Indira Gandhi et les Sikhs : l'Inde des nationalismes01/06/19841984Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/1984/06/113.jpg.484x700_q85_box-27%2C0%2C2451%2C3504_crop_detail.jpg

Indira Gandhi et les Sikhs : l'Inde des nationalismes

 

« Combien de voix grâce à Amritsar ? » titrait le journal The Economist du 16 juin après qu'Indira Gandhi ait fait intervenir l'armée contre le temple d'Or d'Amritsar, lieu saint de la religion sikhe où s'étaient depuis des mois retranchées des troupes du chef religieux, le Sant Bhindranwale. Et le journal émettait l'idée qu'Indira Gandhi pourrait être tentée d'avancer la date des élections générales indiennes (prévues normalement pour janvier 1985) afin de bénéficier de son succès contre les extrémistes religieux sikhs, un atout favorable pour elle mais qui pourrait bien être encore « plus rapidement périssable que celui des Falklands » pour Margaret Thatcher.

Car une fois réprimées les mutineries des soldats sikhs qui ont suivi la prise d'assaut du lieu saint du sikhisme et la mort du Sant Bhindranwale, une fois l'inquiétude qu'elles avaient suscitée dans les classes dirigeantes indiennes apaisée, le coup de force de Madame Gandhi à Amritsar a soulevé non seulement un flot de louanges de la part de la presse et des dignitaires du parti du Congrès, habitués à être à l'entière dévotion du chef du gouvernement, mais aussi l'approbation forcée de la plupart des dirigeants des partis d'opposition, y compris du vieux leader du Janata Party, Morarji Desai qui avait évincé la fille de Nehru du pouvoir de 1977 à 1980.

L'approche des élections générales où elle se sentait de plus en plus menacée parla montée des partis d'opposition a sûrement joué dans la décision de Mme Gandhi de tenter d'en finir maintenant avec les extrémistes sikhs. Mais les raisons électorales ne sont évidemment pas les seules.

 

L'agitation au Pendjab : un danger de contagion

 

De toute façon le pouvoir central de New Delhi ne pouvait pas laisser se prolonger trop longtemps l'agitation nationaliste et religieuse des extrémistes sikhs ni d'ailleurs céder aux revendications d'autonomie de l'État du Pendjab posées par les nationalistes sikhs (aussi bien les modérés de l'Akali Dal que les partisans du Sant Bhindranwale).

D'une part parce que le gouvernement central n'aimerait pas voir diminuer son contrôle sur ce Pendjab qui, avec l'État voisin de l'Haryana (à majorité hindoue, lui), est considéré comme le grenier à blé de l'Union Indienne. Il fournit au gouvernement à lui seul plus de la moitié du blé qu'il achète pour constituer la réserve fédérale de céréales, c'est de plus l'un des États frontaliers du Pakistan.

D'autre part parce que l'agitation au Pendjab présente un danger de contagion pour d'autres régions de l'Inde et, en particulier, dans l'État voisin du Cachemire (à majorité musulmane, lui) où il existe pour l'instant un équilibre fragile tant entre les communautés musulmane et hindoue du Cachemire que dans les relations ombrageuses entre le pouvoir central et le gouvernement de cet État. En effet, les récentes tentatives infructueuses des partisans d'Indira Gandhi de se débarrasser du chef du gouvernement du Cachemire, le musulman Farooq Abdullah, d'abord en provoquant des troubles de rue, puis, plus récemment, en achetant les votes de représentants à l'Assemblée de l'État (le prix d'achat d'un député régional aurait tourné autour de 30 000 dollars d'après The Economist du 30 mars 1984) n'ont réussi qu'à faire de Farooq Abdullah une figure de proue de la communauté musulmane pour toute l'Inde.

Quant à céder aux revendications autonomistes pendjabies pour calmer l'agitation, cela pourrait encourager les revendications semblables qui se manifestent dans d'autres États de l'Union. Ainsi, ce sont les partis régionalistes qui ont emporté en Janvier 1983, aux dépens du parti du Congrès (te parti d'Indira Gandhi), les élections dans plusieurs États du sud de l'Inde.

