La Chine sur la voie de la démaoïsation08/01/19791979Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/1979/01/60.jpg.484x700_q85_box-27%2C0%2C2451%2C3504_crop_detail.jpg

La Chine sur la voie de la démaoïsation

Avec l'apparition en novembre dernier sur les murs de Pékin de dazibaos - ces affiches murales manuscrites - mettant ouvertement en cause Mao Tse-toung et sa politique, nous sommes, semble-t-il, entrés dans l'ère de la démaoïsation. Depuis plusieurs mois celle-ci s'annonçait dans la presse. Mais c'était d'une façon voilée, sans que Mao soit clairement et nommément mis en cause. Il n'était question que de «certaines erreurs» d'un «certain dirigeant suprême».

Depuis deux mois il n'en est plus de même. Les Pékinois peuvent lire des affiches où il est question des erreurs de Mao cité en toutes lettres. Pour la première fois depuis trente ans ou presque, depuis que le Parti Communiste chinois a pris le pouvoir, celui à qui était rendu un véritable culte, celui dont toute parole était quasiment sacrée, celui dont la pensée faisait, paraît-il, accomplir des miracles aux chirurgiens comme aux agriculteurs, sans qu'on nous explique jamais ni pourquoi ni comment, bien sûr, celui-là est donc soumis à la critique publique.

Et le plénum du Comité Central du PCC., tenu du 18 au 22 décembre à Pékin, tout en rappelant les «grands mérites impérissables» de feu le Grand Timonier, parlait aussi de ses «insuffisances» et de ses «erreurs» (sans expliquer leur nature d'ailleurs).

Que le changement soit de taille, aucun doute. Il reste cependant à en comprendre et à en évaluer la signification. Quel changement, s'il y a changement, cela peut-il entraîner, ou révéler, dans la politique de la Chine ?

Il faut se souvenir d'abord que depuis trente ans, lorsqu'il est question de la Chine, la plupart des commentateurs et journalistes semblent abandonner toute analyse rationnelle. Les mêmes qui chercheraient partout ailleurs à comprendre les ressorts et les mécanismes, c'est-à-dire à voir au-delà des mots et des déclarations quels sont les intérêts qui sont en jeu et dans quel sens ils jouent, semblent abandonner, dès qu'il est question de la Chine, tout sens critique. Un peu comme si la pensée maotsetoung les touchait aussi de sa grâce, eux, qui sont en général profondément anti-maoïstes et même anti-chinois, sont prêts à nous servir les élucubrations les plus invraisemblables en guise d'explication.

On l'a vu, par exemple, au moment de la Révolution Culturelle où la thèse la plus communément admise était que Mao, mis en minorité et privé du pouvoir, avait mobilisé des millions et même des dizaines de millions de jeunes, essentiellement étudiants, pour les lancer à l'assaut du parti et des dirigeants qui l'auraient écarté. Et aucun de tous ceux qui nous servent encore aujourd'hui cette belle histoire de se poser la question de savoir comment celui qui avait paraît-il perdu le pouvoir avait été capable de s'adresser au pays (dans un pays où seuls ceux qui gouvernent ont droit à la parole), de mobiliser ces jeunes, de les faire transporter par l'armée elle-même (c'est-à-dire par l'appareil du pouvoir) à travers toute la Chine d'une grande ville à une autre, alors que ceux qui étaient censés avoir le pouvoir étaient restés silencieux, passifs, sans rien faire ni tenter pour s'opposer à l'assaut qui devait les emporter. Il faudrait croire qu'en Chine ce ne sont pas ceux qui ont le pouvoir qui gouvernent. C'est sans doute là une manifestation, pour des journalistes bourgeois occidentaux, de l'insondable âme orientale.

Il faut reconnaître, certes, que les moeurs du régime maoïste favorisent ces élucubrations. Jamais lors des crises nombreuses qui opposèrent certains dirigeants à Mao on n'a pu connaître l'objet des divergences, le programme pour lequel les uns et les autres combattaient.

