Gauche ou droite ? De l'affrontement électoral... à la cohabitation gouvernementale01/01/19861986Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/1986/01/120.jpg.484x700_q85_box-59%2C0%2C2329%2C3284_crop_detail.jpg

Gauche ou droite ? De l'affrontement électoral... à la cohabitation gouvernementale

L'enjeu des prochaines élections est clair. Il suffit de lire ou d'écouter n'importe quel commentateur politique comme n'importe quel politicien de droite ou de gauche : ouvertement ou à mi-mot il n'est question que de ce qu'on appelle, à la suite d'un mot de Giscard d'Estaing lui-même, paraît-il, la cohabitation.

Il apparaît, en effet, évident que le Parti Socialiste n'aura pas dans la prochaine Assemblée nationale la majorité absolue qu'il tient depuis cinq ans. Referait-il même son score de 1981, ce qui semble exclu dans les circonstances actuelles, qu'il aurait tout de même beaucoup moins de députés. Ainsi le veut la nouvelle loi électorale qui a remplacé le scrutin majoritaire uninominal par le scrutin proportionnel départemental. Il est tout à fait improbable même que la gauche tout entière, c'est-à-dire le Parti Socialiste plus le Parti Communiste, puisse atteindre cette majorité. De toute façon, le Parti Communiste a choisi depuis juin 1984 l'opposition pour des raisons qui lui sont propres, pour réélargir d'abord sa base électorale. Et ces raisons ont toutes les chances de demeurer après mars 1986.

La prochaine Assemblée nationale aura donc probablement une majorité non seulement d'opposition, mais de droite. Or la constitution actuelle, taillée sur mesure pour le De Gaulle des années soixante, même pas retouchée depuis pour convenir tout de même à des successeurs un peu plus pâlichons, donne certes un rôle essentiel au président de la République. Mais elle suppose que pour le remplir, il puisse s'appuyer sur une majorité à la Chambre, ou en tout cas qu'au sein de celle-là, aucune majorité ne s'oppose systématiquement.

Pour la première fois depuis vingt huit ans, l'éventualité que le système qui a si bien fonctionné jusqu'alors puisse se bloquer, avec un président de gauche et une Assemblée de droite, est là. Ainsi resurgit le spectre de la Quatrième République, celui que la Cinquième gaulliste était justement censée avoir écarté, avec la possibilité d'une crise politique dont la seule cause serait due au fonctionnement des institutions parlementaires et gouvernementales elles-mêmes. Ce que la bourgeoisie française doit trouver particulièrement absurde après plusieurs décennies où tout a baigné dans l'huile de ce point de vue, y compris le passage du pouvoir de la droite à la gauche parfaitement réussi en 1981, et surtout dans un moment où la situation est on ne peut plus calme dans le pays qui n'affronte aucun problème politique ou social susceptible de provoquer une crise.

Certes la contradiction pourrait être résolue soit par la démission immédiate du président, soit par l'engagement de la majorité de droite de ne pas s'opposer à lui et d'accepter même de laisser continuer un éventuel gouvernement de gauche. Quelques-uns à droite ont naguère suggéré que démissionner était tout ce que Mitterrand aurait à faire.

Pourtant le renoncement de Mitterrand sans combat, comme l'acceptation de ne pas aller au gouvernement après une victoire électorale de la part de la droite ne serait pas seulement un suicide politique pour des politiciens qui adopteraient une telle attitude. Et aucun d'eux n'a sans doute envie de briser là sa carrière, pas même le vieillissant Mitterrand. Le système démocratique bourgeois, qu'il soit parlementaire ou présidentiel, ou mi-parlementaire mi-présidentiel, la Cinquième République comme les autres, exige que les vainqueurs électoraux réclament et assument les pouvoirs que les électeurs sont censés leur avoir donnés. Une droite victorieuse des élections législatives et renonçant volontairement à réclamer les postes de ministres pour elle-même, tout comme un président de gauche abandonnant sans y être forcé, serait un coup porté au mythe de la démocratie électorale. Celle-ci exige une opposition formelle entre la droite et la gauche, mais aussi l'apparent respect du choix des électeurs.

Voilà pourquoi aujourd'hui toute la droite, UDF comme RPR et ses principaux leaders, à l'exception de Raymond Barre, non seulement se sont prononcés pour la cohabitation, mais essaient de convaincre qu'elle est parfaitement possible. Au moment où toutes les prévisions leur attribuent un succès électoral, ils doivent assurer l'opinion publique, leurs électeurs mais aussi sans doute la bourgeoisie et leurs bailleurs de fonds, que ce succès ne sera pas la cause d'une crise politique. Oui, ils assumeront le gouvernement, répètent-ils, mais il n'y a aucune raison pour que Mitterrand ne reste pas à son poste. Au fond aujourd'hui il n'y a pas plus chauds partisans du septennat complet de Mitterrand que... Chirac et Giscard.