 

Les progrès économiques ont encore accentué les rivalités entre fractions de la bourgeoisie indienne

 

Ces rivalités entre diverses fractions de la bourgeoisie indienne ne sont pas nouvelles. Dans ce sous-continent indien où le colonialisme britannique s'était ingénié à attiser toutes les divisions, les couches dominantes de la société indienne qui ont accédé au pouvoir avec l'indépendance en 1947 étaient elles-mêmes divisées en fractions qui chacune utilise depuis 1947 (et même déjà au cours de la lutte pour l'indépendance) son influence dans sa région, sur sa communauté linguistique ou religieuse, pour tenter d'arracher pour elle une plus grande parcelle du pouvoir.

La lutte entre Congrès indien et Ligue musulmane, représentant respectivement les deux plus grandes fractions des classes dominantes du sous-continent, l'hindoue et la musulmane, avait abouti dès 1947 à la partition sous l'égide de la Grande-Bretagne du sous-continent en deux pays, Inde et Pakistan. L'Inde, elle, adoptait une structure fédérale, suivant un découpage entre États hérité au début du découpage administratif de l'Inde coloniale, voire respectait le pouvoir de certains potentats locaux. Les pouvoirs des assemblées et gouvernements locaux restent assez limités il est vrai, puisque chacun de ces gouvernements est, selon un modèle lui aussi hérité du colonialisme britannique, d'un gouverneur nommé par le gouvernement central de New Delhi.

Et l'histoire politique de l'Union Indienne est marquée depuis 1947 par des conflits entre couches dominantes de régions voisines ou de communautés ethniques ou religieuses différentes (entraînant parfois derrière elles les masses populaires dans des affrontements sanglants) qui ont abouti à plusieurs reprises à des remaniements dans le découpage en États de l'Union Indienne, ainsi qu'à des conflits entre ces couches dominantes locales et le pouvoir central.

Trente-cinq ans d'indépendance et le développement économique relatif acquis par l'Inde sont loin d'avoir renforcé l'unité de l'Union Indienne. Au contraire, en même temps que se développaient l'agriculture et l'industrie indiennes, s'accroissaient encore plus les inégalités sociales et les disparités régionales.

Ainsi, à la campagne, la « révolution verte », cette série de mesures d'aide à l'agriculture apportée par l'État dans les années 1960-70, a surtout contribué au développement d'un capitalisme agraire et à la concentration des terres : elle a accéléré la transformation des petits paysans en ouvriers agricoles ou les a poussés à l'exode vers la ville, puisque les aides et les crédits bancaires n'allaient qu'aux entreprises agricoles considérées comme rentables, c'est-à-dire aux paysans déjà aisés, ou aux citadins riches qui achetaient des terres pour bénéficier des aides de l'État et des exonérations fiscales sur les revenus de l'agriculture.

Et ce sont évidemment les régions agricoles les plus riches qui bénéficièrent de la plus grande partie des aides de cette « révolution vente », le Pendjab et l'Haryana en tête. Si bien qu'à l'approfondissement des écarts entre les diverses couches sociales s'est ajouté un accroissement des disparités régionales. C'est ainsi qu'au Pendjab, le revenu moyen par habitant est deux fois plus élevé que la moyenne totale de l'Inde. Il ne s'agit évidemment que d'un revenu moyen qui donne plus une idée de la situation privilégiée de la bourgeoisie et des propriétaires fonciers du Pendjab que du niveau de vie des basses couches de la population, tant les inégalités sont au Pendjab aussi grandes qu'ailleurs : 21,6 % de la population du Pendjab (soit près de trois millions d'habitants) vit au-dessous du « seuil de pauvreté », ce qui est considérable même si ce pourcentage peut paraître faible en regard des États comme le Bengale au nord-est ou le Tamil Nadu au sud où il dépasse les 60 %.

