L'Algérie de Boumediène08/01/19791979Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/1979/01/60.jpg.484x700_q85_box-27%2C0%2C2451%2C3504_crop_detail.jpg

L'Algérie de Boumediène

Une véritable marée humaine a déferlé sur Alger lors de l'enterrement de Boumediène. Malgré toutes les précautions prises par des autorités qui voulaient éviter un enterrement « à la Nasser » ; malgré la mise en place d'un important dispositif policier ; malgré l'ordonnancement prévu qui limitait la participation aux délégations organisées, la foule était là. Elle a rompu les cordons policiers, noyé les militaires qui tentaient, vainement, de canaliser à coups de matraques et de ceinturons les femmes, les hommes venus accompagner le cercueil du chef d'État défunt.

Ces foules en ferveur, comme ces canons à eau et ces matraques pour les tenir à distance du cercueil et des personnalités du régime, c'est plus qu'un symbole.

Par-delà les conditions de son accession au pouvoir, Boumediène avait incarné aux yeux de la population la lutte d'indépendance nationale, la fin de l'humiliation coloniale et le sentiment de la dignité retrouvée face à l'ancienne métropole. En rendant hommage à Boumediène c'est, d'une certaine manière, à lui-même, à ses propres luttes du passé, que le peuple d'Alger a rendu hommage.

Mais ce que Boumediène incarna, il l'incarna en chef d'un régime bonapartiste, incontrôlé et incontrôlable ; capable de se servir des sentiments populaires mais en s'en défiant profondément.

La nature du régime algérien n'est pas différente de celle des autres pays du Tiers-Monde : s'il est populaire, il n'est en rien démocratique. Pas de droit de grève ni de liberté de presse ou d'association, et c'est la clandestinité, la prison ou l'exil pour les opposants en Algérie, quand ce n'est pas l'assassinat. Il peut bien y avoir depuis plus de deux ans une « charte nationale », une nouvelle constitution depuis novembre 1976, un président qui a été élu onze ans après le putsch qui l'a porté au pouvoir (décembre 1976), une « Assemblée nationale populaire » élue au suffrage universel depuis février 1977, le régime algérien n'en est pas moins une dictature malgré tous ces attributs du parlementarisme.

Ni les ouvriers ni les paysans ne peuvent discuter les orientations de la politique algérienne, ni choisir ceux qui les gouvernent. Tout au plus ont-ils le droit de les acclamer de loin. Les décisions sont prises dans un cercle restreint de dirigeants et même, jusqu'à la mort de Boumediène, par un seul homme.

Seize ans après les accords d'Évian, l'État algérien s'est structuré et s'est consolidé conformément aux buts que s'étaient fixés les nationalistes du FLN qui prirent la tête de la lutte pour l'indépendance. Ils voulaient construire un État national algérien et tenter de faire vivre et si possible développer leur pays sur les mêmes bases bourgeoises. Mais ils tentèrent de le faire dans un pays sous-développé, à l'économie profondément déformée par plus d'un siècle de dépendance coloniale où la bourgeoisie de souche était rachitique et, en tous les cas, ne contrôlait aucun secteur clé de l'économie, et ceci dans un monde dominé par l'impérialisme. Ils tentèrent de le faire en se servant de leur appareil d'État pour jouer un jeu de balance entre puissances impérialistes, et parfois entre celles-ci et l'Union Soviétique, afin de se faire une petite place au soleil, mais en se servant aussi de cet appareil d'État pour imposer aux travailleurs et aux paysans algériens une politique d'austérité et de sacrifices.

Un régime bonapartiste dans un état bourgeois

Bien d'autres pays sous-développés ont tenté et ont réussi à échapper à l'emprise politique directe de l'impérialisme, en se donnant un appareil d'État indépendant. Dans tous ces pays, le moteur du développement économique, pour autant qu'il y ait un minimum de développement, est toujours l'État, ne serait-ce que parce que la bourgeoisie locale est trop faible pour se charger des secteurs économiques clé pourtant indispensables. Sa faiblesse la condamne à rester dans l'ombre de son appareil d'État, et à passer par ses services. Non seulement ces bourgeoisies ne peuvent pas être le moteur d'un certain développement économique, mais elles constituent souvent un frein par leur côté parasitaire, par le fait qu'elles s'incrustent dans les aspects rétrogrades de la société du pays sous-développé (usure, formes commerciales arriérées, propriétés terriennes, etc.).