C'est d'ailleurs justement parce que ceux-là se prononcent pour, que Barre lui, peut se prononcer contre la cohabitation. Il peut le faire parce qu'il est isolé, parce qu'il n'a pas de véritable parti parlementaire autour de lui, contrairement à ses deux rivaux de droite, qu'il n'est pas entouré de députés qui entendent bien et sur le champ profiter d'une éventuelle victoire électorale. Il peut le faire aussi parce que son seul refus, s'il reste à droite un cas à part, n'aurait au fond aucune conséquence sur les possibilités de cette cohabitation.

Ainsi il pourra peaufiner une image de rectitude et de refus du compromis qui, espère-t-il, le placera en avant de ses rivaux Chirac et Giscard pour les présidentielles de 1988. Ce calcul se révélera-t-il payant ? L'histoire, si des événements plus importants ne viennent pas bouleverser toutes ces petites manoeuvres, dira si le meilleur starting-block pour entrer dans la course de 1988 était hors ou dans le gouvernement. Car pour Chirac ou Giscard, être pendant les deux ans qui précèdent l'élection présidentielle, ministre ou même Premier ministre de Mitterrand présente autant de risques de se couler que de chances de se poser au-dessus du lot. Mais quoiqu'il en soit de tous ces calculs, Barre lui-même a dû déclarer que son refus de la cohabitation ne l'amènerait nullement à « jouer les trublions ». Autrement dit, il se sent lui aussi obligé aujourd'hui de donner des assurances que son jeu personnel ne compromettra pas la stabilité du régime. Même s'il ajoute avec son air de gros finaud que « ce sera très intéressant » c'est-à-dire qu'il ne croit pas à la possibilité d'éviter cette crise politique.

A gauche aussi, Mitterrand comme le Parti Socialiste, on se prépare à la cohabitation. Oh, bien sûr, pour le moment, avant les élections, le Parti Socialiste dirige tous ses feux contre la droite. En vue de rassembler le maximum d'électeurs de gauche, et comme il sent bien tout ce qu'il y aurait de délicat à compter pour cela sur le seul bilan de cinq ans de gouvernement, le thème du retour de la droite est même son principal argument. Ne craignant pas le ridicule il a même appelé « au secours » sur tous les murs. Et c'est sans doute vrai que c'est bien le seul argument qui peut remobiliser quand même tous ceux que cinq ans de gouvernement socialiste devraient avoir définitivement dégoûtés de lui accorder leur suffrage. Si l'on en croit les derniers sondages mais aussi les réactions recueillies dans certains milieux ouvriers ou populaires, cela marche un peu et le vieux réflexe électoraliste de « voter contre la droite » va jouer en faveur du Parti Socialiste.

Mitterrand lui-même, en apportant ouvertement son appui à la campagne électorale du Parti Socialiste, va s'efforcer de peser de toutes ses forces pour que le succès de celui-ci soit le plus grand possible, ou du moins sa défaite la moins lourde.

Car si tout le monde est persuadé que la cohabitation, c'est-à-dire Mitterrand président plus une participation de la droite au gouvernement, sera la formule nécessaire après les élections, elle a bien des contenus différents possibles. Si un succès électoral tel que le Parti Socialiste puisse continuer à former un gouvernement homogène semble inespéré, par contre du poids relatif du Parti Socialiste dans la prochaine assemblée dépendra la place qu'il faudra faire à la droite et celui que conservera Mitterrand. C'est ce calcul qui fait que les leaders du Parti Socialiste vont répétant que s'il faisait plus de 30 % des suffrages, ou s'il arrivait en tête de tous les partis, même minoritaire, il faudrait de toute manière, compter avec lui, c'est-à-dire qu'il resterait une part obligée du futur gouvernement. C'est à une hypothèse de ce genre que se prépare ouvertement un Chaban-Delmas par exemple, qui s'est dit prêt à devenir Premier ministre d'un gouvernement qui compterait un mélange de socialistes et d'hommes de droite. Car chacun comprend aussi que malgré le programme commun et le pacte pour gouverner ensemble que viennent de signer le RPR et l'UDF, les réalignements et les véritables alliances se feront après mars en fonction du nouveau paysage parlementaire et non des engagements antérieurs. Et la signature d'un programme commun n'engage certainement pas plus la droite à rester unie... que la gauche.

Ce que sera la cohabitation, c'est-à-dire la place et le poids respectifs de Mitterrand, de Giscard, de Chirac, du Parti Socialiste, de la droite dans le gouvernement dépend donc des résultats au soir du 16 mars prochain. Ce qui est de toute manière assuré, c'est que dans le cadre de cette cohabitation, il va y avoir une jolie empoignade sur la scène ou dans les coulisses, et une belle lutte ouverte ou sourde, entre le président et tous les autres, et entre tous les autres entre eux. Barre peut bien dire d'un air gourmand que ce sera « intéressant ».

Mais ce qui est sûr aussi c'est que tout le monde se prépare à cette cohabitation, la droite comme le Parti Socialiste, de Mitterrand à Hernu qui toujours aux avant-postes, a déjà fait savoir qu'il était prêt à être le ministre des armées d'un gouvernement Chirac.