Ce sont entre autres ces disparités régionales croissantes qui aiguisent encore les rivalités régionales ou inter-communautaires. Et ce ne sont pas forcément les régions les plus défavorisées qui revendiquent. Ce sont parfois les bourgeoisies des États les plus riches qui, ayant les dents les plus longues, mettent en avant des revendications autonomistes, c'est-à-dire réclament plus de pouvoir pour elles-mêmes dans leur propre région, ou davantage d'aides de la part du pouvoir central ou une plus grande part dans le partage des richesses de l'Union Indienne.

 

La bourgeoisie sikhe : une minorité privilégiée qui demande une plus grande part du gâteau

 

C'est tout à fait dans ce cadre-là que se situe le développement récent de l'agitation nationaliste et religieuse sikhe du Pendjab, alors que jusque-là les communautés sikhe et hindoue étaient réputées bien s'entendre et que même les mariages intercommunautaires si rares en Inde y étaient relativement fréquents.

Car le peuple sikh n'est pas en Inde comme le prétendait le leader extrémiste sikh, une nation qui « subit l'esclavage de la majorité hindoue ». Il a toujours eu au contraire une place privilégiée. Peuple guerrier, les Sikhs, après avoir longtemps résisté à la pénétration britannique au Pendjab ont été recrutés par le gouvernement colonial britannique pour former le fer de lance de ses troupes. Surnommés les « bouledogues de l'Empire », ils formaient aussi une grande partie des sbires que la Grande-Bretagne recrutait en Inde pour aller faire sa police dans ses autres colonies. Et justement parce que leur fidélité était nécessaire au maintien de l'ordre, les Sikhs furent relativement choyés par les autorités britanniques ; et leur région, le Pendjab, dont le climat et l'hydrographie étaient favorables à l'agriculture fut, déjà sous l'empire britannique, l'objet de travaux d'irrigation importants améliorant le rendement des terres. Par ailleurs, hors du Pendjab, dans les autres régions de l'Inde, les grandes villes surtout, les Sikhs commençaient à se faire une place dans le commerce et l'industrie.

Dans l'Inde indépendante, les Sikhs gardèrent cette position relativement privilégiée. Dans l'armée d'abord où ils représentent près de 15 % des effectifs - lors que les Sikhs ne sont que 2 % de la population de l'Inde - et constituent une part importante du corps des officiers. Cela explique que cette armée qui jusque-là avait si souvent réprimé sans jamais broncher, ait été ébranlée par une vague de mutineries après l'assaut donné au temple d'Or d'Amritsar.

Au Pendjab, là où vivent les deux-tiers des Sikhs, même si ceux-ci ne sont plus que légèrement majoritaires dans la population de l'État (52 %), ils continuent à représenter la grande majorité des fermiers aisés et des grands propriétaires fonciers. Quant aux 30 % de Sikhs qui vivent aujourd'hui hors du Pendjab, on trouve parmi eux nombre de hauts fonctionnaires, d'hommes d'affaires et de politiciens : le président de la République indienne (un poste purement honorifique, porte-fleur de Mme Gandhi il est vrai) est un Sikh, ainsi que le gouverneur de la Banque centrale, le chef de l'armée de l'air, le chef de la police de Bombay... Sans parler des liens de la bourgeoisie sikhe d'Inde avec les communautés sikhes implantées en Grande-Bretagne (où ils sont 400 000) ou aux USA, et que l'on a vu manifester ces derniers jours à Londres et New-York pour protester contre l'assaut donné au temple d'Or.

 

L'Akali Dal : nationalisme et religion au service des grands propriétaires fonciers

 

L'Akali Dal (qui veut dire parti des « immortels » ), le parti nationaliste sikh dont le chef est en même temps le sommet de la hiérarchie religieuse sikhe, le Sant Longowal, représente surtout les grands propriétaires fonciers du Pendjab. Le Sant Longowal lui-même (ainsi d'ailleurs que son ex-rival le Sant Bhindranwale) appartient à la secte des Jats, cette caste de guerriers devenus agriculteurs et propriétaires fonciers.

