Où va le Cambodge ?01/05/19751975Lutte de Classe/static/common/img/ldc-min.jpg

Où va le Cambodge ?

 

Le 17 avril dernier, l'entrée des maquisards « khmers rouges » dans Phnom Penh mettait fin à une guerre déterminée essentiellement par la diplomatie américaine. En effet le 18 mars 1970, c'est par un coup d'État appuyé par les États-Unis que le général Lon Nol a pris le pouvoir à Phnom Penh, ouvrant la voie à l'intervention américaine. Cinq ans après, c'est par une retraite honteuse que les hommes de paille des États-Unis cèdent le terrain. Privé de l'appui US, le régime de Lon Nol et de ses successeurs éphémères n'a pu que s'effondrer.

Ainsi, l'écroulement du régime de Phnom Penh se place dans le cadre des tentatives et des échecs stratégiques de l'impérialisme américain dans la région. C'est parce que celui-ci a choisi de ne plus soutenir, coûte que coûte, des régimes à sa solde au Vietnam et au Cambodge, que Lon Nol s'est vu priver de soutien et, dans sa chute, a précédé de peu le régime de Thieu. Mais c'est finalement l'impossibilité, pour l'impérialisme, de s'appuyer, au Cambodge, sur des forces sociales suffisamment larges, qui a entraîné cet effondrement rapide et le retour, au moins apparent, à la situation d'avant mars 1970, c'est-à-dire la réinstallation à Phnom Penh de Norodom Sihanouk.

Il est difficile de dire quels seront les contours exacts du nouveau régime installé à Phnom Penh, sera-t-il une simple réplique du régime de Sihanouk, tel qu'il existait avant 1970 ? Reflètera-t-il dans sa composition et ses orientations la modification intervenue, en cinq ans de guerre, dans les rapports de forces à l'intérieur du pays ? Norodom Sihanouk sera-t-il réduit au rôle de simple « potiche », selon sa propre expression, ou reprendra-t-il entre les « Khmers Rouges » et la bourgeoisie libérale peu ou prou liée à l'impérialisme, le rôle de Bonaparte dans lequel il excellait avant 1970 ? Les hésitations de Sihanouk à refaire la route qui sépare son exil confortable de Pékin de Phnom Penh, ont sans doute d'autres raisons que celle qu'il avoue, c'est-à-dire la nécessité pour lui de rester à Pékin jusqu'à l'enterrement de sa mère. A l'intérieur même du « Front National » qui a remplacé Lon Nol, des tensions sont à prévoir, et bien des questions restent posées. Mais si le nouveau gouvernement cambodgien reste encore, en grande partie, à mettre en place, son contenu, lui, est bien connu, et cela depuis des années. Et le terrain social et politique sur lequel il se place est sans aucune équivoque.

C'est avec insistance que les Khmers Rouges eux-mêmes, à leur entrée à Phnom Penh, ont tenu à confirmer que le nouveau régime se placera dans la ligne de la politique d'Union Nationale définie depuis 1970 au sein du FUNC (Front Uni National du Cambodge), et que le prince Sihanouk reste le chef de l'État cambodgien. Une assemblée populaire, réunie par le FUNC les 26 et 27 avril, dix jours après la chute de Phnom Penh, a renouvelé sa confiance à Norodom Sihanouk, chef de l'État, et à Penn Nouth, premier ministre du GRUNC (Gouvernement royal d'union nationale du Cambodge, le gouvernement en exil de Sihanouk), « en raison de leur rôle en tant que grands leaders nationalistes révolutionnaires et nationalistes durant la guerre de libération du Cambodge ». Et même si le rôle réel de Sihanouk semble pour l'instant limité, l'insistance avec laquelle le FUNC - et par conséquent les Khmers Rouges qui en sont pour le moment le principal soutien - tient à se parer de Sihanouk comme d'un drapeau est en elle-même tout un symbole.

