Grande-Bretagne : grève des mineurs et corporatisme syndical01/05/19841984Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/1984/05/112.jpg.484x700_q85_box-27%2C0%2C2451%2C3504_crop_detail.jpg

Grande-Bretagne : grève des mineurs et corporatisme syndical

En déclenchant une grève illimitée au début du mois de mars, les mineurs britanniques ont mis fin à quatre années de relative paix sociale au cours desquelles la classe ouvrière britannique n'avait offert qu'une résistance dispersée à la politique d'austérité du gouvernement Thatcher. Et, deux mois et demi après le début du mouvement, les 140 000 grévistes défient toujours la fameuse relance dont les conservateurs se montrent si fiers, et maintiennent leur refus des suppressions d'emploi que le gouvernement prétend leur imposer.

Car cette relance britannique qu'on nous donne volontiers en exemple a aussi ce visage. A en croire le tableau qu'en dressait Thatcher le 12 mai devant le congrès du parti conservateur écossais, la situation serait vraiment idyllique : « L'inflation diminue, la production augmente, la productivité bat tous les records. Tout cela ensemble donne une hausse du niveau de vie, et une augmentation des profits destinés à l'investissement ». Et le CBI, le CNPF britannique, de surenchérir en se félicitant de ce que la production industrielle pourrait dès demain augmenter de 15 % sans qu'il soit besoin d'embaucher un seul travailleur. Bref, l'industrie britannique est prête à profiter dans les meilleures conditions d'une éventuelle reprise qui pourrait se manifester sur le marché mondial.

Alors, idyllique, oui, la situation l'est certainement pour le patronat britannique, au moins dans les limites des contraintes extérieures imposées par la crise mondiale. Mais pas pour la classe ouvrière britannique. Car c'est elle qui a payé et continue de payer la facture de cette idylle.

 

Le prix de la crise pour la classe ouvrière britannique

 

En Grande-Bretagne, la crise a touché la classe ouvrière plus tôt et plus vite que dans la plupart des pays d'Europe. Mais, à cette différence près, les effets de la crise y sont bien les mêmes qu'en France par exemple.

Les statistiques officielles indiquent aujourd'hui 3,2 millions de chômeurs, contre 2,3 en France, pour une population active à peine inférieure. Cela signifie que 13,8 % de la population active est au chômage. A quoi il faut ajouter qu'il existe près d'un million de chômeurs qui ne sont pas recensés comme tels pour différentes raisons, et qu'un salarié sur cinq occupe en fait un emploi à temps partiel.

C'est entre,1979 et 1981 que s'est produite la plus grosse partie de l'aggravation du chômage. Elle s'est traduite de façon différente suivant les régions, touchant plus brutalement des régions industrielles anciennes comme le Pays de Galles, l'Écosse et le vieux complexe industriel du centre-nord du pays.

Les jeunes, mais aussi les moins jeunes, ont dû quitter ces régions pour aller vers le sud du pays à la recherche d'un emploi. Cela n'a fait que déplacer le problème, et les illusions sur la possibilité de trouver un emploi ailleurs n'ont pas tardé à tomber, en particulier chez les jeunes qui constituent près de 40 % des chômeurs recensés. C'était d'ailleurs ces désillusions qui s'étaient déjà exprimées en 1981 dans la violence des émeutes qui avaient touché les quartiers pauvres des grandes villes britanniques.

Quant à la politique du gouvernement conservateur elle ne diffère en rien de celle de Mitterrand : subventions au patronat, diminutions de ressources pour les chômeurs et les retraités, diminutions des prestations sociales (qui jouent un rôle bien plus important en Grande-Bretagne qu'en France, compensant en particulier le bas niveau des salaires), réductions brutales dans tous les budgets sociaux.

L'industrie nationalisée, très importante en Grande-Bretagne, a servi de secteur test pour l'ensemble du patronat, que ce soit sur le plan des mesures de licenciement, de modernisation, ou d'augmentation de la productivité. C'est ainsi que maintenant, dans l'automobile britannique, la palme de la productivité n'est plus détenue par Ford ou Général Motors, mais par les usines du groupe automobile nationalisé British Leyland.