Mais cela n'est que l'expression d'un régime politique qui entend bien tenir la population tout entière à l'écart de la vie politique. Car si en Chine les choses ne sont jamais dites clairement, si les vrais problèmes ne sont jamais posés publiquement et ouvertement, ce n'est évidemment pas simplement pour dérouter les journalistes étrangers. C'est que les dirigeants ne veulent en aucun cas voir les masses chinoises mettre leur nez dans leurs problèmes, s'en emparer, en discuter et éventuellement intervenir dans leur solution. Elles ne sont appelées au mieux qu'à appuyer les décisions prises et les solutions adoptées et acclamer la fraction victorieuse. En ce sens d'ailleurs le régime chinois n'a fait que pousser à l'extrême une attitude qui est celle de tous les gouvernements et tous les États, même ceux qui ont des prétentions démocratiques.

Pourtant, au-delà des discours et des affirmations qui peuvent paraître parfois aberrantes ou irrationnelles, la politique chinoise répond aux mêmes règles que celles d'autres pays, même si les dirigeants n'énoncent pas clairement - c'est le moins qu'on puisse dire - leurs raisons d'agir. Et la politique chinoise, comme n'importe quelle autre politique, s'explique elle aussi en tentant de répondre à la question : «quels intérêts sert-elle et comment ?».

A quoi correspond donc aujourd'hui la démaoïsation ? Ceux qui tentent tout de même de trouver une explication en avancent trois.

Premièrement, la démaoïsation serait nécessaire à la nouvelle équipe dirigeante parce que celle-ci orienterait la Chine dans une voie diamétralement opposée à celle de Mao. Elle devrait donc démolir l'oeuvre politique et théorique de celui-ci.

Deuxièmement, la démaoïsation correspondrait à un désir de liberté et de démocratie de certaines couches, sinon de toute la population chinoise.

Troisièmement, enfin, la démaoïsation serait l'expression d'une lutte de tendances parmi les dirigeants chinois, en particulier entre Teng Hsiao-ping, actuel vice-Premier ministre, et Hua Kuo-feng, le président du Parti Communiste. La démaoïsation serait une arme aux mains du premier pour abattre le second.

Ces trois raisons sont d'ailleurs bien souvent avancées ensemble, comme si toutes trois se complétaient en quelque sorte pour pousser dans la voie de la démaoïsation.

Hua Kuo-Feng et Teng Hsiao-Ping auraient-ils rompu avec la politique maoïste ?

Les dirigeants chinois actuels ont-ils donc engagé la Chine dans une voie qui rompt complètement avec le maoïsme ?

Certes si on se réfère à la Chine d'il y a dix ou douze ans, celle de la Révolution Culturelle, la politique de Hua Kuo-Feng et de Teng Hsiao-ping semble radicalement différente.

Mettant, disait-on, la politique au premier rang, la Chine de la Révolution Culturelle mobilisa des millions de jeunes durant des mois, quitte à fermer complètement les universités pendant un temps et à perturber gravement les études pendant plus longtemps, quitte aussi à perturber la production dans les usines. Les intellectuels, les cadres mais aussi et surtout les travailleurs et toute la population des villes étaient soumis à une intense pression politique pour leur faire accepter leur sort sans rechigner. Il fallait qu'il ne puisse être question de revendiquer la moindre amélioration matérielle ou morale, présentée immanquablement comme la marque d'un esprit réactionnaire. Des millions de gardes rouges étaient mobilisés en permanence dans les villes et dans les rues pour faire entrer cela dans les esprits, en psalmodiant les maximes du Petit Livre Rouge... et en bastonnant les récalcitrants s'il s'en trouvait. Le régime avait pris le risque d'une désorganisation relative de la production et de l'économie pour s'assurer que toutes les couches de la population acceptaient leur sort. En fait le risque n'était pas grand. Coupée du marché capitaliste mondial par le blocus établi depuis 1949 par les États-Unis, sans relations économiques même avec l'URSS depuis la rupture des relations entre les deux pays en 1960, la Chine devait vivre en autarcie complète, «ne compter effectivement que sur ses propres forces». De plus, elle semblait menacée par l'agression impérialiste qui se développait dans l'Asie du Sud-Est à ses frontières, au Vietnam. Et dans ces conditions, elle ne pouvait guère que tenir en maintenant son économie et sa production, avec une industrie très faible ne progressant pratiquement pas, sauf en de rares secteurs. Elle pouvait se passer de fabriquer pendant quelques années des techniciens dont elle n'avait pas besoin ; elle pouvait même laisser perturber la production pendant un temps. La résignation des travailleurs et de la population urbaine, leur acceptation d'une situation qu'il n'était pas question de changer, leur soumission au régime - en gros l'établissement partout de l'état d'esprit d'un camp retranché - valaient bien ces quelques perturbations.

