Guadeloupe, Martinique : les révolutionnaires et le sentiment d'oppression nationale20/01/19811981Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/1981/01/82.jpg.484x700_q85_box-27%2C0%2C2451%2C3504_crop_detail.jpg

Guadeloupe, Martinique : les révolutionnaires et le sentiment d'oppression nationale

Une succession d'événements, de réactions, survenant sous des formes et à des rythmes différents en Martinique et en Guadeloupe, indiquent dans ces deux colonies de l'impérialisme français une exaspération croissante face aux avantages et aux privilèges dont bénéficient les Blancs ; face aux soutiens dont ils jouissent du côté de l'administration coloniale ; face à la discrimination officieuse ; face aux multiples manifestations quotidiennes de cette situation coloniale qui fait que dans ces deux pays, où la majorité de la population est noire, tous les leviers de commande de l'administration et de l'économie sont détenus par des Blancs.

La position privilégiée des Blancs n'est évidemment pas un fait nouveau. Mais l'impérialisme français favorise depuis plusieurs années l'installation en nombre de métropolitains blancs en Guadeloupe et en Martinique, alors même qu'une partie de la population noire est contrainte à s'exiler en France pour trouver du travail.

Les Blancs ne sont plus seulement à l'ombre discrète des habitations békés. Ils sont aussi cadres, contremaîtres, professionnels qualifiés, commerçants, enseignants, etc. Ils occupent les meilleurs emplois. Ils ont tendance à se regrouper dans des quartiers résidentiels, en passe de devenir des quartiers réservés, avec leurs restaurants, leurs clubs pratiquant une ségrégation hypocrite mais réelle. Il y a la complicité visible entre ces gens et la préfecture.

Et il commence à y avoir des agressions racistes contre des Noirs, des inscriptions du genre : "Les Nègres en Afrique", etc.

Cette situation alimente dans la population noire un sentiment d'injustice croissant. Elle fait naître des tensions raciales ou les aggrave. Elle donne une coloration raciale à des conflits qui, en d'autres lieux, ne se manifesteraient pas de cette façon.

Si la majorité de la population ne semble pas, pour l'instant, se prononcer ouvertement pour l'indépendance, elle semble en tous cas de plus en plus désireuse de voir les Blancs retourner en métropole. Ce sentiment peut ne pas dépasser ce stade. Mais il peut être le point de départ d'une lutte de la population antillaise contre le pouvoir colonial.

La domination coloniale protège une multitude d'inégalités, d'injustices concernant la quasi- totalité de la société antillaise. Tous les mécontentements peuvent trouver un dénominateur commun dans une commune révolte contre les privilèges des Blancs et contre l'administration coloniale qui les protège.

Une telle lutte, poussée jusqu'au bout, peut aussi bien déboucher sur la mise en place d'un nouvel État bourgeois indépendant, comme en Algérie, en Angola, etc., que sur une révolution sociale. L'évolution de la lutte vers l'une ou vers l'autre de ces deux perspectives dépend en majeure partie d'une politique juste de la part des révolutionnaires prolétariens, de leur capacité de répondre au sentiment d'oppression raciale.

RÉPONDRE AU SENTIMENT D'OPPRESSION RACIALE

L'inquiétude et l'indignation des travailleurs antillais de voir les Blancs venus de France prendre les meilleurs emplois alors qu'eux sont frappés par le chômage ou poussés à l'émigration, est la forme concrète sous laquelle s'exprime leur haine de l'oppression coloniale, de l'exploitation du pays par l'impérialisme. Dans ce sentiment d'oppression raciale il y a, de façon plus ou moins confuse, la révolte contre l'exploitation, contre la pauvreté, contre les injustices d'autant plus ressenties qu'elles semblent épouser des contours raciaux.

Les révolutionnaires prolétariens ne seraient pas des révolutionnaires s'ils n'étaient pas capables de mener une politique susceptible d'exprimer clairement, sans la moindre équivoque, la haine des masses travailleuses noires contre l'oppression raciale qu'elles ressentent. Et si cette haine se transforme en volonté de lutte, puis en révolte, les révolutionnaires prolétariens ne seraient pas des révolutionnaires s'ils n'étaient pas présents sur le terrain sur lequel les masses sont prêtes à se mobiliser et à se battre.