Car ce Sihanouk auquel le f.u.n.c. vient de décerner ainsi un brevet de « grand leader nationaliste et révolutionnaire » a un long passé. et, s'il faut chercher dans les volte-face politiques dont sihanouk est coutumier, une continuité, c'est la continuité des efforts de la bourgeoisie khmère pour tirer son épingle du jeu dans une région soumise à de profondes luttes d'influence. pendant longtemps avant le coup d'état de 1970, Sihanouk a su maintenir la balance égale entre l'impérialisme américain et français essentiellement d'une part, et la Chine, l'URSS, le Nord-Vietnam et le FNL sud-vietnamien d'autre part, protestant de son amitié pour tous, afin de tenir son pays à l'écart du conflit indochinois. c'est cette politique de balance qui formait la substance du « neutralisme » et du « non-alignement » du cambodge de sihanouk, neutralisme qui devenait simplement, au hasard de la conjoncture militaire et diplomatique, plus ou moins pro-américain, pro-soviétique ou pro-chinois. les qualités de manoevrier politique de sihanouk ont été de se présenter tour à tour, à chacun des camps, comme le seul homme capable d'empêcher que le cambodge ne bascule dans le camp adverse. et, de ce point de vue, lorsque les Etats-Unis, en 1970, ont tenté de se passer de Sihanouk en le remplaçant par un régime ouvertement pro-américain, les événements ultérieurs ont confirmé que ce calcul était risqué.

Mais le jeu de balance de Sihanouk ne se déroulait pas seulement sur le plan international. Il se déroulait aussi dans le cadre national entre les différentes forces politiques qui déchiraient la société khmère. En particulier, ce curieux monarque revient aujourd'hui au pouvoir porté par une guérilla qu'il qualifiait lui-même de « Rouge » ou de « Viet Minh », et qu'il a été le premier à combattre. Là encore, son jeu politique a consisté justement à se présenter, aux yeux des couches possédantes khmères comme aux yeux de l'impérialisme, comme l'homme politique le plus capable, en usant tout à la fois de ses forces militaires et de son prestige, de combattre cette guérilla ou de l'empêcher de prendre de l'influence. En 1953 et 1954 déjà, Sihanouk avait pris la tête de l'armée cambodgienne pour repousser les forces du Viet Minh qui faisaient des incursions en territoire khmer. En avril 1967, de même, il prenait la tête du gouvernement pour réprimer une révolte paysanne, dirigée par les Khmers Rouges, dans la province de Battambang. La tension entre l'armée royale et les guérillas devait demeurer jusqu'au coup d'État de Lon Nol en mars 1970... et à la formation, en avril 1970, du Front Uni National du Cambodge (FUNC), présidé par Sihanouk et comprenant les Khmers Rouges !

Ce jeu de Sihanouk à l'égard de sa gauche a d'ailleurs été d'autant plus facile que la gauche cambodgienne, qualifiée globalement de « Khmers Rouges » n'a jamais, en réalité, rompu totalement avec lui. Les dirigeants actuels de la guérilla cambodgienne sont les héritiers d'un noyau qui, entre 1945 et 1953, jeta les bases d'une guérilla cambodgienne, en ayant affaire tout à la fois à l'armée de Sihanouk et au corps expéditionnaire français, et ne réussirent pas à se faire admettre comme interlocuteurs à la Conférence de Genève de 1954. Après l'obtention de l'indépendance du Cambodge en 1953, cette gauche continua d'exister sous la forme du « Parti du peuple », le « Pracheachorn ». Le Pracheachorn ne remettait pas en cause l'orientation générale de la politique de Sihanouk, en particulier sa politique extérieure neutraliste. Et ce n'est que devant les tracasseries de plus en plus marquées du régime de Sihanouk à son égard, et devant son orientation de plus en plus pro-américaine dans ces dernières années, qu'un certain nombre de ses membres prirent le maquis à partir de 1963, et prirent appui sur la révolte paysanne de 1967. Et lorsque, à la suite du coup d'État de Lon Nol en mars 1970, Sihanouk s'affirma prêt à conclure une alliance sans exclusive avec ceux-là mêmes qu'il jetait la veille en prison, la gauche accepta sans hésitation de se fondre dans le « Front National ». Elle confirmait ainsi qu'elle n'avait en réalité, ni de programme, ni d'objectifs essentiellement différents de ceux de Sihanouk. Se plaçant entièrement sur le même terrain, celui du nationalisme, elle se bornait, devant la répression de Sihanouk, à rechercher des appuis dans la paysannerie pauvre, sans même reprendre clairement à son compte les revendications de celIe-ci. Et cette situation faisait de la gauche l'otage de Sihanouk, dès lors que, par une volte-face, celui-ci s'affirmait lui aussi prêt à mener jusqu'au bout la lutte nationale.