Aujourd'hui les dirigeants chinois ne parlent que de modernisation et d'industrialisation. Le mot d'ordre officiel est même celui des «quatre modernisations» : celles de l'industrie, de l'agriculture, de l'armée et des sciences et des techniques. Pour cela les Chinois multiplient les relations économiques et les accords commerciaux avec l'étranger et notamment les grands pays industrialisés, le Japon, l'Allemagne, la France. Les travailleurs des usines et des champs sont invités à produire le plus possible ; on a remis en honneur les stimulants matériels, c'est-à-dire que les salaires sont liés à la production et que l'on fait miroiter aux travailleurs la possibilité d'améliorer leur sort. Les étudiants sont invités à étudier et à acquérir les meilleures connaissances possibles pour pouvoir servir l'industrialisation et la modernisation. Et tout le monde est invité à comprendre que la seule façon de remplir son devoir politique, c'est de se consacrer intégralement à sa tâche économique.

Bref, c'est l'opposé même de la Révolution Culturelle. Pourtant, cela ne veut pas dire forcément l'opposé de la politique maoïste.

Car ce qu'on a appelé la Révolution Culturelle s'est terminé en fait dès 1969, même si on a continué à s'y référer pendant des années encore. Et même plus précisément à partir des années 1972, sous la conduite de Chou En-laï, alors Premier ministre, qui devait mourir au début 1976, c'est la politique actuelle qui était mise en chantier. C'est alors que Chou En-laï lança la formule des «quatre modernisations» qui est si fort en honneur aujourd'hui. Il n'a fait d'ailleurs que reprendre une formule qu'il avait déjà lancée lui-même en 1964, bien avant donc la Révolution Culturelle.

Et ce changement s'explique fort bien. 1972, c'est l'année où les États-Unis décident de changer leur politique à l'égard de la Chine, c'est l'année où Nixon se rend spectaculairement à Pékin. C'est la preuve que les États-Unis ne songent plus à s'attaquer à la Chine mais au contraire visent à s'en faire un allié à la fois contre l'URSS et pour maintenir le statu quo en Asie. Et c'est la possibilité pour la Chine de mettre fin à l'autarcie économique qui lui était imposée jusqu'alors. Dans le sillage des États-Unis, le Japon puis les autres pays industrialisés renouent avec la Chine. Celle-ci peut songer, grâce aux échanges qui lui sont à nouveau permis, à tenter une nouvelle industrialisation et une nouvelle modernisation. C'est le début et l'embryon avec Chou En-laï, mais aussi Mao, de la politique poursuivie aujourd'hui par Hua Kuo-feng et par Teng Hsiao-ping.

Car la politique chinoise actuelle n'est en rien en rupture ou en opposition avec la politique de Mao. Au contraire, sur tous les plans elle n'est que la continuation et le développement d'une politique commencée du vivant même de Mao.

En politique étrangère l'orientation anti-russe date du début des années soixante et s'est poursuivie sans la moindre hésitation pendant les quinze ans durant lesquels Mao continua de régner sur la Chine. Les nouveaux rapports avec les États-Unis, c'est Mao lui-même qui les a établis à partir de 1972. La reconnaissance officielle du gouvernement de Pékin par Washington et l'échange d'ambassadeurs qui vient d'avoir lieu entre les États-Unis et la Chine en ce 1er janvier 1979 ne sont que la conclusion logique et inéluctable de la poignée de main que Mao échangea avec Nixon il y a près de sept ans maintenant. La nouvelle politique économique que Teng et Hua poussent à fond maintenant, c'est avec Mao qu'elle a été mise en chantier.