Dans les usines, les effectifs ont été réduits massivement et les cadences ont augmenté. Le patronat a mis fin en grande partie au système d'organisation du travail qui donnait aux syndicats un contrôle effectif sur la qualification, et donc le salaire versé, pour chaque tâche. On a fait la chasse aux temps morts et, dans l'automobile par exemple, les pauses que les travailleurs avaient imposées il y a des années, ont été supprimées. Enfin les primes de productivité, individuelles ou collectives, qui avaient commencé à réapparaître sous les gouvernements travaillistes d'avant 1979, ont été systématisées. Et si, aujourd'hui, après plusieurs années de blocage bien en-dessous du niveau de la hausse des prix, les salaires retrouvent un niveau un peu plus élevé dans certains secteurs, c'est uniquement par le jeu des primes de productivité et de l'augmentation du nombre des heures supplémentaires.

Cette aggravation des conditions de vie de la classe ouvrière n'a pas été sans heurts, ni sans révoltes parfois violentes de la part des travailleurs, mais les luttes dispersées qui se sont déroulées n'ont réussi qu'à reculer les échéances sans les annuler. Les travailleurs qui avaient un emploi s'y sont cramponnés, surtout dans la grande industrie. Et souvent le poids du chômage et le chantage à la faillite ont été les plus forts. Et ce, d'autant plus que le patronat a trouvé dans les appareils syndicaux des partenaires qui ont non seulement renoncé à mener la lutte contre les mesures d'austérité mais qui, de plus, se sont empressés de négocier les modalités de leur mise en application.

Dans ce contexte, la grève des mineurs revêt une signification toute particulière. Ne serait-ce que parce que c'est le premier mouvement national contre l'austérité d'une telle importance depuis l'échec de la grève des sidérurgistes au début de l'année 1980.

 

Le syndicat des mineurs : le prestige d'un passé militant

 

Arthur Scargill, le président du NUM, le syndicat des mineurs, a une place un peu à part dans le mouvement ouvrier anglais. Et certains groupes politiques, en particulier dans l'extrême gauche révolutionnaire, lui ont fabriqué l'image d'un leader incarnant une autre politique que la politique réformiste traditionnelle des syndicats. Nous allons voir ce qu'il en est.

Rappelons tout d'abord qu'il existe en Grande-Bretagne des liens particuliers entre les syndicats et le parti travailliste. En effet, outre les adhérents individuels, un grand nombre d'associations adhèrent en tant que telles au parti travailliste. C'est le cas d'associations coopératives ou culturelles, de ligues sportives, et c'est aussi le cas de la plupart des syndicats. De ce fait, l'essentiel des dirigeants syndicaux appartiennent de fait à l'appareil travailliste, où ils ont d'ailleurs un poids considérable, et leurs syndiqués sont automatiquement membres du parti.

Le parti travailliste lui-même est un grand parti social-démocrate où coexistent un grand nombre de courants. La « gauche travailliste », son aile gauche, regroupe quantité de tendances et d'individus parmi lesquels on retrouve aussi bien des personnalités réformistes bon teint que la plupart des groupes de l'extrême gauche britannique.

Dans les syndicats, la gauche travailliste est associée au parti communiste au sein de la gauche syndicale qui exerce une certaine influence sur une fraction de l'appareil. En règle générale, la gauche syndicale joue essentiellement le rôle de machine électorale dans les nombreuses élections aux divers postes de responsabilité de l'appareil, où elle apporte son soutien à des bureaucrates qu'il est parfois bien difficile de reconnaître de leurs adversaires une fois qu'ils sont élus.

Depuis 1981, la gauche syndicale a pris le contrôle des instances dirigeantes du NUM. Celui-ci exerce un monopole de droit parmi les ouvriers des mines où, par un accord dit de « closed shop », tout nouvel embauché est automatiquement affilié au NUM.

Le NUM a gardé une certaine trace des traditions de lutte et des traditions politiques des mineurs. Traditions politiques que reflète le fait que, par exemple, les mines d'Écosse et du Pays de Galles sont restées des bastions du parti communiste malgré la forte baisse de ses effectifs depuis la guerre.

