Les gauchistes et les elections présidentielles01/05/19741974Lutte de Classe/static/common/img/ldc-min.jpg

Les gauchistes et les elections présidentielles

Les élections présidentielles qui ont suivi la mort de Pompidou se sont déroulées dans un climat politique bien différent des précédentes. En 1969, la social-démocratie appuyait la partie de la droite qui, contre Pompidou, soutenait la tentative du président du Sénat Poher, alors que le Parti Communiste Français avait clairement refusé de s'engager dans cette voie-là. Cette fois-ci, ce qui a au contraire caractérisé ces élections, ce fui l'existence d'un candidat commun du Parti Socialiste et du Parti Communiste Français.

Cette unité électorale réalisée entre les deux grands partis se réclamant de la classe ouvrière n'a pas seulement semé nombre d'illusions chez les travailleurs Elle a aussi eu des conséquences sur la politique des différents groupes et courants qui constituent le mouvement gauchiste français, ou qui gravitent autour.

Les capitulards

Un certain nombre de ces courants se sont purement et simplement ralliés à la candidature Mitterrand.

Cela a été le cas du Parti Socialiste Unifié, qui depuis 1968 s'essayait à garder un pied du côté des gauchistes, et l'autre du côté de la gauche traditionnelle, et qui cette fois-ci, comme on pouvait s'y attendre d'ailleurs étant donné la politique qui a été la sienne ces derniers mois, a fait acte d'allégeance à Mitterrand. Le PSU s'est toujours refusé, pourtant, à signer le programme commun de la gauche, qu'il jugeait insuffisant. Mais il a fait mine de croire, dans ces élections, que la politique de Mitterrand, refusant de prendre des engagements clairs devant les travailleurs, refusant même de s'engager sur le programme commun qu'il a signé il y a deux ans, pouvait faire de celui-ci le champion de toute la gauche, y compris du courant « socialiste autogestionnaire » dont le PSU se veut le chef de file.

En fait, il ne s'agit là que de mauvais prétextes, auxquels même leurs auteurs ne peuvent pas croire sérieusement. Et ce qui s'est passé, c'est qu'un certain nombre de dirigeants du PSU, qui avaient quitté le vieux Parti Socialiste il y a 16 ans en croyant que celui-ci n'était plus qu'un cadavre politique, et qu'il y avait désormais la place, en France, pour un nouveau parti réformiste, ont vu d'une part leurs calculs infirmés par la remontée du Parti Socialiste, et ont estimé d'autre part que la gauche pouvait bien gagner ces élections. C'est ainsi que le principal leader du PSU, Michel Rocard, n'a même pas attendu la décision des instances dirigeantes de son parti pour proclamer son ralliement à Mitterrand, et pour prendre place dans l'équipe qui organise la campagne du « candidat commun de la gauche », antichambre - du moins l'espère-t-il - du futur gouvernement.

L'OCI-AJS n'est sans doute pas suspecte de convoitises ministérialistes de ce genre. Mais elle n'en a pas eu besoin pour s'aligner elle aussi derrière la candidature Mitterrand. Pour justifier cette position, qui est bien dans la ligne du suivisme traditionnel de ce courant vis-à-vis des appareils réformiste et stalinien, l'OCI-AJS se réfugie derrière son interprétation du « front unique ouvrier » ; voyant dans l'existence d'une candidature unique des grands partis se réclamant de la classe ouvrière quelque chose de positif en soi.

On serait tenté de rappeler à ces camarades que Trotsky, à l'époque même où il insistait avec le plus de force sur la nécessité de réaliser le front unique ouvrier contre le nazisme en Allemagne, écrivait à propos des élections à la présidence de la république allemande, en 1932 : « L'idée de faire proposer le candidat à la présidence par le front unique ouvrier, est une idée radicalement erronée. Le parti n'a pas le droit de se refuser, au cours de l'élection, à la mobilisation de ses adhérents et au dénombrement de ses propres forces. La candidature du parti, opposée à toutes les autres candidatures, ne saurait empêcher en aucun cas l'accord avec les autres organisations pour les buts immédiats de la lutte. » Et dans. le même texte ( « Et Maintenant » ) Trotsky définissait le front unique ouvrier par celle formule lapidaire « Marcher séparément, battre ensemble ».