Ce qui ne veut pas dire bien entendu que l'Akali Dal regroupe toute la bourgeoisie sikhe ; certains notables sikhs, dont le président de la République indienne, ont toujours préféré lier leur carrière au parti du Congrès au pouvoir à New-Delhi. Et comme de plus la communauté sikhe n'est que faiblement majoritaire au Pendjab (52 % de la population), l'Akali Dal n'a pu jusqu'à présent gouverner au Pendjab que de façon éphémère dans le cadre de coalitions.

Il a effectivement dirigé le gouvernement du Pendjab de 1977 à 1980 au moment où la coalition du Janata Party avait évincé Indira Gandhi du pouvoir àNew-Delhi. Mais il en a été éliminé en 1980 par le parti du Congrès. C'est alors que l'Akali Dal, sous la houlette du Sant Longowal, décida de lancer sa « morcha », ou « sainte campagne d'agitation ».

Pour tenter de revenir au pouvoir, ce parti nationaliste religieux a donc cherché à mobiliser la population sikhe du Pendjab, cultivant les préjugés xénophobes et religieux, tablant sur l'inquiétude que peut ressentir la population sikhe qui perd progressivement la majorité dans la province (les Sikhs représentaient encore 60 % de la population du Pendjab en 1971 contre 52 % aujourd'hui). Et alors que de nombreux Sikhs continuent à émigrer, chaque année 400 000 saisonniers hindous viennent de la plaine du Gange attirés par les salaires moins bas, dont un quart environ se fixent sur place (d'après le Journal de Genève du 8 mars 1984). Et bien que ces immigrés soient citoyens indiens, les dirigeants sikhs refusent de les voir désormais inscrits sur les listes électorales.

L'Akali Dal tablait aussi sur la petite bourgeoisie urbaine sikhe qui se sent de plus en plus concurrencée par les commerçants et artisans ou même petits patrons hindous ou musulmans dans ces villes du Pendjab où les Sikhs sont d'ores et déjà minoritaires.

Mais, le véritable dieu de la « sainte campagne d'agitation » était la propriété foncière, comme le montrent la plupart des revendications économiques et politiques mises en avant pour cette « morcha » aux côtés des revendications purement religieuses : on y trouve en particulier une redéfinition du partage des eaux avec les États voisins et la récupération pour les agriculteurs du Pendjab des eaux des rivières Ravi et Beas dont une partie est actuellement dérivée pour l'irrigation des États voisins de l'Haryana et du Rajasthan, un élargissement des frontières du Pendjab récupérant sur l'Haryana des régions où la langue majoritaire est le pendjabi. Le programme de l'Akali Dal réclame aussi des prix agricoles plus avantageux, des facilités de crédit et la levée des restrictions géographiques au commerce agricole mises en place par le gouvernement central pour protéger l'agriculture des autres régions de l'Inde. Il demande encore une modification pour les Sikhs du régime des successions, le rejet du régime qui reconnaît aux filles le même droit de succession qu'aux garçons au profit du droit traditionnel sikh faisant du fils aîné l'héritier exclusif des terres afin d'éviter la division des propriétés foncières.

Se rajoutent à cela des revendications comme l'attribution au seul Pendjab de la ville de Chandigarh, pour le moment capitale commune du Pendjab et de l'Haryana, implantation au Pendjab de grandes industries alors que jusqu'à présent le gouvernement de New-Delhi a préféré les implanter dans d'autres États que dans cet État trop proche du Pakistan... Et, bien entendu, une plus grande autonomie du Pendjab par rapport à l'Union Indienne.

 

L'Akali doublé sur le terrain du nationalisme rétrograde

 

Mais la « morcha » lancée primitivement par les modérés eut vite fait d'être reprise en mains et animée surtout par les extrémistes nationalistes et religieux regroupés autour de Sant Bhindranwale.

Sur le terrain du nationalisme et du fanatisme religieux, fort de ses troupes jeunes recrutées dans la petite bourgeoisie, notamment la Fédération des Étudiants Sikhs dont le secrétaire était devenu son bras droit, Bhindranwale n'avait pas de peine à se montrer plus décidé que les notables et anciens ministres de l'Akali Dal, et n'était pas gêné pour flatter les préjugés religieux populaires les plus rétrogrades. Ainsi il s'en prenait par exemple aux mœurs dissolues et à « l'hindouisation » d'une fraction de la jeunesse aisée qui, expansion économique et argent aidant, est éprise de modernisme, se coupe les cheveux, se rase la barbe, fume et oublie les valeurs religieuses.