Et cela n'a rien d'étonnant après les cinq années de gouvernement socialiste. Celui-ci a non seulement géré les affaires du pays en faveur des possédants et au désavantage de la classe ouvrière, mais même montre toujours plus d'empressement à aller au-devant des désirs des capitalistes, comme il a tenu à le prouver encore à la veille des élections en s'efforçant de faire passer la loi sur la flexibilité du temps de travail. On n'a pas manqué de souligner combien il était difficile pour la droite de se distinguer dans son programme de la politique du gouvernement socialiste et comment, par exemple, dans les mesures annoncées en commun par l'UDF et le RPR, la plupart n'étaient que la suite de celles prises par le gouvernement socialiste ou celles qu'il envisageait de prendre lui-même. Quelques dénationalisations, qu'il n'est pas sûr d'ailleurs qu'un gouvernement purement socialiste ne déciderait pas dans une autre situation, ou la suppression de l'impôt sur les grandes fortunes, déjà réduit à bien peu de choses tel qu'il a été introduit depuis 1981, ou encore le scrutin majoritaire uninominal, peuvent au mieux constituer des sujets pour les soi-disant débats électoraux. Ils ne constituent en rien des sujets d'opposition fondamentaux qui empêcheraient de gouverner ensemble.

Bien entendu tous ces calculs et ces jeux des politiciens bourgeois, de la gauche à la droite, ne peuvent se déployer ainsi et prendre cette importance que dans la situation de calme social que nous connaissons. D'une certaine manière, la cohabitation qu'on nous prépare n'est que le reflet de la passivité de la classe ouvrière. Depuis plusieurs années, face à la stagnation économique, qu'elle paie par un chômage accru, une baisse du niveau de vie et une aggravation des conditions de travail, la classe ouvrière n'a riposté par aucune lutte d'envergure. Les grèves, même limitées dans le temps ou par le nombre des travailleurs impliqués, ont été de moins en moins nombreuses au fil de ces dernières années. Et quelques mouvements de colère spontanés, mais aussi vite retombés qu'apparus, comme ceux des roulants SNCF ou des conducteurs de la RATP, ne contredisent pas ce tableau d'ensemble.

La résignation de la classe ouvrière devant le durcissement de l'exploitation capitaliste est sans aucun doute due d'abord au chômage. C'est le poids d'un nombre toujours grandissant de chômeurs et la crainte de se retrouver parmi ceux-ci qui démoralisent et paralysent ceux qui sont au travail et les amènent à accepter l'aggravation de leur condition et à estimer qu'il n'y a rien à faire, qu'ils sont impuissants. A quoi s'est ajoutée une complète désorientation politique devant le spectacle d'une gauche menant elle-même une politique anti-ouvrière ou cédant sur tous les plans aux pressions de la droite et du patronat.

C'est sur ce fond de démoralisation de la classe ouvrière que les possédants peuvent se montrer de plus en plus arrogants et exigeants. C'est sur ce fond que les politiciens de gauche et de droite peuvent s'efforcer de mener leur jeu et leur politique sans tenir compte d'autre chose que de satisfaire la bourgeoisie, son désir d'augmenter encore l'exploitation et de voir le système tourner sans à-coups.

Rarement dans une élection nationale il n'aura été aussi évident qu'il n'y a aucun enjeu pour les travailleurs. Non seulement cinq ans de gouvernement socialiste ont montré que la gauche avait une politique aussi anti-ouvrière que la droite, mais de plus les résultats de ces élections ont toutes les chances de déterminer simplement les degrés de la combinaison gouvernementale gauche-droite que tout le monde prépare. Le Parti Communiste a bien raison de souligner qu'un vote pour les socialistes n'est même pas un vote pour la gauche contre la droite puisque c'est un vote pour des gens qui s'apprêtent à cohabiter avec cette droite, même si le PCF oublie de dire qu'un vote pour lui-même n'est, lui aussi, qu'un vote pour une nouvelle combinaison gouvernementale avec ces mêmes socialistes, à moyen ou à long terme.

Mais puisque les socialistes eux-mêmes nous disent aujourd'hui, dans les faits, que la traditionnelle distinction entre gauche et droite n'a pas de sens, la seule manière dont les ouvriers conscients peuvent se servir de ces élections, c'est pour montrer qu'ils savent que leur sort ne dépend ni des résultats électoraux, ni du futur Parlement, ni des combinaisons des politiciens, mais des luttes de la classe ouvrière.

Si la classe ouvrière est passive et démoralisée aujourd'hui, il n'en sera pas toujours de même.

Oui, un jour prochain les luttes de la classe ouvrière feront voler en éclats tous les calculs et toutes les combinaisons des députés, ministres ou chefs de partis bourgeois, donneront le coup de pied dans la fourmilière du système. Le vote pour les listes révolutionnaires présentées par Lutte Ouvrière dira combien de travailleurs sont bien conscients de cela. En ce sens même si les chiffres obtenus par l'extrême gauche seront sans doute bien faibles et comme à l'accoutumée, sembleront négligeables aux commentateurs bourgeois, c'est pourtant eux qui pourraient être les plus lourds de sens pour l'avenir s'ils montraient un renforcement du courant de ceux qui, se moquant éperdument de toute cohabitation, mettent leurs seuls espoirs dans la lutte de classe.

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