Mais, en fait les positions politiques de l'OCI-AJS ne découlent nullement d'une mauvaise interprétation de la pensée de Trotsky. L'utilisation de l'expression « front unique ouvrier » n'est destinée qu'à justifier le suivisme vis-à-vis des appareils qui lui sert de ligne politique. Ce n'est pas pour l'OCI-AJS - « marcher séparément », c'est se « traîner derrière ». Et cela échappe à toute tentative de discussion sérieuse.

La meilleure preuve en est que les dirigeants de l'OCI en sont réduits, depuis le début de cette campagne électorale, à essayer de démontrer à leurs militants qu'il est suprêmement révolutionnaire d'appeler à voter pour Mitterrand dès le premier tour, mais qu'appeler à voter pour lui au second, après s'être démarqué de lui, relève du pire opportunisme. Et tout comme les bigots sont incapables de parler de Marie sans faire précéder son nom de la formule « la très sainte vierge », l'OCI est devenue incapable de citer le nom de Mitterrand sans faire précéder celui-ci du titre « premier secrétaire du Parti Socialiste », afin d'essayer de faire oublier qu'il s'agit d'un politicien bourgeois de la plus belle eau.

Mais il n'y a pas que le PSU et l'OCI-AJS qui se soient, chacun à leur manière, al ignés sur la candidature Mitterrand. Ce fut le cas, en fait, de quasiment toute « l'intelligentsia », Et l'on put voir, à cette occasion, des gens qui d'habitude faisaient profession de non-conformisme, ou qui critiquaient le prétendu « légalisme » des trotskystes, se ranger à leur tour, au nom du sacro-saint « réalisme » électoraliste, dans la cohorte des supporters de Mitterrand, de l'hebdomadaire satirique gauchisant Charlie-hebdo, à la plus grande partie de la rédaction du quotidien maoïsant Libération.

La pseudo-candidature piaget

Cette pression s'exerçant sur la petite bourgeoisie intellectuelle dans le sens du soutien au « candidat commun de la gauche » explique d'ailleurs, non seulement l'appui ouvert que lui accorda une partie du mouvement gauchiste, mais également la triste farce que le reste de ce mouvement réalisa autour de la prétendue « candidature Piaget ».

L'idée de faire de Charles Piaget, militant PSU et CFDT de Lip, qui joua un rôle important dans la lutte des travailleurs de cette entreprise, le candidat commun de l'extrême gauche révolutionnaire, fut lancée dès le lendemain de la mort de Pompidou, par un certain nombre de groupes d'extrême gauche, dont Rouge (l'organe de l'ex-Ligue Communiste) et Révolution! Aller chercher, pour représenter l'ensemble de l'extrême gauche, un homme appartenant à la direction d'un parti qui avait choisi depuis des mois le camp de « l'union de la gauche », était proprement aberrant. La candidature Piaget n'aurait pu devenir effective que si le PSU, ou à tout le moins Piaget lui-même, avait été d'accord. Or le PSU n'avait aucune intention de présenter un candidat contre Mitterrand (et l'aurait-il fait, qu'il se serait de toute manière refusé à en faire le candidat de l'ensemble de l'extrême-gauche révolutionnaire), et Piaget déclarait qu'il ne serait pas candidat contre l'avis de son parti.

Dans ces conditions, la campagne pour la candidature Piaget ne pouvait être qu'une mascarade que Lutte Ouvrière, pour sa part, se refusait à cautionner. Elle n'en fut pas moins au centre, sinon de l'activité, du moins des propos des gauchistes, durant toute cette campagne électorale. Et pendant que Charles Piaget, dans les meetings de son parti, appelait à voter Mitterrand dès le premier tour, les militants de Rouge et de Révolution ! reprochaient à Lutte Ouvrière de ne pas avoir soutenu la « candidature » Piaget.

Le mythe de la candidature Piaget eut la vie si longue parmi les gauchistes que le quotidien maoïsant Libération écrivait au lendemain du premier tour de ces élections présidentielles à propos des 600 000 voix obtenues par notre camarade Arlette Laguiller : « Le score dArlette permet de mesurer l'ampleur du résultat qu'aurait obtenu Piaget », et que Rouge (devenu quotidien pour la durée de la campagne électorale) affirmait presque dans les mêmes termes le 7 mai : « Ce résultat laisse entrevoir l'écho qu'aurait pu avoir une campagne unitaire de l'extrême-gauche autour d'une candidature Piaget ».