C'est fermer les yeux devant trente ans d'histoire durant lesquels Mao a été au pouvoir que de réduire le maoïsme à la Révolution Culturelle. Celle-ci n'a été qu'une péripétie de la politique maoïste, péripétie qui s'explique par la situation de la Chine à un moment donné.

Le maoïsme, ce n'est nullement un corps de doctrine strict et inamovible. Le maoïsme c'est au contraire le pragmatisme et l'empirisme au service du nationalisme chinois. Cela a amené Mao au cours de trente années de gouvernement à mener des politiques complètement opposées : la Révolution Culturelle à un moment, mais aussi à d'autres l'industrialisation et la modernisation à outrance ; la terreur contre les intellectuels un temps et les Cent Fleurs un autre ; le développement des parcelles paysannes à une époque, la collectivisation forcée à une autre - on pourrait multiplier les exemples sur tous les plans. A travers toutes ces politiques diverses et contradictoires, une seule chose demeurait - et c'est elle qui fait le fond du maoïsme - elles étaient toutes au service de la défense, sinon du développement quand c'était possible, de la Chine et de l'État chinois.

Mais en ce sens les dirigeants actuels de la Chine sont bien les héritiers de Mao et se situent dans le droit fil du maoïsme. D'ailleurs Hua et Teng depuis deux ans n'ont eu aucun mal à puiser dans les écrits ou dans l'histoire de Mao des exemples pour justifier leur politique actuelle.

Si les dirigeants actuels poussent à la démaoïsation, ce n'est donc certainement pas parce que leur politique serait contradictoire avec le maoïsme. Ils n'ont nul besoin de se débarrasser ni de l'oeuvre ni de la personne du défunt Grand Timonier pour se justifier.

Vers une plus grande démocratie ?

La démaoïsation est-elle alors voulue par les masses chinoises ou du moins certaines couches de la population ? Est-elle le résultat, d'une manière ou d'une autre, d'une pression qu'elles exerceraient ou au moins une réponse à leur attente ?

Il est possible que certaines couches de la société chinoise accueillent avec faveur la démaoïsation, quoique, il faut sans doute le répéter, il faille être extrêmement prudent en la matière. Dans ce régime dont le cadet des soucis est de permettre une expression spontanée quelconque, il est bien difficile de déterminer et de savoir ce que pense et ce que veut réellement telle ou telle couche sociale.

En fait, ce que l'on peut penser a priori, c'est que la politique actuelle du gouvernement chinois va dans le sens des aspirations, connues ou supposées, de certaines d'entre elles.

Les cadres économiques, directeurs et techniciens en tout genre, se voient attribuer un rôle accru dans le cadre de la modernisation en même temps qu'une garantie que leur place et leur fonction seront respectées et assurées. Certains d'entre eux avaient particulièrement pâti des perturbations de la Révolution Culturelle. Ils ne peuvent que recevoir avec faveur des assurances supplémentaires que rien de tel n'est à nouveau à l'ordre du jour.

Le régime a besoin des intellectuels en particulier pour former les futurs cadres économiques et politiques nécessaires pour promouvoir les quatre modernisations. Ceux-là aussi ne peuvent que bien accueillir l'assurance qu'on a besoin d'eux en tant qu'intellectuels, qu'il n'est plus question ni de fermer les universités, ni de les renvoyer se recycler dans le travail de la terre, et enfin qu'ils pourront étudier les arts, les sciences ou les techniques avec une bien plus grande latitude sinon avec une complète liberté, et sans que la soi-disant pensée maotsetoung vienne entraver leur activité ou leur imposer un carcan.