Son président, Arthur Scargill - Arthur-le-Rouge comme le surnomme la presse de droite - s'est fait connaître au cours de la grande grève des mineurs de 1972. Scargill était alors mineur de fond dans un puits de Barnsley dans le Yorkshire. A la tête d'un groupe de jeunes mineurs combatifs, il avait formé un comité de grève pour pallier la mollesse des dirigeants régionaux du NUM de l'époque. L'influence de ce comité s'était rapidement étendue à toute la région, organisant des piquets de grève massifs devant les dépôts de charbon, imposant la fermeture de ces dépôts par la seule force du nombre et, finalement, contraignant le gouvernement conservateur de Heath à céder.

L'année suivante Scargill était élu président régional du NUM dans le Yorkshire, balayant les dirigeants droitiers de la grève. Et, dès 1975, il était devenu le candidat officiel de la gauche à la présidence du NUM, un candidat qui incarnait l'expérience d'une grève victorieuse et qui, de plus, affichait des convictions radicales jusque dans sa plate-forme électorale où il écrivait par exemple : « La société capitaliste appartient aux poubelles de l'histoire. L'idéal de la société socialiste appartient à la jeunesse d'aujourd'hui et à l'avenir ».

De ce passé, Scargill a gardé dans la classe ouvrière un prestige personnel qui n'a sans doute pas d'équivalent à l'heure actuelle dans le reste du mouvement syndical : celui d'un dirigeant combatif, proche des ouvriers et qui ne mâche pas ses mots face aux appareils. Un prestige dont jouissent d'ailleurs aussi, bien que dans une moindre mesure, certains membres de son équipe comme les dirigeants communistes écossais Mick McGahey et George Bolton, ou le leader gallois Emlyn Williams.

Mais si Scargill et les autres dirigeants du NUM ont incontestablement gardé un langage radical, en revanche leur attitude vis-à-vis des travailleurs et surtout vis-à-vis des appareils syndicaux a bien changé depuis qu'ils y sont intégrés. Ils sont loin des contestataires de la grève de 1972. Et toute leur politique depuis le début de la grève des mineurs de cette année témoigne en fait de leur respect vis-à-vis des appareils et de leur méfiance vis-à-vis des travailleurs.

 

Une grève que personne n'a voulue sauf... les mineurs

 

Depuis le début de la grève, la presse de droite anglaise s'est efforcée d'accréditer l'idée que ce mouvement ne serait qu'une espèce de coup de force que Scargill aurait imposé aux mineurs.

Outre le côté parfaitement absurde d'une telle affirmation, alors que 140 000 mineurs ont maintenant derrière eux deux mois et demi de grève, les choses se sont en fait passées exactement à l'inverse.

Lorsque la grève a éclaté, dans les premiers jours de mars, elle est partie d'un petit nombre de puits du Yorkshire dont les Charbonnages venaient d'annoncer la fermeture alors que personne ne s'y attendait. Spontanément, les mineurs des puits concernés se sont adressés à ceux des puits voisins, si bien qu'en l'espace d'une journée, 29 000 mineurs se sont retrouvés en grève. Tout naturellement, les grévistes ont alors décidé d'organiser des piquets de grève volants pour aller mettre en grève les autres bassins, dont bon nombre étaient eux aussi touchés par les menaces de fermeture.

Face à ce mouvement largement spontané, la réaction des responsables du NUM a été unanime de la droite à la gauche du syndicat, Scargill compris : tous prétendaient limiter le mouvement au seul bassin du Yorkshire d'où il était parti.

Et c'est finalement une fois qu'ils ont été placés devant le fait accompli, alors qu'il n'était plus possible de rappeler les piquets de grève et que déjà le mouvement s'étendait, gagnant l'Écosse, le Pays de Galles et le Kent, que Scargill et la direction du NUM ont fait le choix de prendre le mouvement en marche et d'en assumer la direction face aux travailleurs.

En revanche, les dirigeants nationaux du TUC et, d'une. façon générale, toute la droite du mouvement syndical et travailliste, ont gardé la même attitude hostile vis-à-vis des grévistes et n'en ont pratiquement pas changé en deux mois et demi de grève.

Certains, comme Eric Hammond, le président du syndicat des électriciens, ont purement et simplement condamné la grève. Hammond, dont le syndicat est majoritaire dans les centrales thermiques, a été jusqu'à appeler ouvertement ses adhérents à franchir les piquets de grève des mineurs. Il faut dire qu'en Grande-Bretagne, dans la plupart des grandes grèves, il est de tradition que les grévistes mettent en place des piquets de grève devant les sociétés qui sont des clients ou des fournisseurs de leur patron, et que tout ouvrier syndiqué se doit de refuser de franchir un tel piquet de grève. D'où la consigne de Hammond contre les piquets de grève mis en place par les mineurs devant un grand nombre de centrales thermiques dont ils cherchent à paralyser le fonctionnement.