C'est bien pourquoi les nationalistes les plus radicaux, c'est-à-dire les représentants politiques les plus radicaux d'une évolution bourgeoise de leur pays, ont été amenés, dans quelques-uns des pays ayant conquis le droit à l'indépendance politique par rapport à leur impérialisme, à s'appuyer sur le consensus populaire dont ils bénéficiaient, pour s'en prendre, parfois violemment, à leur propre bourgeoisie. Qu'ils y aient été amenés par choix politique préalable ou par les circonstances, peu importe.

Le Vietnam actuel en fournit un exemple en dépossédant y compris par la violence la bourgeoisie commerçante de Cholon.

Le régime algérien n'a jamais fait ce choix-là. Dès le début, il a cherché à composer avec la bourgeoisie algérienne, de manière à lui permettre de vivre sa vie, fût-ce au détriment du développement du pays. La bourgeoisie algérienne a beau être faible, elle est physiquement présente. Les sacrifices imposés aux ouvriers et aux paysans algériens ne le sont pas, ou en tous les cas pas seulement, dans la perspective du développement d'une économie nationale comme le prétendent les dirigeants algériens. Ce qui resterait en tout état de cause une perspective parfaitement bourgeoise. Mais dans l'intérêt d'un certain nombre de bourgeois en chair et en os.

C'est parce qu'ils avaient ces buts que les dirigeants du FLN, dès le début de la lutte d'indépendance, n'ont pas toléré la moindre opposition ni la moindre discussion. Ils ne voulaient pas qu'au lendemain de l'indépendance d'autres intérêts puissent s'exprimer et faire obstacle à ceux du développement d'un État national bourgeois. Face à l'impérialisme, ils avaient besoin de l'énergie des travailleurs et des paysans pour conquérir et conserver le droit à l'existence de cet État, mais il fallait que cette même énergie soit canalisée pour servir des buts profondément étrangers aux intérêts fondamentaux des classes exploitées algériennes. Et pour cela, le FLN a éliminé systématiquement toute opposition, qu'elle soit politique ou simplement qu'elle se présente, sur la base d'un même programme politique, un appareil rival possible. C'est ainsi que pour ne pas affronter le FLN, le Parti Communiste algérien s'est pratiquement dissous, et que le mouvement de Messali Hadj, le MNA, a été liquidé physiquement par l'assassinat de ses militants. C'est ainsi encore que des maquis dissidents ou des militants ont été éliminés par les mêmes méthodes.

Au lendemain même de l'indépendance, la course au pouvoir commença entre les dirigeants du FLN pour aboutir à la sélection d'un arbitre suprême. Dans un premier temps les principaux dirigeants s'affrontèrent en deux groupes, le « groupe de Tlemcen », avec Ben Bella, Boumediène, Khider et Ferhat Abbas, et le Gouvernement Provisoire de la République Algérienne (GPRA), mis en place en juillet 62 avec Ben Khedda, Krim Belkacem et Boudiaf. Les premiers s'appuyant sur l'Armée des frontières dirigée par Boumediène, marchèrent sur Alger dont ils s'emparèrent après quelques combats avec des maquisards de l'intérieur, notamment ceux de la Wilaya IV, qui firent de 2 000 à 3 000 morts.

Ben Bella au pouvoir par la grâce de Boumediène épura le FLN, liquida la fédération de France, mit au pas l'UGTA (le syndicat algérien lié au FLN), et d'une manière générale supprima tout ce qui aurait pu devenir un canal par lequel la moindre opposition puisse s'exprimer. Puis il se débarrassa un à un de ses rivaux possibles parmi les autres dirigeants du FLN, jusqu'à ce que Boumediène, qui avait la main sur l'armée et sur lequel il s'appuyait, décide à son tour de l'éliminer en 1965. Le régime bonapartiste a trouvé en Boumediène une tête qui devait gouverner sans partage jusqu'à sa mort.