C'est précisément au travers de la lutte que de larges masses ouvrières - bien au-delà du cercle étroit de ceux qu'une propagande socialiste peut toucher en temps ordinaire - peuvent faire leur apprentissage, renforcer leur conscience de classe, acquérir la confiance en leurs forces.

Elles le peuvent - mais cela n'a rien d'automatique. Le rôle des révolutionnaires prolétariens est déterminant. Mais les révolutionnaires prolétariens ne pourront jouer ce rôle décisif dans une prévisible explosion contre la domination coloniale et contre les privilèges des Blancs qu'à deux conditions, rigoureusement complémentaires. D'une part, qu'ils assument pleinement la lutte, telle qu'elle est, sur le terrain où elle se mène contre l'oppression raciale. D'autre part, qu'ils se servent de l'énergie des masses travailleuses noires mises en mouvement contre les privilèges des Blancs, pour faire passer la lutte de classes entre Noirs eux-mêmes.

Les deux aspects de cette politique sont inséparables. Ne pas mener une politique violemment anti-colonialiste, épousant totalement la cause des Noirs opprimés contre les Blancs privilégiés, ce serait laisser les nationalistes incarner la volonté de lutte des masses lorsque cette volonté s'exprimera. Ce serait laisser les nationalistes libres de canaliser, à leur façon, à leur profit, toute l'énergie, toute l'imagination, toute la capacité de sacrifice dont est capable un peuple qui se bat pour sa liberté. Ce serait couper court à la possibilité que dans la lutte concrète qui se mènera, une politique prolétarienne puisse l'emporter sur une politique bourgeoise visant la mise en place d'États, guadeloupéen ou martiniquais, indépendants de la France peut-être, mais plus indépendants encore des classes exploitées des Antilles.

D'un autre côté, ne pas chercher dans le cadre de la lutte contre l'oppression raciale, à renforcer la conscience de classe des travailleurs, ne pas agir pour préparer les travailleurs à prendre la direction de la lutte ce serait mener la politique des nationalistes, c'est-à-dire une autre façon d abdiquer.

POUR LE POUVOIR DES NOIRS PAUVRES

Les révolutionnaires prolétariens des Antilles peuvent et doivent affirmer sans réserve qu'il faut mettre fin aux privilèges des Blancs, détruire le pouvoir colonial qui protège ces privilèges, et le remplacer par un pouvoir noir. Mais pour affirmer en même temps que ce pouvoir noir doit être celui des Noirs pauvres, le pouvoir des ouvriers noirs et des paysans noirs.

La situation coloniale alimente inévitablement la haine des travailleurs noirs contre les privilèges des Blancs. Mais ce sentiment peut être lié à la haine contre les privilèges tout court. Le rôle des révolutionnaires est d'exprimer de façon consciente ce que les travailleurs, les paysans pauvres ressentent plus ou moins clairement eux- mêmes, c'est de faire du sentiment d'oppression raciale un levier pour accroître la conscience de classe des travailleurs. Parmi les Noirs, il y a des riches et des pauvres, des bourgeois, des notables et des ouvriers, des paysans pauvres. Déjà sous le colonialisme, les uns sont plus colonisés que les autres. Il ne faut pas que les travailleurs tirent les marrons du feu pour les autres.

Combattre le pouvoir colonial, le pouvoir blanc ? Oui, de toutes nos forces. Mais il ne faut pas que les travailleurs laissent les Noirs riches, les notables, les patrons ou les propriétaires noirs et les politiciens à leur service diriger la lutte contre le pouvoir blanc, car alors l'indépendance qu'ils auront, ce sera une indépendance comme dans le restant des Caraïbes. Postes ministériels et avantages pour les uns. La continuation de la misère pour les autres.

Ce ne seront pas les patrons, même noirs, qui mettront fin au chômage et à l'émigration forcée. Seuls les travailleurs, en prenant les choses en main, en contrôlant l'organisation de la production et du travail peuvent régler ce problème. Chassons les fonctionnaires blancs mais pas pour se mettre à la merci de fonctionnaires noirs aussi méprisants et arrogants, contrôlons nous-mêmes l'administration pour qu'elle soit au service de la population. Dehors les policiers blancs, les képis rouges, mais pas pour être soumis à une police noire toute puissante et incontrôlée. Tel est le langage que les révolutionnaires peuvent tenir.