D'autres dirigeants ont adopté une attitude plus nuancée, reconnaissant le bien-fondé des revendications des grévistes, tout en multipliant les critiques sur la conduite de la grève elle-même. Ainsi, Len Murray, le président du TUC, n'est intervenu publiquement sur la grève que pour apporter de l'eau au moulin de la propagande de la droite en souhaitant hypocritement que la grève puisse être conduite de façon « plus démocratique », ou pour prononcer une condamnation implicite de l'action des piquets de grève des mineurs en rappelant que « le TUC a toujours été hostile par principe au fait de recourir à des moyens d'action illégaux ».

Il faut dire que l'attitude et les silences de Len Murray ne sont que l'illustration de la politique dite de « réalisme » dont il est le promoteur depuis la fin 1983, et qui peut être résumée par cette phrase extraite d'un manifeste publié pour la circonstance intitulé La stratégie du TUC : « Les grèves ne font pas seulement du mal aux affaires et à la communauté, elles font aussi du mal aux travailleurs qui les mènent (...) Pour arriver à obtenir des changements dans la condition ouvrière par la négociation collective, il faut trouver des compromis qui reflètent à la fois les objectifs syndicaux et ceux des employeurs ». Tout un programme !

Quant au leader du parti travailliste Neil Kinnock, il ne s'est guère montré plus loquace que son collègue du TUC si ce n'est, par exemple, pour renvoyer dos à dos policiers et piquets de grève en dénonçant « toutes les violences d'où qu'elles viennent » de la tribune des Communes.

Et il a fallu attendre la huitième semaine de grève pour que, à l'occasion d'une réunion électorale dans une élection partielle au Pays de Galles, il finisse par dire publiquement que le gouvernement devrait renoncer aux suppressions d'emploi dans les mines. Mais inutile de chercher dans ses propos de quoi encourager les grévistes : selon lui le gouvernement Thatcher devrait « se libérer de la pression des pays du Moyen-Orient où la présence de Khadafi et la guerre Irak-Iran constituent un danger pour la Grande-Bretagne ». Il faut dire que c'était au lendemain de la fusillade devant l'ambassade de Libye à Londres : Kinnock n'a pas voulu rater une telle occasion de se montrer plus anti-khadafiste que Thatcher !

 

Où mène le respect de la légalité syndicale

 

Dans les premiers jours de la grève, tous les grévistes s'attendaient à ce que Scargill lance à l'ensemble des mineurs un mot d'ordre de grève nationale sous une forme ou une autre. Mais il n'en a rien été. Les dirigeants du NUM se sont contentés de laisser la grève s'étendre par l'action des piquets de grève, sans lancer de mot d'ordre général.

Pour justifier ce refus, Scargill s'est réfugié derrière la charte du syndicat qui stipule qu'un tel mot d'ordre ne peut être lancé par la direction avant qu'une majorité de 55 % au moins se soit prononcée pour la grève dans un référendum national à bulletins secrets. Mais il n'a pas pour autant organisé le vote. Du coup, le gouvernement, la droite et les syndicalistes hostiles au mouvement, se sont emparés de cette contradiction et en ont fait leur principal argument pour dénoncer la « dictature de Scargill ».

Pourquoi Scargill n'a-t-il pas organisé ce vote ? En fait il ne l'a jamais dit. Mais sans doute a-t-il senti qu'en cas de vote négatif, les mineurs du Yorkshire n'auraient pas accepté de se plier à la discipline du vote et de reprendre le travail, et qu'il aurait eu alors à choisir entre son prestige parmi les mineurs et son autorité sur l'appareil syndical.

Quoi qu'il en soit, en ne faisant rien, ni dans un sens ni dans l'autre, Scargill a laissé s'installer une situation ambiguë dont les responsables régionaux des bassins dominés par la droite ont pu pleinement tirer parti pour décourager les mineurs qui voulaient rejoindre le mouvement.