Jouissant d'un certain consensus social, le pouvoir ainsi mis en place a pu mettre en application son programme, et seize ans après l'indépendance, il est possible d'en apprécier les résultats. L'Algérie n'est plus ce qu'elle était pour une certaine extrême-gauche, dont le Secrétariat Unifié, qui voyait en elle un modèle de socialisme. Mais elle reste un modèle pour nombre de nationalistes du Tiers-Monde qui rêvent de soustraire leur pays à l'emprise de l'impérialisme. Au même titre d'ailleurs qu'un certain nombre de pays qui après la Deuxième Guerre mondiale ont su conquérir leur indépendance. Ses choix politiques, ses prises de position internationales comme sa politique intérieure, ne lui sont jusque-là dictés par aucune puissance étrangère. Sur ce terrain-là, celui de l'indépendance politique, le nouvel État répond à l'attente des masses algériennes qui se sont battues pour conquérir leur dignité nationale, et qui l'ont payée par un million de morts et de terribles souffrances.

Sans avoir rompu ses relations avec l'ancienne puissance colonisatrice, l'Algérie sur le plan politique se tient à distance de la France. Elle entretient des relations avec les pays de l'Est sans avoir rompu avec ceux de l'Ouest. De même avec la Chine. Dans nombre de pays du monde arabe et de l'Afrique, elle fait figure de défenseur des intérêts communs. Auprès d'un certain nombre de mouvements de libération nationale qui trouvent refuge à Alger, elle passe pour un des leaders de la lutte anti-impérialiste.

Mais pour permettre la consolidation et le renforcement d'une bourgeoisie nationale assez forte pour être admise à la table de la bourgeoisie des grandes puissances, la voie suivie par les nationalistes algériens ne se révèle pas plus efficace que celle des autres tentatives du même genre.

La conquête du contrôle des ressources pétrolières... et ses limites.

Les avatars du régime algérien pour tenter d'obtenir une certaine maîtrise de son pétrole - sa principale richesse et son produit d'exportation quasi unique - illustrent les difficultés de l'État algérien à donner une base économique minimum à son indépendance politique.

L'Algérie, une fois l'indépendance proclamée, ne s'est pas trouvée immédiatement maîtresse des richesses pétrolières de son sous-sol. Il a fallu pour cela que se mène une lutte empirique contre l'emprise de l'impérialisme français, dont le rythme et les modalités furent imposés autant par la perspective nationaliste des dirigeants algériens de récupérer le patrimoine national, que par l'attitude des gouvernements français, influencée elle-même par la concurrence des sociétés américaines.

Avant la fin de la guerre, en 1961, l'impérialisme français avait tenté de régler l'affaire algérienne en proposant un règlement séparant le Sahara et ses richesses pétrolières du reste de l'Algérie. Le FLN avait refusé catégoriquement, car il comptait sur les revenus du pétrole pour aider à la mise en place du futur État algérien. Le gouvernement français finit par céder, mais on peut considérer que la guerre d'Algérie a pratiquement duré un an de plus, uniquement pour le pétrole du Sahara.

Dans les accords d'Évian, il fut stipulé que l'État algérien « succéderait à l'État français dans ses droits, ses prérogatives et ses obligations de puissance concédante ».

Mais quelques semaines avant les accords d'Évian, le code pétrolier qui régissait les rapports des sociétés avec l'État français fut modifié dans un sens favorable aux sociétés, notamment dans le domaine fiscal et dans le domaine du contrôle de l'État.

Dès 1964, les dirigeants algériens, qui n'avaient guère eu le choix au moment des Accords d'Évian, réclamèrent leur révision dans le domaine pétrolier. En juillet 1965, il y eut un nouvel accord de coopération pétrolière avec la France que les deux parties estimèrent avantageux. Il y avait dans cet accord la création d'une société commune pour la recherche et l'exploitation des hydrocarbures dans un périmètre jugé particulièrement intéressant, et il y avait également la création d'une société de coopération industrielle mixte, avec une somme d'un milliard de francs dont 200 millions non remboursables et 800 millions remboursables en 20 ans. En contrepartie, il y avait la confirmation des concessions aux sociétés françaises et l'acceptation d'un régime fiscal privilégié pour celles-ci.