Le programme adopté par le FUNC en 1970 lors de sa formation est d'ailleurs significatif. Il se réfère aux vieilles traditions de l'empire khmer du Moyen-Âge, évoque « l'éclat de la civilsation angkorienne » et sa « contribution appréciable à l'histoire universelle ». Il déclare que son but est « de réaliser l'union nationale la plus large pour lutter contre toutes les manoeuvres et agressions des impérialistes américains, renverser la dictature de leurs valets pour défendre l'indépendance nationale, la paix, la neutralité, la souveraineté, l'intégrité territoriale du pays dans ses frontières actuelles et pour édifier un régime populaire, libre et démocratique, progressant vers l'édification d'un Cambodge prospère conformément aux profondes aspirations de notre peuple ». Il précise que cette union nationale inclut « toutes les classes et couches sociales, tous les partis politiques, toutes les organisations professionnelles ou religieuses, toutes les personnalités politiques dans le pays comme à l'étranger, sans distinction d'opinion politique, de sexe, de croyance ». Et s'il affirme que « le peuple est la source de tout pouvoir », il n'explique pas comment ce principe est compatible avec le maintien de la monarchie de Sihanouk. Il garantit l'inviolabilité de la propriété, et assure que le bouddhisme doit rester religion d'État. En matière économique, il promet simplement aux paysans « d'instituer un régime équitable en matière de rentes foncières et de taux d'intérêt des prêts, aider les paysans à résoudre le problème agraire en trouvant une solution équitable concernant les dettes injustes », et s'engage à « encourager la bourgeoisie nationale à bien gérer des entreprises favorables au peuple ».

Ainsi, même si la guérilla qui ramène aujourd'hui le régime de Sihanouk à Phnom Penh s'appuie essentiellement sur les forces de la paysannerie, le programme du FUNC ne promet même pas à celIe-ci de profondes réformes en sa faveur, puisqu'il prône l'harmonie entre les classes sociales cambodgiennes, y compris les plus réactionnaires et les plus moyenâgeuses. Et la gauche cambodgienne, quel que soit le radicalisme de ses méthodes et son nom de « Khmers Rouges », n'a pas en réalité d'autre programme. Et c'est précisément pour cela qu'elle n'a pas eu jusqu'ici d'autre choix que de s'en remettre à un Sihanouk qui, hier, la jetait en prison, et demain recommencera peut-être. Car sur le terrain du nationalisme et du compromis entre les classes, Sihanouk est sans doute resté l'homme le plus apte à mener la politique du nationalisme « non-engagé » et du compromis entre les classes, l'homme le plus capable de recueillir la confiance des couches bourgeoises et féodales, l'homme le plus apte aussi à établir des compromis avec l'impérialisme, et à recueillir un soutien diplomatique comme celui de la Chine. Il jouit pour cela d'un prestige politique, dû sans doute à son passé, mais aussi à l'allégeance que lui ont fait les maquis depuis 1970 en l'admettant comme principal chef de la lutte contre le régime de Lon Nol, dû aussi au soutien de la Chine qui, en le reconnaissant comme le représentant privilégié du peuple cambodgien, l'a pratiquement imposé à celui-ci.

Ainsi, non seulement les Khmers Rouges se placent sur le même terrain politique que Sihanouk, mais leur politique a placé celui-ci dans une situation favorable pour reprendre les rênes du pouvoir et s'imposer à nouveau comme le Bonaparte nationaliste nécessaire au Cambodge. Il est vrai que le rapport de forces à l'intérieur du pays, et en particulier le renforcement de la guérilla, peuvent aboutir à lui rendre les coudées moins franches, ou même aboutir à son élimination ; mais ce rapport, de forces reste encore, en grande partie, une inconnue. Et, de toutes façons, quelles que soient les tensions et les luttes internes que peut connaître demain la coalition d'Unité Nationale aujourd'hui au pouvoir, quels que soient les hommes qui, demain, exerceront le pouvoir à Phnom Penh, le programme du FUNC trace clairement le contenu politique de ce régime : neutralisme, indépendance nationale, et « démocratie » dont la seule inconnue est de savoir si elle restera ou non... monarchique !

Ainsi, la lutte de cinq ans du peuple cambodgien contre l'intervention américaine risque fort de n'aboutir qu'à la réinstallation du régime d'avant 1970, ou à une variante de celui-ci. Et, si les révolutionnaires ne peuvent que se réjouir de la chute du régime de Lon Nol et saluer ce qui est une victoire pour le peuple cambodgien, ils se doivent aussi d'en connaître toutes les limites.

 

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