Dans bon nombre de bassins, ce sont les mineurs eux-mêmes qui ont réglé le problème en répondant présents à l'appel des piquets volants venus des bassins en grève. Mais pas partout. Et en particulier pas dans le Nottinghamshire, le deuxième bassin minier du pays par la production, qui est un bastion traditionnel de la droite du NUM.

Et lorsque le 20 avril - à la fin de la septième semaine de grève ! - Scargill a enfin trouvé un moyen statutaire d'appeler à la grève nationale sans faire de vote, en faisant modifier la charte syndicale par une assemblée générale de délégués de tous les puits du pays, le Nottinghamshire n'a pas répondu à l'appel, même après que les dirigeants régionaux se soient pliés à la discipline en reprenant le mot d'ordre à leur compte.

Dans bien des puits, ce sont les responsables syndicaux locaux qui se sont rebellés contre ce qu'ils ont considéré comme une manoeuvre après avoir défendu pendant sept semaines auprès des mineurs, comme l'exigeaient les responsables régionaux, l'idée qu'on ne pouvait pas faire grève sans un référendum national, ce tournant à 180 degrés leur a paru inacceptable.

Quant aux mineurs qui voulaient depuis le début se joindre au mouvement, beaucoup s'étaient épuisés en affrontements verbaux au cours de ces sept semaines. Et au bout du compte, seulement un tiers des mineurs du Nottinghamshire ont rejoint le mouvement, et la majorité des puits du bassin ont continué à tourner bien qu'avec une production réduite de 40 %.

Du coup, l'objectif initialement fixé par la direction du NUM - « geler » le charbon dans tout le pays - est devenu beaucoup plus difficile à atteindre.

Au cours des dernières semaines, la direction du NUM a organisé de multiples démonstrations de force dans le Nottinghamshire en prétendant que c'était le meilleur moyen de décider les non-grévistes à se joindre au mouvement. Mais Scargill sait bien que, maintenant, sauf événements nouveaux, les positions se sont trop durcies pour changer, et qu'il y a bien peu de chances qu'il arrive à ses fins.

A force de respecter la « légalité » de l'appareil au lieu de s'appuyer sur la volonté des mineurs de se battre, il prend maintenant le risque de susciter la démoralisation parmi les grévistes eux-mêmes.

 

L'impasse du corporatisme

 

D'ailleurs, fixer aux mineurs comme unique objectif le « gel » du charbon dans tout le pays, conduit par avance à l'impasse.

Scargill est pourtant bien placé pour savoir, par exemple, que ce n'est pas le « gel » du charbon qui a permis la victoire des mineurs lors d'une précédente grève en 1972.

Bien sûr, en 1972, les piquets de grève massifs des mineurs avaient été essentiels pour bloquer les déplacements de charbon. Mais ils n'auraient pas été suffisants à la fin du conflit, lorsqu'il ne restait plus qu'un seul grand dépôt de charbon en activité, celui de Saltley à Birmingham, devant lequel chaque jour la police opposait à des piquets de plus en plus nombreux, des forces toujours suffisantes pour permettre aux chargements de charbon de sortir du dépôt. Si rien de nouveau ne s'était produit à ce point du conflit, le face-à-face entre la police et les mineurs aurait pu durer encore longtemps.

En fait, ce ne furent pas les mineurs qui emportèrent la décision, mais les métallos en répondant à l'appel à la grève de solidarité que leur avaient lancé les mineurs : dans tout le pays, des dizaines de milliers d'ouvriers se mirent en grève, et dix mille d'entre eux se retrouvèrent à Birmingham pour prêter main-forte aux mineurs. Devant l'ampleur de la solidarité ouvrière, le gouvernement mit alors moins de cinq jours pour céder !

C'est dire que, même en 1972, alors qu'il n'y avait ni la crise, ni le poids du chômage, et que les mineurs se battaient non pour garder leur emploi mais pour imposer des salaires et des conditions de vie décents, ils avaient eu besoin de l'aide active du reste de la classe ouvrière pour emporter leur victoire !

Alors, a fortiori, dire aujourd'hui aux mineurs qu'ils doivent rester entre eux, et défendre leurs revendications de mineurs avec leurs seules armes de mineurs, c'est leur enlever leur arme principale : la capacité d'entraîner dans la lutte la classe ouvrière britannique.