Les troupes armées du Sant étaient organisées entre autres par un ancien général sikh récemment liciencié pour corruption, qui est lui aussi mort lors de l'assaut du temple d'Or, mais qui était un spécialiste de la guérilla et des luttes sécessionnistes. Et pour cause, c'est ce général qu'en 1971 Mme Gandhi avait chargé d'entraîner en sous-main les partisans du Bangladesh au moment de la lutte pour la sécession de ce qui était alors la province orientale du Pakistan ! Ils n'hésitaient pas non seulement à organiser des attentats aveugles contre la communauté hindoue, mais aussi des assassinats de dirigeants sikhs appartenant au parti du Congrès ou même nationalistes jugés trop modérés.

Cette agitation extrémiste n'était pas forcément du goût des hommes d'affaires sikhs. Ainsi le Financial Time du 20 mars dernier signalait qu'Amritsar souffrait des troubles : « son important marché de légumes et autres commerces a été sérieusement touché parla violence et les couvre-feu qui ont suivi, et de l'atmosphère continue de tension. Les commerçants locaux ont des difficultés à obtenir des crédits de personnes étrangères au Pendjab et le prolongement de la violence peut handicaper les récoltes dans cette principale région céréalière de l'Inde » . Mais qu'importe !

L'arme empoisonnée du nationalisme et du fanatisme religieux a sa propre logique ; une logique qui peut dépasser quelquefois les intérêts des classes dominantes qui y ont recours. Pour avoir cherché à mobiliser derrière lui les couches populaires sikhes par la xénophobie et la religion, le parti des fermiers se voyait dépassé sur ce terrain par des extrémistes. Ceux-ci menaçaient même de lui couper l'herbe sous les pieds car, prêts à utiliser jusqu'au bout ces sentiments xénophobes, à organiser assassinats et émeutes, ils commencèrent à attirer à eux, en apparaissant plus radicaux les Sikhs mis en branle par l'Akali Dal. La pression de ces extrémistes se faisait sentir au point que bien que des partisans des deux saints hommes aient été à couteaux tirés (au sens propre du terme), le chef de l'Akali Dal s'est retrouvé hébergeant dans son temple son jeune rival et ses hommes armés, et a dû s'y laisser enfermer avec lui. Un guêpier dont il n'a pu sortir que grâce à l'assaut des troupes d'Indira Gandhi, en se rendant à elles alors que son rival, Sant Jarnail Singh (Saint Général Lion) Bhindranwale mourait en héros et martyr. Pour le moment, Sant Longowal n'en est d'ailleurs sorti que pour pénétrer dans les prisons de Mme Gandhi.

 

Susciter les affrontements entre communautés puis réprimer sauvagement, les deux armes classiques des dictateurs de l'Inde

 

Mais Longowal n'est pas le seul à avoir enclenché un processus dont il n'était plus maître. Indira Gandhi elle-même est en partie responsable d'avoir attisé le feu auquel elle vient de se brûler un peu les doigts et où elle a risqué l'éclatement d'une partie de son armée.

En effet c'est son fils cadet, Sandjay, éminence grise de sa mère jusqu'à sa mort accidentelle en 1980 qui avait sorti Sant Bhindranwale de l'ombre en finançant son mouvement entre 1977 et 1980 quand l'Akali Dal était au pouvoir au Pendjab et Indira Gandhi hors du gouvernement de New-Delhi. Le parti du Congrès était trop content alors d'attiser les divisions au sein des autonomistes sikhs.

Mais lorsqu'Indira Gandhi revint au pouvoir en 1980 et que le Congrès reprit à l'Akali Dal le contrôle du Pendjab, Sant Bhindranwale n'avait aucune raison d'arrêter son agitation. Au contraire.