Enfin les jeunes étudiants citadins, à partir des années 68-69, furent systématiquement envoyés dans les campagnes. Ils sont certainement favorables à des perspectives qui leur promettent un possible retour dans les villes où, dans le cadre de la modernisation et de l'industrialisation, leurs capacités pourraient trouver un emploi. De multiples témoignages sont parvenus, et notamment d'ex-gardes rouges qui furent expédiés ainsi à la fin de la Révolution Culturelle, qui ne laissent aucun doute sur la rancoeur que des millions de jeunes citadins obligés de s'exiler à la campagne nourrissent contre ceux qui les y ont forcés. Le Monde rapportait que des manifestations de jeunes auraient eu lieu à Shangaï en décembre pour réclamer la fin de ces déportations. Il y aurait même une grève de ces jeunes envoyés aux frontières nord du pays, toujours d'après le correspondant du Monde.

Toutes ces couches sociales peuvent accueillir avec faveur la démaoïsation dans la mesure où celle-ci est assimilée par elles au changement auquel elles aspirent. Mais c'est évidemment ce changement qui compte. Et celui-ci n'est pas dû fondamentalement à la démaoïsation mais à l'orientation politique actuelle due ellemême à l'ouverture sur le monde extérieur, à l'effort d'industrialisation et de modernisation entrepris. Là non plus la démaoïsation n'a rien de nécessaire, car la même orientation pourrait être prise - et c'est ce qui a été fait jusque là - en référence à Mao.

Et en tout cas il n'y a certainement pas démaoïsation parce que les dirigeants chinois ont décidé de donner librement la parole à la population ou à une fraction d'entre elle.

Les journaux, les radios, les télés se sont extasiés devant l'explosion de démocratie qu'auraient constitué selon eux le placardage des dazibaos et les rassemblements autour de ceux-ci à la fin de novembre dernier à Pékin.

Pourtant il était facile de noter que ces dazibaos et ces meetings improvisés allaient dans un seul sens, celui de la démaoïsation, exactement au moment où les autorités avaient décidé de lancer ouvertement celle-ci. Il était facile de remarquer qu'aucun opposant n'y avait la parole, qu'au même moment des ex-dirigeants des gardes rouges étaient condamnés sans qu'ils puissent davantage s'expliquer et se défendre que leurs propres victimes ne l'avaient pu quelques années plus tôt.

Et la même presse elle-même devait rapporter quelques jours plus tard que, à la suite d'une directive lancée par le gouvernement de mettre en sourdine les attaques contre Mao, les dazibaos avaient quasiment disparu du jour au lendemain sur ce sujet des murs de la capitale chinoise.

Une démocratie où tous ceux qui prennent la parole parlent dans le sens voulu par le gouvernement et cessent de parler au moment où celui-ci en donne l'ordre, c'est la sorte de démocratie que connaît la Chine depuis trente ans. Mao lui-même ne l'aurait certainement pas désavouée. Et il faut, pour y voir un changement fondamental dans les moeurs politiques, être un correspondant de presse bien aveugle, ou alors avoir reçu l'ordre d'être gentil avec le régime au moment où il est question des merveilleux contrats que celuici s'apprêterait à négocier avec les capitalistes occidentaux.

Ce qui est sûr, c'est que la démaoïsation actuelle a été décrétée d'en haut, voulue et décidée par les dirigeants. Elle n'est en rien, de près ou de loin, l'oeuvre des masses populaires. Et si elle rencontre l'assentiment de certaines couches de la population, c'est une simple conséquence de la décision de la direction, certainement pas la raison de celle-ci. Teng ou Hua pas plus que Mao n'ont certainement pas l'intention de donner la parole à telle ou telle couche de la population et encore moins de Modeler leur politique en fonction de ses désirs.

Y a-t-il une bataille pour le pouvoir entre Hua et Teng ?

Est-ce, alors, que la démaoïsation serait l'expression d'une bataille de fractions qui se déroulerait aujourd'hui au sein de la direction, et plus particulièrement entre Teng Hsiao-ping et Hua Kuo-feng ?