Comme quoi, si pour certains la politique est l'art des possibilités, pour nos gauchistes ignorant la peur du ridicule, elle est devenue celui des impossibilités !

Mais pourquoi cet engouement pour la candidature d'un homme qui est certes un militant ouvrier estimable, qui a joué un rôle important dans un grand conflit, mais qui n'appartient pas à une organisation révolutionnaire et qui n'est pas, lui-même, un militant révolutionnaire ? Pourquoi avoir essayé d'aller chercher au sein de ce PSU qui se préparait à fournir à Mitterrand, en la personne de Rocard, un futur ministre de l'économie et des finances, un militant chrétien, pour essayer d'en faire le « candidat commun de l'extrême gauche » ?

Les réponses à cette question ne sont évidemment pas à l'honneur des gauchistes. Deux types de raisons ont joué. Le premier, c'est que tous les groupes gauchistes connaissaient l'intention de Lutte Ouvrière de présenter à ces élections la candidature d'Arlette Laguiller, et que l'opportunisme le disputant chez eux, comme d'habitude, au sectarisme, ils préféraient soutenir un candidat du PSU qu'un candidat appartenant à une organisation révolutionnaire, parce que cela les gênait moins sur le plan de la « concurrence » où ils posent les problèmes politiques. Le second, qui a en particulier joué un rôle important dans la prise de position de Rouge, c'est le fait que face à la pression venant de l'union de la gauche, ils préféraient que ce soit un autre qu'eux-mêmes qui se présente contre François Mitterrand.

La candidature krivine

L'alignement de Rouge derrière le projet de candidature Piaget montrait en effet que l'ex-Ligue Communiste n'envisageait pas avec enthousiasme l'idée de présenter son propre candidat à ces élections. Persuadée que l'extrême-gauche allait s'y faire « laminer » par l'union de la gauche, elle aurait manifestement préféré, soit qu'il n'y ait pas du tout de candidat à la gauche de Mitterrand, soit que ce soit un candidat qui ne représente pas un groupe révolutionnaire. Et Krivine ne fut finalement candidat que malgré lui, en quelque sorte, pour ne pas permettre à notre camarade Arlette Laguiller d'être la seule candidate du mouvement révolutionnaire.

Cette décision de présenter la candidature de Krivine fut d'ailleurs prise en complète contradiction avec ce que Rouge avait écrit pour justifier son soutien à la pseudo-candidature Piaget. Dans un communiqué daté du 3 avril, Rouge avait en effet écrit que la candidature commune de l'extrême-gauche « devrait être celle d'un militant ouvrier représentatif, exemplaire, montrant la volonté des travailleurs de prendre en mains leurs propres affaires ». Piaget n'étant pas, de toute manière, candidat, qui pouvait répondre à cette définition ? sinon notre camarade Arlette Laguiller qui avait joué, et qui jouait encore au moment où Rouge écrivait ces lignes, un rôle de premier plan dans la grève de deux mois du Crédit Lyonnais.

Présenter dans les élections des candidats qui soient des travailleurs révolutionnaires a d'ailleurs toujours été dans la tradition du mouvement communiste. C'est ainsi que la résolution sur « Le Parti Communiste et le parlementarisme », adoptée au deuxième congrès de l'Internationale Communiste, affirmait que : « Les partis communistes doivent renoncer à la vieille habitude social-démocrate de faire exclusivement élire des parlementaires « expérimentés », et surtout des avocats. De règle, les candidats seront pris parmi les ouvriers... ».

Mais dans la situation actuelle du mouvement révolutionnaire français, qui apparaît trop souvent encore comme l'aile radicale du mouvement étudiant, affirmer dans ces élections son caractère prolétarien, en présentant un candidat qui soit un travailleur révolutionnaire, revêtait une importance encore plus grande.