Une telle propagande a d'autant plus de chances d'être comprise des masses qu'elle s'appuierait à la fois sur leur haine du pouvoir blanc et sur leur aspiration à une réelle libération.

La lutte pour la prise du pouvoir par les travailleurs au travers de la lutte contre le pouvoir colonial a un départ et un avenir.

Le départ, c'est le sentiment d'oppression raciale commun, susceptible d'unifier des couches diverses de la société antillaise, et les amener ensemble à la lutte, mais qui tend en même temps à lier les travailleurs à leur bourgeoisie.

L'avenir, c'est la prise du pouvoir par la classe ouvrière de la Guadeloupe et de la Martinique. Le pont indispensable entre les deux, c'est l'organisation indépendante de la classe ouvrière, qui seule peut être le moyen concret pour les travailleurs de faire prévaloir leurs intérêts et d'imposer leur volonté lorsque les autres couches sociales tenteront de détourner le combat des travailleurs au service d'intérêts qui ne sont pas les leurs.

Partir de la volonté de lutte des masses ouvrières contre le pouvoir blanc, pour les amener à se donner une organisation indépendante, voilà la première tâche indispensable d'une organisation révolutionnaire prolétarienne aux Antilles. Les révolutionnaires auraient, par la suite, à trouver à chaque étape concrète, des objectifs précis permettant à la classe ouvrière de renforcer son organisation propre et sa conscience de classe. Des objectifs dont l'accomplissement renforce l'ensemble du mouvement d'émancipation face au pouvoir colonial ; et qui, en même temps, renforce au sein de ce mouvement, la position de la classe ouvrière et de son organisation afin qu'elle en conquière la direction. La guerre d'émancipation anti-coloniale, si elle se développe et s'étend, englobera des forces sociales et politiques diverses, pour certaines opposées, de par leurs intérêts, de par leurs objectifs. Les luttes seront inévitables pour la direction du mouvement. La bourgeoisie nationale a déjà posé sa candidature par l'intermédiaire des organisations, des militants nationalistes. Ces organisations se battront pour que le mouvement reste contrôlé, encadré, afin d'aboutir certes au remplacement du pouvoir colonial par un autre pouvoir, mais par un pouvoir qui serait l'instrument des privilégiés autochtones, face à l'impérialisme et contre leurs travailleurs. La question de l'indépendance politique et organisationnelle de la classe ouvrière dans le cadre du mouvement sera une question déterminante. L'opposition entre les nationalistes et les révolutionnaires socialistes sur cette question, est l'expression politique de l'opposition de classe entre ta bourgeoisie nationale et la classe ouvrière. L'enjeu en est la direction du mouvement.

Tout en s'appuyant sur le sentiment d'oppression raciale ressenti par de larges masses, tout en épousant sans condition la cause du combat pour la fin du pouvoir blanc, les révolutionnaires prolétariens se distingueraient d'autres forces hostiles au pouvoir colonial dans trois ordres de choses, intimement liés.

En affirmant la nécessité de combattre le pouvoir et les privilèges des Blancs, jamais les révolutionnaires prolétariens n'en tireraient la déduction que tous les Noirs ont le même intérêt. Au contraire, ils lutteraient contre tous ceux qui prétendent que (ne fût-ce que pour une étape, pour la durée du combat), la lutte pour l'indépendance nationale supprime ou met à l'arrière-plan les oppositions de classe entre Noirs. Ceux qui prétendent cela voudraient subordonner les travailleurs et les paysans pauvres à la petite bourgeoisie nationaliste, et en faire de la chair à canon pour la cause de la création d'un État bourgeois autochtone.

De façon complémentaire, et parce qu'il n'y a pas de politique indépendante possible pour les travailleurs sans organisation indépendante, les révolutionnaires devraient œuvrer à ce que les travailleurs se donnent une organisation indépendante et qu'ils postulent à la direction du combat contre le pouvoir colonial.