Bien sûr, Scargill est bien plus nuancé. Il disait par exemple, au début mai : « Le moment est venu de dire aux autres syndicats : oui nous voulons votre aide, mais pas seulement une aide financière (...) Nous sommes en droit de leur dire rejoignez-nous, mettez-vous en lutte avec nous ».

Mais ce faisant, c'est une fois de plus aux syndicats, c'est-à-dire aux appareils, que Scargill s'est adressé. A ces mêmes appareils qui, en deux mois de grève, n'ont su faire au mieux que voter des motions de soutien aux grévistes ou verser une obole dans la caisse de grève.

Et c'est d'autant plus illusoire que Scargill a pu lui-même constater que ses propres amis de la gauche syndicale n'étaient eux-mêmes pas prêts à grand-chose pour soutenir les mineurs. Cela a été particulièrement visible lors de la journée d'action de solidarité organisée le 9 mai par le TUC d'Écosse dans lequel, précisément, la gauche syndicale est majoritaire. Car s'il y a eu effectivement des dizaines de milliers de grévistes en Écosse ce jour-là, et dans pratiquement tous les secteurs d'activité, ce n'est certes pas grâce à la gauche syndicale : en même temps qu'il avait décidé d'organiser cette journée, le TUC d'Écosse avait en effet décidé de ne donner aucune consigne de grève !

Et pourtant, si les mineurs sont toujours seuls à se battre aujourd'hui, ce n'est pas faute d'avoir des revendications communes avec d'autres travailleurs. Depuis que la grève des mineurs a commencé, le gouvernement Thatcher a annoncé 14 500 suppressions d'emploi dans les deux ans chez les cheminots, 15 000 dans la sidérurgie, plus de 10 000 dans les chantiers navals, plusieurs milliers d'autres dans les hôpitaux et dans les docks ! Et puis, la deuxième revendication des mineurs n'est-elle pas leur refus d'une année d'austérité supplémentaire pour les salaires ? Tout comme 500 000 fonctionnaires et 235 000 enseignants qui sont déjà engagés dans des grèves tournantes, tout comme aussi les 160 000 cheminots que leur syndicat (lui aussi dirigé parla gauche) a appelés à une grève des heures supplémentaires, mais seulement à partir du 30 mai...

Or, vis-à-vis de tous ces travailleurs, la politique de Scargill est simple : il faut en passer par où les appareils syndicaux veulent en passer. On le voit de façon particulièrement brutale avec la sidérurgie.

Depuis l'annonce du plan de suppressions de postes dans ce secteur, on sait que deux aciéries seront fermées : Ravencraig en Écosse, et Llanwern au Pays de Galles. Du coup le gouvernement a eu le cynisme d'accuser les mineurs qui bloquent le charbon destiné à ces aciéries de les condamner à être fermées plus tôt que prévu. Et ces aciéries sont devenues dans les médias une sorte d'enjeu et une machine de guerre contre les mineurs.

Reprenant à son compte l'argument du gouvernement, Bill Sirs, le président du cartel syndical des sidérurgistes, a donné la consigne à ses syndiqués de franchir les piquets de grève. Il a même réussi le tour de force d'aider les médias à présenter les milliers de policiers qui quadrillent le voisinage de ces aciéries comme les meilleurs défenseurs de l'emploi des sidérurgistes !

Et qu'ont fait les dirigeants du NUM ? Ils ont organisé des réunions avec Bill Sirs pour tenter de trouver un accord sur la quantité de charbon qu'il veut voir entrer dans les aciéries.

Les dirigeants du NUM avaient pourtant la possibilité de faire un autre choix. Ils auraient pu s'appuyer sur les traditions de solidarité que représentent les piquets de grève dans la classe ouvrière, ils auraient pu utiliser ces traditions pour briser les frontières du corporatisme et s'adresser aux sidérurgistes en les invitant à se battre avec les mineurs contre les fermetures d'aciéries.

En choisissant une fois de plus de traiter avec l'appareil syndical, Scargill n'a fait que renforcer les divisions que le corporatisme des appareils crée entre les travailleurs. Il n'a réussi qu'à faire passer les mineurs qui se font tabasser depuis des semaines par la police devant les grilles des deux aciéries, pour des agresseurs et des fauteurs de chômage ! Et en prime il a sans doute contribué à renforcer le courant anti-gréviste que le souvenir de l'échec de la grève de 1980 et la peur du chômage suscitent chez les sidérurgistes.