Si nous étions, pour notre part, décidés à présenter, en tout état de cause, la candidature de notre camarade Arlette Laguiller, parce que nous étions convaincus de l'importance qu'il y avait à ce que l'extrême gauche n'apparaisse dans ces élections présidentielles, ni sous les traits d'un réformiste de gauche à la Piaget, ni sous ceux d'un ex-dirigeant étudiant, mais sous ceux d'un authentique militant ouvrier révolutionnaire, nous étions prêts, cependant, à essayer de faire de la candidature de notre camarade la candidature commune de l'extrême-gauche. Nous avions d'ailleurs écrit le 5 avril à Rouge et à Révolution!: « Nous ne voulons pas exclure l'hypothèse que la candidature de notre camarade puisse être celle des diverses organisations révolutionnaires. C'est pourquoi nous sommes prêts à examiner avec vos deux organisations comment et selon quelles modalités cela pourrait se faire durant cette campagne, notamment au niveau des meetings centraux et des interventions légales prévues à la radio et à la télévision ».

Comme on le voit, l'attitude de Lutte Ouvrière était donc bien différente de celle que l'ex-Ligue Communiste avait adoptée en 1969. Celle-ci avait alors mis l'ensemble de l'extrême gauche devant le fait accompli de la candidature Krivine, et avait refusé d'associer à sa campagne les organisations prêtes à soutenir celle-ci (ce qui ne nous avait d'ailleurs pas empêché, à l'époque, de mener notre propre campagne active de soutien à. la candidature Krivine).

Les dirigeants de Rouge refusèrent cette proposition, sous le fallacieux prétexte qu'Arlette Laguiller était connue comme membre de la direction de Lutte Ouvrière, déclarant qu'ils ne pourraient discuter que de la candidature de quelqu'un n'étant pas connu comme tel. Après la candidature du non-candidat Piaget, c'était la candidature du « militant inconnu » que l'on nous proposait, et c'était encore moins sérieux.

Devant la volonté clairement affirmée de Rouge de présenter de toute manière la candidature d'Alain Krivine contre celle de notre camarade, ce n'est évidemment pas de gaîté de coeur que nous avons envisagé la présence de deux candidats se réclamant de l'extrême gauche révolutionnaire, et même du trotskysme, lors de ces élections présidentielles. Mais nous n'avions aucune raison de renoncer à démontrer que l'extrême gauche était bien autre chose que l'expression de la révolte étudiante, que c'était une tendance du mouvement ouvrier avec laquelle il fallait compter. Et nous avons pris nos responsabilités, mettant Rouge devant les siennes.

C'est ainsi que la direction de Lutte Ouvrière publiait le 9 avril une déclaration affirmant que le « porte-parole (du mouvement révolutionnaire) ne peut être qu'un travailleur, un militant ouvrier, et non un intellectuel, aussi brillant, estimable et dévoué aux intérêts du socialisme soit-il. Parce qu'elle est une travailleuse, une militante syndicaliste et une socialiste révolutionnaire, Arlette Laguiller est fondamentalement la candidate de tout le courant révolutionnaire, de tous les révolutionnaires, dont le programme affirmé est justement le pouvoir aux travailleurs, et qui ne renoncent pas, à la première occasion, à donner la parole aux travailleurs eux-mêmes. Lutte-Ouvrière a déjà fait dans ce sens des propositions unitaires précises à Rouge et à Révolution! Aussi, si les groupes d'extrême gauche qui veulent présenter Piaget ou Krivine devaient tout de même présenter les diverses candidatures annoncées et refuser de s'unir autour de celle qui est la plus représentative, c'est-à-dire celle d'Arlette Laguiller, ils n'apporteraient qu'une nouvelle preuve de leur irresponsabilité et de leur sectarisme. Ils démontreraient finalement que le mouvement étudiant issu de mai 68 ne sait pas, ne peut pas faire face aux responsabilités qui lui incombent devant le mouvement ouvrier tout entier. Alors, au cours de cette campagne, les travailleurs révolutionnaires, qui sont une minorité certes sur le plan électoral, mais qui comptent dans les luttes revendicatives, auront la possibilité de s'exprimer sur cela aussi, et de signifier, lors du scrutin, à ceux qui ne veulent pas abandonner le « gauchisme », qu'il est temps, pour eux, de se mettre réellement au service du mouvement ouvrier. »

Le 5 mai, au premier tour de ces élections présidentielles, les travailleurs révolutionnaires ont effectivement clairement dit qui ils considéraient comme leur meilleur représentant, d'Alain Krivine ou d'Arlette Laguiller.