Dans les années 1967 et 1968 eurent lieu un certain nombre de nationalisations de sociétés étrangères avec rachat, pour la plupart à l'amiable. C'est ainsi que la Sonatrach, société d'État algérienne, contrôla 50 % des recherches, 30 % de la production,70 % des transports et 100 % de la distribution intérieure. De plus elle se réservait la totalité de l'exploitation du gaz naturel et 80 % de la pétrochimie. En octobre 68, intervint un événement très important, ce fut la signature d'un accord entre la Sonatrach et une société américaine, la Getty, particulièrement avantageux par rapport aux accords avec les sociétés françaises. Cette société cédait 51 % des intérêts qu'elle détenait en Algérie remboursables par les livraisons de pétrole dont la Sonatrach allait disposer en vertu de cette cession. Il y avait également d'autres avantages en matière de calcul des redevances fiscales à l'État algérien, et des financements pour des infrastructures à des conditions intéressantes.

A l'opposé, la France refusait en 1970 de revoir les conditions fiscales résultant de l'accord de 1965, alors que, à l'échelle internationale, les conditions étaient devenues plus avantageuses pour tous les producteurs pétroliers. Les conditions des sociétés françaises faites à l'État algérien tenaient encore du pacte colonial. Devant le refus de négocier des compagnies françaises, l'Algérie finit par imposer ses conditions : en février 1971 elle nationalisa à 51 % les sociétés françaises et révisa la base de calcul de la fiscalité, en hausse. La nationalisation, avec remboursement, revenait pratiquement à prendre le contrôle des sociétés en rachetant, pour les principales sociétés, 2 % des actions, plus pour quelques autres, ce qui portait à 51 % la participation de la Sonatrach. Face à cette décision unilatérale, la France tenta de faire le blocus. Mais elle finit par signer un accord en juin après s'être rendu compte que les USA ne la suivaient pas sur ce terrain.

L'impérialisme français ne cherchait pas la rupture. Les dirigeants algériens non plus, car à chaque étape ils tentaient la conciliation. Leurs rapports avec l'ancienne puissance colonisatrice furent de 1962 à aujourd'hui constamment marqués par cette politique de louvoiement. Outre que l'Algérie ne désirait pas rompre avec la France, avant de gagner le contrôle des hydrocarbures, il lui fallait acquérir des compétences, trouver des capitaux, et c'est pourquoi elle ne souhaitait pas non plus nationaliser du jour au lendemain toutes les sociétés concessionnaires.

Par ailleurs, la France qui devait acheter le vin d'Algérie, pur produit colonial, dont la quantité s'élevait à18 millions d'hectolitres en 1962, n'en achetait plus que quatre en 1968, malgré ses engagements. C'est en réponse à cela, qu'en cette même année 1968, une cinquantaine d'entreprises françaises furent nationalisées par le gouvernement algérien.

Comme on le voit à travers les exemples de la bataille des hydrocarbures ou de celle du vin, la lutte pour l'indépendance a continué à se mener après les accords d'Évian, mais cette fois sous des formes larvées et au gré des circonstances, sur le terrain économique et non sur le plan militaire.

L'Algérie détient aujourd'hui, pour l'essentiel la propriété de ses ressources pétrolières.

Mais elle ne contrôle cette richesse que dans les limites dans lesquelles peut la contrôler un pays sous-développé, obligé de passer par le marché mondial du pétrole qui est entièrement dominé par les grands trusts du pétrole et par les États des puissances impérialistes.

L'indépendance de l'État algérien lui permet, dans une certaine mesure, de traiter avec telle puissance impérialiste plutôt qu'avec telle autre - d'ailleurs, à l'heure actuelle, la clientèle américaine a supplanté la clientèle française - mais pas d'échapper à l'inégalité fondamentale dans les échanges entre pays pauvres producteurs de matières premières et riches puissances impérialistes.