Enfin, parmi les méthodes de combat, les révolutionnaires mettraient en avant celles qui permettent aux plus larges masses de s'y associer de façon consciente et autonome. Les méthodes de combat sont liées aux perspectives. Les révolutionnaires militent pour la prise et l'exercice démocratique du pouvoir par les travailleurs et par les paysans pauvres. Ils misent sur la conscience des travailleurs, sur leur participation consciente, active et large à la lutte contre le pouvoir. C'est seulement au travers d'une telle lutte consciente, active et large que la classe ouvrière pourrait accéder à la conscience de prendre et d'exercer le pouvoir elle-même.

Une organisation révolutionnaire arrivant au pouvoir autrement, par l'action terroriste d'une armée clandestine par exemple, à supposer que cela réussisse, n'y arriverait pas en tant que représentant du pouvoir ouvrier quelle que soit son intention de départ. Elle aurait seulement créé un autre pouvoir d'oppression.

Ajoutons enfin que l'indépendance politique et organisationnelle des travailleurs ne signifie absolument pas une volonté d'isolement. L'unité large de toutes les couches de la société contre le pouvoir colonial est une des conditions du succès. Les travailleurs révolutionnaires ne peuvent pas être hostiles à cette unité, bien au contraire, ils doivent en être les partisans affirmés. Ce à quoi ils sont hostiles, c'est qu'au nom de cette unité, on subordonne les pauvres aux riches, les travailleurs aux notables.

L'existence d'une organisation indépendante n'empêche évidemment pas l'unité d'action avec les autres organisations hostiles au pouvoir colonial chaque fois que les nécessités du combat

l'exigent. Et par ailleurs, les travailleurs révolutionnaires s'adresseraient en leur nom propre, au nom des travailleurs, à tous ceux qui, issus d'autres couches de la société, sont choqués, révoltés par la domination coloniale, à la petite bourgeoisie, aux intellectuels, aux étudiants bien sûr, mais aussi, pourquoi pas, aux notables et aux possédants des Antilles. Ils ont leur place dans le combat s'ils mettent leur dignité d'homme avant leur porte-monnaie et leurs privilèges. S'ils acceptent de lutter contre un pouvoir colonial humiliant et raciste, même si cette lutte est dirigée par les pauvres, et si elle est menée, également, contre les privilèges.

EN CONCLUSION

La révolte contre le pouvoir et les privilèges des Blancs peut être le point de départ de la révolution prolétarienne aux Antilles.

Prolétarienne, la révolution contre le pouvoir colonial ne le deviendra pas parce que les travailleurs qui y participeront, le feront au nom du socialisme. Elle ne le deviendra pas non plus par l'exclusion du mouvement des autres classes sociales révoltées par le pouvoir colonial.

Elle pourra le devenir si, au cours de la lutte contre le pouvoir des Blancs, les travailleurs acquièrent la conscience de la nécessité d'avoir une politique propre et se donnent des organisations autonomes de classe. Elle pourra le devenir si la lutte contre le pouvoir colonial établi prend un caractère large, si, au travers d'organismes d'autodéfense, de comités destinés à combattre tel ou tel aspect du pouvoir colonial, de larges masses ouvrières instaurent de fait, leur propre pouvoir, et prennent conscience que ce pouvoir peut remplacer celui de l'impérialisme français.

Elle pourra le devenir si en assumant le combat contre le pouvoir colonial, la classe ouvrière parvient à cristalliser autour d'elle la volonté de lutte contre l'oppression raciale dans les autres couches de la société.

La lutte contre l'oppression coloniale peut se transformer aux Antilles en révolution prolétarienne si la classe ouvrière devient, pour paraphraser Trotsky parlant de la révolution russe, "Le représentant révolutionnaire de la nation, le dirigeant reconnu de la nation" contre l'impérialisme français.

Un soulèvement populaire, même si au départ il met les masses en mouvement sur la seule question des privilèges des Blancs, ouvre cette perspective-là. Mais cette perspective n'a une chance de devenir une réalité que si dès l'amorce du mouvement, les révolutionnaires socialistes parviennent à conquérir une audience parmi les travailleurs et les pauvres au nom d'une politique indépendante pour la classe ouvrière. Et cela, avant que les puissantes pressions en faveur de l'unité d'un mouvement déjà en marche, que les nationalistes canaliseront s'ils le peuvent à leur profit, fondent les travailleurs dans un ensemble unique, dans un front représentant les intérêts de la bourgeoisie nationale. Car après, cela risque d'être trop tard.

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