La campagne du front communiste révolutionnaire

Pour expliquer comment Krivine avait pu passer de 1,06 % des suffrages exprimés en 1969 (alors qu'il bénéficiait du soutien de Lutte Ouvrière) à 0,36 % de ces suffrages en 1974 (en se présentant contre la candidate de Lutte Ouvrière) Rouge a argué du caractère différent de la campagne menée par l'une et l'autre organisations, et a fait mine de mépriser son échec, sous prétexte d'anti-électoralisme.

Faire de pauvreté vertu n'est certes pas une attitude nouvelle. Mais elle n'est guère sérieuse en l'occurrence, car combattre l'électoralisme, cela ne veut pas dire n'accorder aucune importance au nombre de voix que l'on recueille.

Être électoraliste, c'est cacher ses opinions, ou les déformer, pour plaire aux électeurs. C'est rechercher le plus grand nombre de voix possible, au prix de concessions politiques.

Être anti-électoraliste, c'est affirmer clairement aux travailleurs que ce n'est pas par le bon usage qu'ils feront du bulletin de vote qu'ils peuvent se libérer de l'exploitation capitaliste, ou même améliorer leur sort. C'est leur dire que leur avenir dépend avant tout de leur résolution, de leur force et de leur lutte. Parce qu'elle était tout entière centrée sur la dénonciation des illusions semées par l'union de la gauche, et sur cette idée clef que ce n'est pas dans les urnes que les travailleurs sont forts, mais sur les lieux de production, là où ils tiennent en mains toute la machine économique du pays, la campagne d'Arlette Laguiller a été un modèle d'anti-électoralisme.

Mais mépriser le résultat électoral final, n'attacher aucune importance au nombre de voix que l'on recueille, ce n'est pas de l'anti-électoralisme. C'est tout simplement de l'irresponsabilité.

Un résultat électoral a une signification : il traduit l'impact de la tendance que représente son candidat dans le pays. Et il a des conséquences : selon qu'il est faible ou élevé, il peut contribuer à démoraliser ou au contraire à réconforter ceux qui ont donné leur voix à cette tendance, ou ceux qui regardent dans sa direction.

Il ne nous était nullement indifférent de savoir combien de travailleuses et de travailleurs se reconnaîtraient dans une candidature révolutionnaire. Et pour chacun de ceux qui ont fait le geste de voter révolutionnaire, il n'était pas indifférent non plus de savoir combien l'avaient fait en même temps que lui.

Sur ce plan-là, si toute la presse a accueilli comme une « surprise » (pour reprendre l'expression de Libération) le résultat obtenu par notre camarade Arlette Laguiller, et si nous sommes heureux d'avoir pu, cette année, comme lors des élections législatives de mars 1973, démontrer que l'influence de l'extrême gauche dépassait largement celle qu'on lui prêtait en fonction de ses résultats aux élections présidentielles de 1969, les 2,33 % des suffrages exprimés obtenus par notre candidate ne nous portent pas à une vision triomphaliste des choses. Car ils mesurent dans l'autre sens le chemin qui reste à parcourir à l'extrême-gauche pour être dans ce pays une alternative réelle aux directions réformistes.

Ce n'est évidemment pas de la conquête de la majorité électorale qu'il s'agit. Mais pour fixer les idées, il suffit de rappeler que le Parti Communiste au temps où il méritait encore ce nom, faisait un score électoral bien supérieur à nos modestes 2,33 %, puisqu'en 1924, la première fois qu'il présenta des candidats aux élections législatives, il recueillit 9,5 % des voix, et qu'en 1928 il porta ce chiffre à 11,3 %.

Alors, il suffit, pour remettre à leur place les vantardises sur la campagne anti-électoraliste de Krivine, d'imaginer ce qu'auraient été les commentaires de la grande presse, d'imaginer aussi ce qu'aurait été le moral des travailleurs révolutionnaires, s'il n'y avait eu dans ces élections qu'un seul candidat se réclamant du socialisme révolutionnaire, et s'il avait recueilli 0,36 %des voix.

L'autre alibi derrière lequel s'abrite maintenant Rouge, c'est que par rapport à la « personnalisation » de la campagne d'Arlette Laguiller, Krivine aurait été désavantagé par la « dépersonnalisaion délibérée » de la sienne (Quotidien Rouge du 7/5), qui était une campagne « d'organisation ».