Avec une telle politique, tous les appels à la solidarité que Scargill peut lancer de la tribune ne sont que des phrases creuses qui ne peuvent que créer illusions et démoralisation parmi les grévistes.

 

La gauche ravale la façade travailliste

 

Depuis le début de cette grève, Scargill et les dirigeants du NUM ont fait figure d'opposants à la politique du parti travailliste. Toute l'extrême gauche britannique insiste d'ailleurs sur cet aspect des choses et en tire argument pour présenter Scargill comme le représentant d'une autre politique, plus radicale que celle des dirigeants travaillistes.

Mais même si Scargill a un autre panache que les autres dirigeants syndicaux, même s'il a un langage plus radical, même s'il n'a pas eu peur de prendre la tête d'une grève qu'il n'avait pas lancée, là où tant d'autres auraient usé de toutes les ressources de l'appareil pour briser le mouvement, il n'y a en fait pas d'opposition de fond entre lui et le parti travailliste. Car au bout du compte, c'est quand même le parti travailliste qui est le grand bénéficiaire de la politique qu'il a menée dans la grève.

C'est un parti qui a démontré à maintes reprises qu'il était capable de s'adapter à bien des situations, qu'il savait se laisser déborder sur sa gauche juste ce qu'il fallait pour pouvoir ensuite en profiter et cela sans jamais perdre le contrôle de la situation. Après tout, on a même vu le parti travailliste revenir au pouvoir en 1974 sur les épaules d'une grève des mineurs à laquelle il s'était opposé, et renvoyer illico les grévistes à leurs puits en ne leur donnant qu'en partie satisfaction !

Tant qu'il est dans l'opposition, le parti travailliste peut se permettre d'avoir plusieurs fers au feu.

D'un côté, il sait se montrer responsable, digne de gouverner dans une situation de crise où ni la bourgeoisie, ni toute une partie de l'électorat, ne sont prêts à tolérer la moindre faiblesse à l'égard de la classe ouvrière de la part d'un parti qui pose sa candidature au pouvoir. Là-dessus d'ailleurs, Kinnock sait bien que Thatcher saurait tirer profit du moindre faux pas de sa part.

Mais d'un autre côté, il peut aussi compter sur la grève des mineurs pour redorer un blason bien terni auprès de la classe ouvrière et redonner une crédibilité à la perspective d'un nouveau gouvernement travailliste. Car, quoi qu'il arrive, et aussi radical que soit le langage que tiennent les leaders de la gauche, les dirigeants travaillistes savent bien qu'ils n'ont pas d'autre perspective à proposer à la classe ouvrière que celle d'un retour des travaillistes au pouvoir.

Car, par exemple, lorsque Revolution, organe des jeunesses travaillistes où la gauche est majoritaire, écrit dans son éditorial d'avril que « le but principal des conservateurs a été de briser les forces organisées de la classe ouvrière (...) car ils veulent être sûrs que le mouvement ouvrier n'ait même plus la capacité de résister aux prochains massacres sur l'emploi, les salaires et les services publics » , ou encore lorsque Labour Briefing, un autre organe de la gauche travailliste, titre « Halte à la fascisation de l'État », où cela les conduit-il ? Sinon à dire que dans une situation aussi noire il n'y a rien à faire sauf de « chasser les conservateurs », c'est-à-dire de bien voter aux prochaines élections...

Scargill lui-même l'a dit tout à fait ouvertement le 14 mai en déclarant devant 15 000 mineurs que leur grève « allait paver la voie vers des élections anticipées et le retour du gouvernement travailliste » .

C'est ainsi que la politique de la gauche travailliste ne sert en fin de compte qu'à redorer le blason du parti travailliste et à hâter son retour au pouvoir.

Mais une fois qu'il y sera, le parti travailliste aura vis-à-vis de la classe ouvrière la même politique qu'il a toujours eue dans le passé, en fait la même politique que le gouvernement Thatcher. Comme lui, il réprimera les mouvements sociaux. Et dans le passé on a vu que, dans de telles circonstances, la gauche sait se montrer bien plus modérée envers un gouvernement travailliste qu'elle ne l'est aujourd'hui envers les conservateurs.