Qu'une telle bataille ait lieu en ce moment, c'est bien possible. Qu'elle aura en tout cas lieu un jour ou l'autre, c'est même probable, vu ce qu'est le régime chinois qui ne peut guère tolérer longtemps d'avoir plusieurs têtes sur un plan d'égalité.

D'autre part, il est vrai que Teng pourrait avoir bien plus de raisons que Hua de se débarrasser du souvenir et de l'ombre de Mao. Hua a reçu son poste de Mao lui-même un peu avant que celui-ci disparaisse. C'est même la seule caution de Mao qui a fait de Hua, qui n'avait pas joué de rôle de premier plan jusqu'à ces dernières années, un Premier ministre puis un président du parti.

Teng au contraire, qui a fait partie depuis des dizaines d'années de la direction du parti chinois, a été par deux fois désavoué et démis de ses fonctions par Mao. Une première fois durant la Révolution Culturelle, alors qu'il était secrétaire général du parti, il a connu la disgrâce. Revenu au premier plan dans les années soixante-dix, réoccupant alors le poste de vice-Premier ministre aux côtés de Chou En-laï, il a à nouveau été démis de ses fonctions et disgrâcié en 1976 à la suite des émeutes qui avaient suivi la mort de Chou En-laï, au moment même où Mao désignait Hua comme son successeur.

Que dans ces conditions Teng ait tout intérêt à détruire le mythe de Mao, à faire admettre que celui-ci a commis des erreurs et était loin d'être infaillible, peut en effet s'expliquer.

Pourtant, si la démaoïsation correspondait aux seuls intérêts de Teng, le fait qu'elle se fasse à l'heure actuelle signifierait alors non pas qu'il y a lutte de fractions comme on nous le dit, mais que celle de Teng a déjà triomphé, qu'il est en fait déjà le maître de la Chine au point d'imposer son point de vue et d'obliger les autres et en particulier Hua à s'incliner et à accepter une politique contraire à leurs propres intérêts.

Or rien ne prouve que nous en sommes là au sein des instances dirigeantes chinoises. Toute la politique actuelle d'ouverture et de modernisation a été en fait redéfinie et relancée l'an passé par Hua lui-même, à un moment où Teng commençait à reprendre seulement sa place au sein de la direction. Et ces jours-ci encore, Teng a multiplié les assurances devant des correspondants de presse étrangers qu'il soutenait le président Hua et l'appuyait. On sait que ces sortes d'assurances ne présagent certes rien pour l'avenir. Elles sont tout de même la preuve que pour le présent la situation n'est pas clarifiée au profit de Teng et qu'il ne s'est nullement imposé au poste de chef suprême.

Il faut donc bien déduire que la démaoïsation est le fait aujourd'hui de la direction unanime, de Hua qui fut le protégé de Mao comme de Teng qui en fut le persécuté.

La démaoïsation nécessaire pour faire place à un nouveau Mao

Et cela ne doit pas surprendre car, même si cela doit sembler un paradoxe, la démaoïsation est en fait inscrite dans les lois du régime maoïste lui-même.

N'ayant aucune règle de fonctionnement démocratique formel, l'État, qui représente les intérêts à long terme de la bourgeoisie, exerce sa dictature sans contrôle sur toutes les classes de la nation, aboutit invariablement à sélectionner à sa tête un arbitre suprême qui exerce lui-même une dictature personnelle sur tout l'appareil d'État.

Cet arbitre est le produit de l'histoire et il s'impose à travers les crises que connaît le régime en éliminant ses pairs et rivaux éventuels. C'est ainsi que Mao avait été porté à la tête du parti et de l'État chinois à travers des dizaines d'années de luttes et de crises.

Il était réellement l'arbitre suprême, tranchant souverainement en dernier ressort. Il pouvait à chaque nouveau problème, à chaque nouvelle situation, répondre y compris en changeant de politique à 180° s'il le voulait ou si les circonstances l'imposaient. A Mao il n'était pas question d'opposer son propre passé, puisqu'il était là en personne pour dire ce qu'était à chaque instant le maoïsme et la pensée maotsetoung.