Il y a quelque chose de vrai dans le fait de dire que la campagne d'Alain Krivine a été plus une campagne « d'organisation » que celle d'Arlette Laguiller. Mais encore faut-il s'entendre sur les mots

Les dirigeants de Rouge ont choisi de faire de cette campagne électorale la campagne de lancement de la nouvelle organisation qu'ils venaient de créer, le Front Communiste Révolutionnaire. C'est évidemment leur droit Mais c'est de toute manière une erreur politique que de confondre une campagne électorale avec une campagne publicitaire. Si les révolutionnaires se présentent aux élections qu'organise la bourgeoisie, ce n'est pas seulement pour faire connaître leur existence ou celle de leur organisation, ni même seulement pour y défendre leurs idées. C'est aussi, et surtout, pour permettre aux travailleurs d'utiliser le bulletin de vote que leur donne la bourgeoisie pour faire un geste positif et utile. C'est cette idée qui était au centre de la campagne d'Arlette Laguiller appelant les travailleurs à montrer, par leur vote, qu'ils étaient contre la droite, mais qu'ils ne faisaient pas confiance à Mitterrand, et qu'ils étaient prêts à imposer aux uns et aux autres la satisfaction de leurs revendications par la lutte, s'il le fallait.

Quant à la « personnalisation » ou à la « dépersonnalisation » de la campagne, c'est évidemment un faux problème. Il est évident que par leur nature même, les élections présidentielles sont personnalisées. Mais le problème des révolutionnaires n'est pas de les « dépersonnaliser » au nom d'on ne sait trop quelle morale abstraite. Le problème des révolutionnaires, c'est d'utiliser les possibilités légales qui s'offrent à eux pour défendre leurs idées, et pour amener le maximum de travailleurs à se reconnaître dans ces idées, et dans le candidat des révolutionnaires.

En fait, les dirigeants de Rouge avaient pourtant un autre moyen de lancer le Front Communiste Révolutionnaire dans cette campagne électorale, que de faire répéter le plus grand nombre de fois possible le nom de la nouvelle organisation par Alain Krivine. Et c'était précisément de faire faire campagne par le Front Communiste Révolutionnaire, de le faire apparaître comme l'organisation soutenant la candidature de Krivine. Mais sur ce terrain-là, cette candidature n'a justement pas été une « candidature d'organisation », le Front Communiste Révolutionnaire ayant réduit sa campagne au minimum.

Cette attitude n'est d'ailleurs pas nouvelle. On avait pu l'observer lors des élections législatives de mars 1973, à l'issue de laquelle Rouge avait d'ailleurs déploré que dans certaines circonscriptions, les militants de l'ex-Ligue Communiste n'avaient pas même jugé bon de coller les affiches de leurs candidats.

C'est que le Front Communiste Révolutionnaire est, comme l'était la Ligue Communiste, une organisation petite-bourgeoise, trop intimement liée au milieu gauchiste (au vrai sens du terme) pour accomplir des tâches allant à contre-courant dans ce milieu. Parmi les gauchistes, les uns se sont brutalement trouvé l'âme mitterrandiste, les autres méprisent la participation aux élections, et considèrent comme indigne d'eux le fait d'appeler les travailleurs à voter pour eux. Le trotskysme en paroles des militants regroupés autour de Rouge les a amenés à présenter des candidats aux élections législatives de 1973 comme à ces élections présidentielles. Mais il ne leur a pas suffi à faire sérieusement campagne. La campagne d'Alain Krivine s'est ainsi réduite à ses interventions à la radio et à la télévision, et aux meetings qu'il a tenus en province. Elle a, de ce point de vue, été très « personnalisée » par la quasi-défection des militants de sa propre organisation qui semblent avoir oublié, s'ils l'ont jamais su, que pour une organisation révolutionnaire, tout ce qui mérite d'être fait mérite d'être bien fait.

Cette pauvreté de la campagne du Front Communiste Révolutionnaire, alors que les militants de Lutte Ouvrière ont durant ces dernières semaines multiplié les collages, les prises de parole sur la voie publique ou aux portes des entreprises, les réunions publiques de localité ou de quartier, n'est peut-être pas étrangère non plus à la différence des résultats enregistrés par les deux organisations. Mais elle traduit, elle aussi, à sa manière, la différence sociale qui les sépare.

