty ou d'un Lecoeur, combien de cadres subalternes qui étaient susceptibles de partager leur point de vue, qui leur étaient personnellement liés depuis les années de la guerre, a-t-il fallu d'abord éliminer.

Et pour mener cette tâche à bien, sur qui pouvaient s'appuyer le noyau des vieux dirigeants, des Thorez, des Duclos et des Fajon, qui assurèrent la continuité du PCF, et de ses liens avec Moscou, des années 30 aux années 60 ? Sur qui, mieux que sur des gens qui précisément n'avaient pas participé à la résistance, ni à la politique du PCF de 1944 à 1947, qui n'étaient pas liés avec les suspects, et que ceux-ci avaient au contraire toutes les raisons de mépriser ?

C'est très probablement ce qui explique que des hommes comme Marchais aient pu gravir si vite les échelons qui mènent au sommet.

Marchais a adhéré en mai 1947, nous dit l'Humanité, le jour où les ministres communistes ont été chassés du gouvernement. C'est-à-dire à l'orée d'une période de transition, au moment où s'achevait la seule expérience de participation du PCF au gouvernement du pays et quelques mois avant que le PCF, abandonnant tout espoir de retour rapide au gouvernement, s'oriente vers la politique sectaire des années de la guerre froide. La période 1947-1948, c'est le moment charnière où, pour les membres du PCF, on change d'époque. De la collaboration avec de Gaulle, avec la bourgeoisie pour reconstruire l'économie, du poste de ministre on passe très vite à l'isolement et à la guerre froide et aux grèves aventuristes. Le PCF suit la ligne « anti-américaine » de Moscou. Pour les hommes de la période précédente, c'est un peu la fin de l'âge d'or. Tous ceux qui, arguant de leur participation aux « combats vitaux » de la résistance, puis de la reconstruction du pays, avaient cru à une réintégration définitive du PCF dans le giron national et à une coopération établie avec les partis bourgeois, se retrouvent brusquement dans un nouveau cours totalement différent.

A la même époque, le même phénomène se produit, à une autre échelle et avec d'autres moyens, dans les Démocraties Populaires où les dirigeants dits « nationaux » sont arrêtés, jugés, condamnés voire éliminés physiquement. La bureaucratie du Kremlin reprend en mains les États et les PC trop tentés par la perspective d'une collaboration avec la bourgeoisie et l'impérialisme.

Ce n'était pas la première volte-face du Kremlin - la signature du pacte germano-soviétique avait provoqué d'autres remous, cependant l'interdiction du PC, la guerre, les arrestations avaient obscurci les réactions et déplacé le problème - mais c'était un virage important pour le PCF, un virage qui laissait dans le désenchantement et la gêne toute une génération.

Pour exécuter, pour faire appliquer le nouveau cours, il valait mieux compter sur des hommes non liés à ceux de la période précédente, n'ayant ni leur passé, ni leurs amitiés personnelles, ni leur ambition.

C'est sur la génération de ceux qui adhérèrent au PCF en même temps que Marchais, ou après lui, que la direction du parti pouvait le plus facilement s'appuyer. Et dans cette génération-là, l'âge de Marchais, le fait qu'il avait déjà 27 ans en 1947, fut sans doute plus pour lui un avantage qu'un inconvénient.

Marchais était l'un de ces centaines de membres subalternes de l'appareil, entrés au PCF après mai 1947, qui avaient dès le départ un passé - ou une absence de passé - qui plaidait en leur faveur aux yeux de la direction du parti. Pour être arrivé si haut, Marchais avait sans aucun doute aussi l'ambition nécessaire pour grimper dans l'appareil, en jouant des coudes, et en poussant dehors ceux que la direction considère comme suspects, et dont un apprenti bureaucrate doué sait subodorer les faiblesses.

La suite a prouvé qu'il était aussi pour la direction du parti un homme sûr, capable de prendre d'autres virages, de se tirer d'affaire et de s'imposer même à la vieille garde. Car il serait naïf de croire qu'à chaque virage, tous les dirigeants antérieurs et tous les cadres précédents soient simplement déposés. Cela ne se fait pas, même en URSS. L'élimination de certains n'est pas une politique délibérée, systématique, c'est le produit d'un réflexe de méfiance qui touche certains militants parmi les plus en vue, et leur équipe, mais qui sauvegarde toujours la continuité de l'appareil et de sa direction.

Et des hommes neufs comme Marchais, il y en avait d'autres, tout aussi aptes à faire l'affaire. Il s'en trouve toujours àchaque occasion. Marchais est, parmi ceux-là, celui qui a le mieux réussi.

Qu'est-ce qui dans son caractère, sa personnalité ou ses appuis justifie la promotion exceptionnelle qui a été la sienne, ce n'est pas notre propos. Il suffit de savoir qu'une telle promotion était possible, précisément à cause de ce qu'est le PCF, de son fonctionnement, de ses moers, de sa sélection des cadres et dirigeants.

Le passé de non-résistant de Marchais n'a pas joué contre lui dans le PC mais l'a au contraire servi. Si manifestement, aujourd'hui, il ne peut que jouer contre lui dans l'opinion politique, ce passé, ou plutôt cette absence de passé, explique au contraire qu'il ait été disponible pour un cours nouveau dans le parti.

Des hommes disponibles, l'appareil du PC en demande toujours. Le virage actuel, dessiné depuis la rupture de l'Union de la Gauche et confirmé par les déclarations de Marchais sur l'Afghanistan provoque à son tour des remous et par conséquent des évolutions.

Et là aussi, il y a tout lieu de penser qu'il existe plus de possibilités de promotion, aujourd'hui, pour les aspirants bureaucrates qui sont rentrés au parti depuis l'été 1977 ou le printemps 1978, sur la base de la politique anti-PS, que pour ceux qui les ont précédés entre 1972 et 1977, et qui peuvent toujours être suspects de nostalgie envers le Programme commun, et les possibilités que celui-ci semblait offrir. D'autant que la génération de ceux qui sont entrés au PCF depuis deux ans l'a fait dans une situation qui rappelle celle qu'a connue il y a trente ans la génération de Marchais et qu'il existe donc des possibilités d'affinité entre les deux.

Pour les nouveaux, il y a sans doute des possibilités de promotion aux dépens des anciens pour les jeunes bureaucrates aux dents longues. Car la crise actuelle au sein du PCF, la grogne de certains intellectuels, la révolte de certains permanents, les silences de tel ou tel dirigeant, insidieusement mis en cause (Fiszbin, Laurent, Leroy), les volubiles explications d'Elleinstein, tout montre que le nouveau cours entraînera à son tour des démissions et du remue-ménage à l'intérieur de l'appareil du parti dont Marchais tient fermement les commandes.

C'est bien là la rançon du stalinisme qui imprègne tout le fonctionnement d'un parti qui se proclame d'autant plus révolutionnaire qu'il tourne le dos à la révolution.

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