Et puis au sein même de la gauche, il peut aussi se trouver des gens pour essayer de se servir de la grève des mineurs comme d'un moyen de gagner du crédit, une image de marque et finalement... une bonne place dans l'appareil. Tony Benn, le leader de la gauche travailliste, est à coup sûr un spécialiste du genre, lui qui se découvrit en 1971, lors des grèves des chantiers navals de la Clyde, une âme « prolétaire » qu'il conserva... jusqu'au retour au pouvoir des travaillistes en 1974 dont il s'empressa de rejoindre le gouvernement comme secrétaire d'État puis comme ministre. Après l'arrivée au pouvoir de Thatcher, Benn a retrouvé son âme « de gauche » et en moins d'un an il s'était imposé comme chef de file de la gauche travailliste. Et le 14 mai, au grand meeting de Mansfield, c'était lui qui trônait seul sur la tribune aux côtés de Scargill : c'est qu'il préparait son prochain maroquin... grâce à l'aide de Scargill.

 

La façade radicale a cédé la place au réformisme

 

Rien dans les faits ne condamnait la grève des mineurs à rester isolée.

Ils avaient la volonté de se battre, comme le montre le fait qu'au bout de deux mois et demi ils sont toujours 140 000 à continuer la lutte. Ils avaient des dirigeants dont l'influence s'étendait au-delà des mineurs, et qui auraient pu utiliser cette influence pour briser le cadre du corporatisme et pour tenter de faire de la grève des mineurs au moins l'amorce d'une riposte de la classe ouvrière contre l'austérité.

Mais c'est justement dans des » occasions comme celles-ci qu'on peut juger le radicalisme de dirigeants comme Scargill. Car Scargill et les dirigeants du NUM n'ont pas voulu incarner une telle politique. Et même si leur langage a été plus combatif, même s'ils ont été capables d'assumer la direction du mouvement, on ne peut que constater qu'en choisissant de le maintenir dans le cadre étriqué du corporatisme, ils n'ont fait que mener la politique de tous les réformistes.

Parce que même dans un pays comme la Grande-Bretagne, où tous les syndicats sont réunis au sein d'une même centrale et où le taux de syndicalisation est élevé, la politique des appareils est toujours la même : au lieu de tirer leur force de la combativité et de la conscience des travailleurs, ils s'appuient sur leurs préjugés.

Avec 140 000 mineurs en grève, répartis pratiquement dans toutes les régions industrielles du pays, le mouvement pouvait créer un rapport de forces national, devenir un point de cristallisation pour tous les travailleurs mécontents et pour tous ceux qui voulaient se battre. Et pour cela, c'est à ces travailleurs que les mineurs et leurs dirigeants devaient s'adresser, pardessus la tête des appareils syndicaux qui limitent les luttes au cadre corporatiste, et sans craindre de devoir affronter ces appareils le cas échéant.

Avec une telle politique, par leur simple nombre, les mineurs avaient les forces d'attirer à eux des milliers de travailleurs. Au lieu d'en être réduits à essayer désespérément de mettre en grève le Nottinghamshire, ils auraient pu trouver ailleurs, dans le reste de la classe ouvrière, un appui bien supérieur en nombre et en poids à celui que représentent les mineurs d'un seul bassin.

Au lieu de cela la politique de Scargill et de la gauche travailliste a mis la grève sur une voie qui risque d'être celle non seulement de l'échec, mais d'un échec stérile, comme la grève de l'acier en 1980, où les mineurs risquent non seulement de ne rien gagner sur le plan matériel, mais même de ne rien gagner non plus sur le plan moral.

Et si, malgré tout, ce n'est pas le cas, si cette grève ne tourne pas à l'échec stérile. Si les mineurs reprennent le travail, victorieux ou battus, mais la tête haute et fiers de leur lutte. Si de leur mouvement ils retirent le sentiment d'appartenir à une classe-et non pas seulement à la mine- qui a en son sein des forces considérables, et si ces mois de grève réussissent à faire naître parmi eux quelques centaines voire quelques milliers de combattants des luttes de demain, alors ce n'est ni à Scargill ni à leurs dirigeants actuels qu'ils le devront, mais à eux-mêmes et à eux seuls.

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