La campagne télévisée d'alain krivine

La campagne du Front Communiste Révolutionnaire s'est donc finalement réduite pour l'essentiel aux apparitions télévisées d'Alain Krivine. Et là aussi les dirigeants de Rouge voient une explication au faible score réalisé par leur candidat dans le fait « qu'il a utilisé personnellement moins de la moitié de son temps d'antenne, le reste ayant été offert à des invités, militants ouvriers, soldat, camarade antillais ».

Nous ne discuterons pas ici pour savoir si le fait que Krivine a partagé son temps d'antenne avec un certain nombre de ses camarades était négatif ou positif sur le plan du nombre de voix recueillies. Mais la prétention du Front Communiste Révolutionnaire à avoir été dans cette campagne le « porte parole des luttes », sous prétexte qu'il a donné la parole à un certain nombre de militants ouvriers appelle quelques remarques.

Parce qu'elle était elle-même une travailleuse, Arlette Laguiller n'avait pas besoin de faire défiler à ses côtés des militants ouvriers pour prouver qu'elle savait de quoi elle parlait lorsqu'elle dénonçait l'exploitation capitaliste. Parce que le rôle qu'elle avait joué dans la grève des banques était suffisamment connu, elle n'avait besoin de personne à ses côtés pour apparaître comme la représentante d'une tendance combative, révolutionnaire, du mouvement ouvrier.

Et le fait qu'Alain Krivine, pour répondre à cet aspect de la candidature d'Arlette Laguiller, ait cru devoir amener devant les caméras de télévision quelques-uns de ses camarades d'entreprise, n'a finalement fait qu'accuser la différence fondamentale, sociale, qui existe entre Rouge et Lutte Ouvrière.

La militante que Lutte Ouvrière a jugée la plus digne de la représenter, c'était à la fois un cadre politique et une militante d'entreprise, ayant joué un rôle déterminant dans l'un des plus longs conflits grévistes de ces dernières années. Devant les travailleurs, c'était à la fois la travailleuse et la dirigeante politique qui parlait, et qui revendiquait au nom de sa classe la direction de la société. Et Arlette Laguiller n'est pas une exception. Elle n'est que l'un des cadres ouvriers que Lutte Ouvrière s'est attachée à sélectionner et à former depuis de longues années.

Le seul dirigeant que le Front Communiste Révolutionnaire ait jugé digne de le représenter, c'était un intellectuel. Et quand le F.C.R. a voulu donner la parole à des travailleurs, cela a été pour les faire témoigner, pendant que le dirigeant intellectuel tirait les leçons politiques de leurs témoignages.

La réponse du F.C.R. à notre candidature ouvrière a consisté à saupoudrer la candidature Krivine d'un peu d'ouvriérisme. Elle n'en était pas moins petite-bourgeoise pour autant.

Et si maintenant le Quotidien Rouge voit dans « l'impact d'une candidature de femme travailleuse » l'une des raisons essentielles du résultat d'Arlette Laguiller, qu'est-ce que cela signifie ? Qu'il n'y avait pas une femme, pas une travailleuse, au sein du Front Communiste Révolutionnaire qui aurait pu représenter son organisation à la place de Krivine, comme Arlette Laguiller a représenté Lutte Ouvrière ? C'est l'évidence, sinon nous l'aurions vu dans cette campagne, ou dans une autre. Mais cela n'est pas à mettre à l'actif du bilan des représentants français du Secrétariat Unifié de la Quatrième Internationale.

Qui parlait politique ?

La dernière excuse derrière laquelle s'abrite maintenant le F.C.R., c'est que la campagne d'Alain Krivine avait été « plus politique ». Comme disait encore le Quotidien Rouge du 7 mai : « Il a fait une campagne révolutionnaire, subversive, programmatique, une campagne « qui fait peur » disent certains ».

Que les camarades du F.C.R. n'aient pas trouvé « politique » la campagne d'Arlette Laguiller n'est pas fait pour nous étonner. Nous savions déjà depuis longtemps qu'ils sont incapables de reconnaître la politique, lorsqu'elle s'exprime à travers les préoccupations et dans le langage des travailleurs. Toutes les discussions que nous avons eues depuis des années sur notre presse d'entreprise montrent qu'ils ne savent reconnaître la politique que lorsqu'elle s'exprime dans le langage du Quartier Latin. A se demander s'ils sauront reconnaître la révolution prolétarienne si elle ne ressemble pas - ce qui est probable - à la Sorbonne en mai 1968.