L'État chinois se trouve toujours devant le même problème. Il n'est pas question que le régime se démocratise. Il demeure donc la nécessité de sélectionner à brève ou longue échéance un nouveau dictateur. Mais cela, par principe justement, ne peut se faire par un vote démocratique au sein de l'instance dirigeante mais seulement au cours d'un processus historique, long ou court.

Mais ce nouveau dictateur, quel qu'il soit, que ce soit Hua, Teng ou un autre que l'on n'attend pas, devra pour jouer son rôle être réellement l'arbitre suprême. Et pour cela, à son autorité il ne faut pas qu'on puisse opposer une autre autorité, quelle qu'elle soit, même pas celle d'un mort, même pas celle du prédécesseur défunt, en l'occurrence celle de Mao. Mao vivant pouvait trancher et dire ce qu'était le maoïsme à chaque moment. Mao mort, il n'y a plus un mais des maoïsmes, celui des Cent Fleurs, celui du Grand Bond en avant, celui de la Révolution Culturelle, celui des quatre modernisations et bien d'autres encore. Mao mort, son autorité est une complication et non une simplification, comme elle l'était de son vivant, pour le fonctionnement de l'État chinois.

Il faut donc liquider l'autorité du dictateur mort. Pour préserver celle du futur dictateur qui est encore à venir. Et même pour permettre à l'équipe dirigeante actuelle de gouverner en attendant, sans voir opposer à la politique du moment une autre politique possible au nom de Mao.

C'est cela qui entraîne la démaoïsation. Comme c'est cela qui avait entraîné la déstalinisation en URSS, qui connaît le même genre de régime politique, même si c'est sur une base sociale différente et avec une autre origine historique.

La démaoïsation, ce n'est pas forcément la liquidation complète du souvenir de Mao. Il suffit que l'idole soit ramenée à une dimension humaine. Il suffit qu'il soit bien établi que Mao a eu sa part d'erreurs, si possible d'ailleurs sans préciser exactement quelles furent ses erreurs et donc sans préciser non plus quels furent ses réussites et ses mérites. Car alors cela suffit pour qu'il ne puisse plus être pris comme référence et comme modèle, et en conséquence qu'aucune partie de ses écrits ou de son ceuvre ne puisse être opposée aux décisions et à la politique des dirigeants ou du dirigeant en place.

C'est à ce déblayage que se livre aujourd'hui l'équipe en place. En cela elle travaille non seulement pour elle-même dans l'immédiat, mais aussi pour l'avenir, pour celui qui se hissera un jour ou l'autre à la place de Mao, qu'il surgisse du sein de l'actuelle direction ou même qu'il vienne du dehors.

Que ce ne soit pas le début d'une démocratisation est attesté par le fait que si on réhabilite actuellement tel ou tel vieux maréchal, d'ailleurs mort depuis des années, qui avait été victime de Mao, par contre, au même moment des opposants accusés d'être des partisans de la «bande des quatre» sont pourchassés, exclus et condamnés sans qu'il y ait davantage possibilité pour eux de se défendre publiquement qu'il y en avait pour les opposants vrais ou supposés de Mao du vivant de celui-ci.

Que ce ne soit pas le début d'une démocratisation est attesté par le fait que ceux qui sont encore vivants des quelques centaines de trotskystes arrêtés en décembre 1952 continuent à croupir dans les geôles maoïstes, y compris des vieux militants comme Cheng Chao-lin, dont on sait seulement qu'il était encore en vie en 1974 dans les prisons de Shangaï, qui fut, alors qu'ils étaient étudiants à Paris, le compagnon de Chou En-laï et de Teng Hsiao-ping, parmi les premiers fondateurs du PC chinois.

La démaoïsation n'est donc en rien le début d'un processus de démocratisation de la vie politique chinoise. Elle n'est même pas le début d'un processus de rupture avec la politique maoïste, entendue au sens large, c'est-à-dire une politique nationaliste de défense intransigeante des intérêts de l'État chinois. Elle n'est en fait que le début du processus de mise en place d'un nouveau Mao.

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