En laissant depuis trois ans se développer l'agitation extrémiste sikhe, s'armer les troupes de Bhindranwale et perpétrer les assassinats sans réagir, Indira Gandhi misait-elle sur le fait que la guerre des deux Sants affaiblissait l'Akali Dal tout en escomptant que les extrémistes finiraient par se rendre impopulaires ? Jouait-elle, comme l'en accusait son opposition, le pourrissement de la situation dans le but que le développement des affrontements entre Sikhs et Hindous la fasse apparaître aux yeux des électeurs hindous comme leur sauveur lorsqu'elle interviendrait ensuite (au prix de quelques milliers de morts, mais qu'importe !). Il est difficile de connaître ses calculs politiciens. Mais quelles que soient ses raisons, le fait de laisser se développer les rivalités nationales et religieuses, voire de jeter de l'huile sur le feu, puis de réprimer sauvagement, est bien caractéristique d'une méthode de gouvernement qui avait déjà fait ses preuves au temps de la domination britannique, mais que Nehru puis sa fille Indira n'ont pas hésité à perpétuer.

Car pour régner sur l'Empire des Indes, les Britanniques avaient su maintenir et mettre à leur service les divisions en castes, aiguiser les antagonismes raciaux et religieux, voire créer de toute pièce ceux qui n'existaient pas. Ils utilisaient les Hindous contre les Musulmans et les Sikhs, les Musulmans contre les Hindous, et avaient fait des guerriers sikhs ou gurkas du Népal leurs troupes de choc contre tous les autres peuples.

L'Inde indépendante n'a pas fait mieux. Car l'accession à l'indépendance en 1947 n'a été que le remplacement de la domination britannique par celle non moins féroce de cette petite minorité des classes possédantes indiennes, riches industriels, commerçants et propriétaires fonciers, sur une immense population toujours réduite à la misère. Et pour maintenir le peuple indien dans sa misère, pour détourner sa colère vers d'autres misérables, les nouveaux maîtres de l'Inde ont besoin des mêmes armes que les anciens. Même si cela peut leur poser à eux peut-être plus de problèmes encore qu'aux Britanniques, car cela représente des dangers pour l'unité même de l'Inde, comme le prouvent les troubles actuels.

L'exploitation par les autorités de New-Delhi des antagonismes nationaux ou religieux permet aux couches dominantes des diverses régions ou communautés de s'appuyer dessus pour jouer leur propre carte ; et les partis autonomistes qui se font jour sur ces bases peuvent toujours trouver encore plus nationaliste plus fanatique, plus rétrograde qu'eux.

 

Un pays toujours au bord de l'explosion

 

C'est que si la classe dirigeante indienne craint certainement l'éclatement de l'Union Indienne, il y a pour elle un danger plus important encore, celui permanent d'une explosion sociale. Et c'est pour détourner ce dernier qu'elle joue en permanence avec le premier.

C'est sous le signe de cette politique que l'Inde moderne a effectué ses tout premiers pas. La partition Inde-Pakistan par laquelle a commencé l'histoire de l'Inde indépendante, résultat de la rivalité des bourgeoisies hindoue et musulmane et du jeu de l'impérialisme britannique a fait plusieurs centaines de milliers, voire un million de morts dans les affrontements entre Musulmans, Hindous et Sikhs qui l'ont accompagnée ; elle a entraîné l'exode d'un côté à l'autre de la nouvelle frontière de 17 millions de personnes. Mais elle a surtout servi à tuer dans les masses populaires de l'Inde l'immense espoir de liberté et de progrès que pouvait soulever le départ des Britanniques en les jetant dans l'impasse sanglante des oppositions nationales ou religieuses. Et ces massacres servent encore aujourd'hui aux maîtres de l'Inde (comme à ceux du Pakistan d'ailleurs) pour étouffer les résistances de la population indienne en brandissant la crainte de l'ennemi pakistanais. Ainsi Indira Gandhi s'est encore empressée de suggérer l'intervention pakistanaise derrière la rébellion sikhe. De même la guerre contre le Pakistan en 1971, au moment de la création du Bangladesh, avait été pour le gouvernement indien l'occasion de proclamer en Inde l'état d'urgence grâce auquel on procéda à des milliers d'arrestations arbitraires pour réprimer l'agitation sociale à l'intérieur même du pays.