Mais la campagne d'Arlette Laguiller a été à la fois plus « programmatique » pour reprendre l'expression du Quotidien Rouge, et plus politique que celle d'Alain Krivine.

Plus « programmatique », parce que, dans ses interventions télévisées, comme dans ses meetings, Arlette Laguiller s'est adressée à toutes les couches de la population laborieuse, non seulement à la classe ouvrière proprement dite, mais aussi aux artisans, aux petits paysans, aux petits commerçants, pour expliquer par quel type d'État nous voulions remplacer l'État capitaliste, et quel type de rapport le prolétariat révolutionnaire voulait entretenir avec les autres couches de la population laborieuse dans la lutte contre le capitalisme, comme après la défaite de ce capitalisme. En un mot, parce qu'elle a défendu les différents aspects du programme socialiste.

Plus politique, aussi, parce qu'elle a posé dans des termes corrects aussi bien le problème de l'attitude des révolutionnaires vis-à-vis de ces élections, que celui de leur attitude vis-à-vis des partis du programme commun, ce qu'on ne peut pas dire sans certaines réserves d'Alain Krivine.

En effet, il est évident que la pression exercée par l'unité de la gauche, qui avait amené au début de cette campagne électorale les dirigeants de Rouge à considérer d'un oeil plus favorable la candidature Piaget qu'une candidature authentiquement révolutionnaire, a continué à se faire sentir sur eux tout au long de cette campagne.

C'est ainsi qu'Alain Krivine n'a pratiquement jamais abordé, dans cette campagne, l'hypothèse qui était finalement la plus probable, en ce qui concerne le résultat de ces élections : la possibilité d'une nouvelle victoire électorale de la droite. « Si Mitterrand est élu le 19 mai, la campagne du F. C. R. commencera àporter ses fruits après le 19 mai » écrivait encore le Ouotidien Rouge le 7 mai, essayant de dégager le résultat positif de la campagne Krivine. On pourra en dire tout autant de la campagne d'Arlette Laguiller, comme quoi il n'était pas besoin de se contenter de 0,36 % des voix pour préparer l'avenir. Mais si Mitterrand n'est pas élu ? Si c'est Giscard d'Estaing qui devient président de la république ? Arlette Laguiller a dans toutes ses interventions soulevé cette hypothèse. Et elle a répondu à cette question, en montrant que ce qui serait en définitif déterminant, c'est la lutte des travailleurs. Alain Krivine n'a pour ainsi dire pas abordé le problème, parce qu'il était de bon ton, dans la gauche pro-mitterrandiste, de ne pas soulever cette hypothèse, qui ruine tous les projets de stratégie électoraliste.

C'est ainsi également qu'Alain Krivine a pratiquement toujours discuté de l'union de la gauche comme si les Marchais ou les Mitterrand étaient des partisans sincères du socialisme, simplement réformistes parce qu'un peu naïfs, et ne comprenant pas qu'il faudrait désarmer la police et l'État-Major, Mais si les réformistes étaient des gens qui se trompent de bonne foi, il n'y aurait pas de problème. Les faits leur feraient changer d'avis. Seulement leurs discours réformistes ne sont destinés qu'à sciemment tromper les travailleurs. Et eux-mêmes sont des agents parfaitement conscients de la bourgeoisie. La meilleure preuve dans le cas de Mitterrand étant son passé de politicien au service de la bourgeoisie. Aborder ce sujet, c'était le meilleur moyen de faire comprendre cela aux travailleurs. Mais Alain Krivine n'a pas été jusque là. Il a discuté de la politique de Mitterrand comme si Mitterrand était un nouveau venu en politique.

Ce n'est pas non plus parce que la campagne de Krivine « a fait peur », que les résultats du candidat du F.C.R. ont été bien inférieurs à ceux d'Arlette Laguiller. C'est au contraire Alain Krivine qui a pris le ton du pédagogue doucereux, et Arlette qui est apparue passionnée et agressive.

Non, en fait, quel que soit l'aspect de cette campagne que l'on considère, son déroulement comme ses résultats ne font que confirmer ce que nous écrivions le 9 avril : il est temps, pour ceux qui ne veulent pas abandonner le « gauchisme », de se mettre réellement au service du mouvement ouvrier.

Partager