Les tentatives d'industrialisation

Les hydrocarbures ont bénéficié en premier lieu des investissements faits par l'État algérien pour développer son industrie. Entre 1962 et 1977, la production pétrolière est passée de 20 à 53 millions de tonnes, et la production actuelle de gaz naturel liquéfié - qui doit prendre le relais du pétrole dont les réserves pourraient être épuisées d'ici 15 à 20 ans - , actuellement de 7 milliards de mètres cubes, devra passer à 70 milliards en 1985. L'Algérie augmente sa dette extérieure pour pouvoir s'équiper afin d'exploiter son gaz, dont le principal client, si les contrats sont respectés, seront les États-Unis avec 40 milliards de mètres cubes en 1985.

La sidérurgie est également un des gros secteurs de l'investissement de l'État algérien. Il a construit et continue à construire des gigantesques complexes qui doivent l'amener à se doter de capacités productives variant entre le tiers et la moitié de la production française.

Mais une partie importante, voire décisive, des efforts d'industrialisation se fait dans des secteurs dont le développement ne met pas fin à la position de fournisseur de matières premières pour les pays impérialistes, qui lui prêtent des capitaux dans la mesure où ils servent ses desseins économiques. C'est ainsi par exemple, que le complexe de liquéfaction de gaz naturel - un des plus importants du monde - est construit avec l'aide de capitaux américains. Prêts conditionnés, faisant de l'Algérie un des fournisseurs attitrés des États-Unis en gaz naturel, mais limitant également ses possibilités futures de marchandage. Plus de 90 % des exportations de l'Algérie sont composées par les hydrocarbures. Ainsi donc, l'État indépendant demeure intégré dans l'économie mondiale et la division mondiale du travail, en tant que producteur de matières premières, c'est-à-dire comme tous les pays sous-développés, en restant totalement sous la dépendance des puissances impérialistes acheteuses.

En créant des entreprises dans un certain nombre de secteurs de l'industrie de transformation - camions, tracteurs, vélos, engrais, etc. - les dirigeants algériens tentent cependant de s'engager sur la voie d'une certaine diversification industrielle. La fin de la domination coloniale, qui imposait dans ce domaine à l'Algérie la position de simple marché de consommation pour des produits fabriqués en métropole a levé un des obstacles sur cette voie. Mais un des obstacles seulement. Et quels que soient ses efforts, il n'est pas donné à l'Algérie, pas plus qu'à aucun des pays sous-développés, la possibilité de se donner une économie développée, complexe, diversifiée, comme en possèdent des pays capitalistes développés d'une population comparable à celle de l'Algérie, (la Belgique ou les Pays-Bas par exemple).

Dans les pays développés, l'existence d'une économie diversifiée de cette sorte est le résultat d'une longue évolution historique, allant dans le sens d'un accroissement incessant de la division du travail qui se concrétise, en économie capitaliste, par un marché intérieur important, et par des positions importantes sur le marché international.

Et la longue évolution qui a permis aux pays riches d'accéder à une telle diversification économique s'est faite de surcroît sur la base de l'exploitation et du pillage de la majeure partie du globe, dont l'Algérie précisément.

Par une politique étatique volontariste, l'Algérie a fait un certain nombre de pas en avant dans le sens de cette diversification. Mais un développement large sur une base capitaliste se heurte à la faiblesse du marché intérieur, à la faiblesse du rendement du travail, faute de machines, à la pauvreté de la majeure partie de la population, à la nécessité de consacrer des efforts particulièrement importants pour les ressources d'un pays pauvre, pour se doter simplement d'infrastructures comme les routes, l'électrification, etc., pour tenter simplement sinon de développer le niveau culturel de formation de l'ensemble de la population, du moins de combattre l'analphabétisme.

Tout cela, au milieu d'un environnement impérialiste international profondément hostile à ce que l'Algérie, comme les autres pays sous-développés, échappe justement à sa condition de pays sous-développé, cantonné à certaines tâches subordonnées dans la division internationale du travail.

L'Algérie n'avait que le choix de se livrer pieds et poings liés au marché mondial en s'ouvrant à ses produits et en produisant pour lui, ou alors de se fermer complètement pour essayer de se constituer un marché intérieur. Mais dans l'un comme dans l'autre cas, il n'était pas possible qu'elle sorte du sous-développement. Elle a choisi une voie moyenne, de toute manière extrêmement coûteuse. C'est ainsi que 50 % du produit intérieur brut a été investi en 1977 et que le second plan quadriennal de 1974 à 1977 prévoyait 130 milliards d'investissements, soit trois fois moins que la France mais avec des ressources dix fois moins élevées.