Le mois dernier encore de sanglants affrontements entre Hindous et Musulmans à Bombay étaient une parfaite illustration tant du caractère explosif de ces énormes villes qui ne cessent de gonfler que de la façon dont les classes dirigeantes peuvent manœuvrer pour détourner vers des affrontements inter-communautaires la colère des couches les plus misérables. Dans cette ville de Bombay qui comptait quatre millions d'habitants en 1961, 7,1 millions en 1975 et pourrait atteindre au train où vont les choses 19 millions en l'an 2000, il y a à l'heure actuelle trois millions d'habitants qui s'entassent dans un immense bidonville et même plus de 100 000 personnes recensées comme vivant uniquement dans la rue. « Quoi de plus facile dans ce climat de cour des miracles » écrivait après les affrontements de Bombay Le Monde du 30 mai, « que d'allumer la mèche de la haine religieuse sous le grand chaudron de la cité ? Ceux qui y trouvent intérêt - politiciens irresponsables, policiers corrompus et malfrats de tout acabit savent parfaitement s'y prendre... Lâchez un porc dans une mosquée, jetez une tête de vache dans un temple, l'émeute est garantie... » .

Mais l'histoire de l'Inde indépendante n'est l'histoire de tous ces affrontements intercommunautaires au travers desquels on détourne la colère des masses opprimées que parce qu'elle a été aussi l'histoire d'une succession de révoltes, d'affrontements sociaux beaucoup plus directs des exploités contre leurs exploiteurs, et de leur répression impitoyable.

Ainsi, un an seulement après l'indépendance, en 1948, l'armée indienne ratissait pendant des mois le territoire de Talengana, dans l'actuel État d'Andra Pradesh àl'ouest de l'Inde, pour venir à bout des paysans pauvres révoltés contre les propriétaires terriens et le potentat local, le Nizam. De 1967 à 1970, c'était dans le nord, au Bengale, la répression de la révolte des paysans du Naxalbari qui s'emparaient des terres, créaient des zones libérées, passaient en jugement dans des tribunaux populaires les propriétaires fonciers ; des milliers de paysans furent tués. En 1970 aussi, dans le sud-ouest de l'Inde, dans le Kérala 50 000 paysans étaient arrêtés pour avoir participé à des occupations de terres...

Les années 1977-80 n'étaient peut-être plus le règne du parti du Congrès et de son chef de file Indira Gandhi, mais pour les paysans indiens, elles n'étaient pas différentes des autres. Car les violences exercées par les hommes de main des propriétaires fonciers contre les paysans pauvres et ouvriers agricoles (particulièrement contre les couches les plus basses, celles des « intouchables » ) se multiplièrent. Enrichis par les aides de la « révolution verte », enhardis par la victoire électorale de leurs partis regroupés dans la coalition Janata, les propriétaires fonciers de l'Inde s'en donnaient à coeur joie pour mater leur main-d'oeuvre.

Quelles que soient leurs oppositions, quelles que soient leurs rivalités, ce sont ces explosions sociales toujours menaçantes que craignent toutes les fractions de la bourgeoisie indienne. C'est d'abord pour en détourner le danger qu'elles versent toutes à un degré ou à un autre, de l'huile sur le feu des oppositions communautaires et qu'elles exacerbent, d'une façon ou d'une autre, les haines religieuses ou nationalistes. Des oppositions et des haines que les couches pauvres de l'Inde, qui en ont été victimes en tous les sens possibles jusqu'ici, devront surmonter et rejeter pour défendre leurs véritables intérêts. Car s'il est un endroit du monde où le nationalisme, la xénophobie et le fanatisme religieux ont montré au cours de ces dernières décennies qu'ils étaient uniquement des armes contre les pauvres et les opprimés, c'est bien le sous-continent indien.

 

Partager