Pour pouvoir dégager de telles ressources, il a fallu les prélever sur le dos des paysans et des ouvriers algériens. Et c'est un régime d'austérité pour les travailleurs qui n'a cessé de régner depuis l'indépendance. Si la production industrielle a décuplé, la production agricole ne s'est guère plus accrue que la progression démographique, la population étant passée de 10 à 18 millions d'habitants entre 1962 et 1977. L'agriculture n'a bénéficié que du tiers des investissements industriels et la paupérisation des campagnes s'est accentuée ainsi que l'exode rural. Le déficit alimentaire de la production algérienne a également augmenté et il pèse sur le déficit de la balance commerciale.

La consommation alimentaire par habitant n'a guère varié depuis 1962 : La consommation de céréales, qui restent l'aliment de base, est stationnaire, les fruits et légumes en légère hausse, et la consommation de viande reste à un niveau très bas (en moyenne 6,5 kg par an en 1975). Dans les villes, dont la population s'est accrue dans des proportions considérables, le problème du logement se pose de façon encore plus aiguë qu'au lendemain de l'indépendance. Le sous-emploi reste un problème majeur pour l'Algérie dont seulement 22 % de la population en âge de travailler est occupée.

Par contre, une nouvelle bourgeoisie prospère et s'affiche de manière voyante. Grosses voitures, villas, domestiques sont l'apanage de commerçants qui réussissent, de petits industriels, de hauts cadres ou de fonctionnaires bien placés d'une administration en plein développement.

Les causes fondamentales de la pauvreté de l'Algérie, de son sous-développement et de l'impossibilité d'en sortir résident dans la domination impérialiste sur le monde. L'exploitation du prolétariat, celle des petits paysans travailleurs, sur laquelle est basée la domination du capital dans le monde, apparaît sous une forme particulièrement brutale dans les pays sous-développés.

Il n'y a pas d'émancipation économique et sociale possible pour les classes exploitées, en Algérie comme ailleurs, hors de la voie de la révolution socialiste ; hors de la voie du renversement révolutionnaire de la bourgeoisie à l'échelle du monde. C'est-à-dire hors d'une perspective politique dont tous les représentants politiques de la bourgeoisie, y compris les nationalistes les plus radicaux des pays sous-développés, sont des adversaires acharnés.

Cependant, même dans le cadre d'une perspective bourgeoise nationaliste, les dirigeants algériens n'ont pas choisi la voie la plus radicale. Ils n'ont même pas cherché à s'appuyer sur le consensus populaire dont ils bénéficiaient, pour avoir pris la tête de la lutte d'émancipation nationale, afin de procéder à un certain nombre de bouleversements sociaux compatibles pourtant avec les perspectives bourgeoises. Ils ont composé non seulement avec la faible et rétrograde bourgeoisie nationale, mais ils se sont appuyés et se sont servis de certains des aspects les plus anachroniques, les plus réactionnaires de la vie sociale. La condition de la femme algérienne ou l'utilisation, le renforcement dans la vie publique de l'Islam sont significatifs à cet égard. Rien de tel en Algérie, par exemple, que les bouleversements sociaux réalisés en Chine, qui n'avaient pourtant rien de socialistes mais qui ont permis à la société de se débarrasser de certains de ses aspects les plus moyenâgeux.

Les tergiversations du pouvoir à l'égard de la réforme agraire, par-delà même les problèmes économiques et sociaux qu'elle posait, sont significatives des choix politiques des dirigeants algériens. Les terres appartenant aux propriétaires terriens français ont, certes, été ou nationalisées ou, parfois, partagées. Mais le pouvoir n'a pas touché aux grands propriétaires terriens algériens ; et c'est seulement au bout de plusieurs années que le pouvoir a proposé une fade réforme agraire, d'ailleurs inappliquée.

En demandant des sacrifices aux seules classes exploitées, le nouveau pouvoir en Algérie se comporte comme n'importe quel autre pouvoir bourgeois, même s'il invoque pour cela, avec bien plus de vraisemblance que les bourgeoisies occidentales, la nécessité de développer et de moderniser l'économie.

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