Les élections portugaises : le paravent démocratique du bonapartisme01/05/19751975Lutte de Classe/static/common/img/ldc-min.jpg

Les élections portugaises : le paravent démocratique du bonapartisme

La population portugaise avait déjà donné son assentimenet enthousiaste à la "révolution des capitaines" lors des journées qui suivirent le 25 avril 1974et en particulier lors de l'extraordinaire 1er mai de la liberté à Lisbonne où des centaines de milliers de personnes défilèrent pendant des heures mêlées aux soldats de la révolution décorés d'oeillets rouges, applaudis, embrassés, portés par une foule ivre de joie et d'espoir. Ce soutien populaire, les capitaines du MFA l'avaient trouvé à nouveau, plus tendu, plus conscient peut-être aussi, le 28 septembre 1974, lors de l'éviction de Spinola. Il s'est encore renouvelé le 11 mars dernier, au moment de la tentative de coup d'État.

Mais l'enthousiasme populaire ou la mobilisation militante sont une chose, le verdict électoral en est une autre. En organisant, comme il s'y était engagé, des élections après un an de gouvernement provisoire, le MFA demandait l'adhésion de la majorité de l'électorat à ses initiatives passées, à son programme pour l'avenir. Plus qu'une compétition ouverte entre partis politiques préparant l'avenir du Portugal, les élections du 25 avril étaient, avant tout, l'avalisation de la politique des capitaines. C'était là le sens véritable de la consultation. Les capitaines eux-mêmes n'étaient pas présents directement dans la course électorale, mais personne ne pouvait s'y tromper. En insistant pour que la participation au vote soit massive, en préparant effectivement cette participation par l'envoi d'équipes de « dynamisation culturelle » dans les campagnes, en préconisant aux indécis le vote blanc, pour voter quand même, et en précisant d'avance que ce vote blanc serait considéré comme favorable à la politique du MFA, les capitaines avaient clairement précisé l'enjeu. Le problème de la représentation des partis à la Constituante était finalement secondaire. Ce qui comptait au travers de la candidature des partis, c'était l'approbation des changements intervenus et de la politique suivie par le MFA

Cette approbation a été massive. Les parts de la coalition gouvernementale : Parti Communiste, Parti Socialiste, Mouvement Démocratique Populaire et Parti Populaire Démocratique, totalisent à eux quatre près de 81 % des votants, sans compter les quelque 7 % de votes blancs ou nuls considérés d'avance comme favorables au MFA De ce point de vue, les élections du 25 avril 1975 au Portugal peuvent et doivent être considérées comme un succès incontestable pour le MFA.

D'un autre point de vue encore, ces élections sont un succès pour le MFA C'est qu'elles confirment l'option de gauche prise délibérément par les capitaines au lendemain du départ de Caetano. Alors que la classe ouvrière et les partis qui s'en réclamaient n'avaient joué aucun rôle dans le coup d'État qui renversa la dictature, les artisans de ce même coup d'État décidaient d'appeler au gouvernement des représentants du Parti Communiste et du Parti Socialiste, la veille encore clandestins et pourchassés. Et bien que les capitaines aient en fait la réalité et la totalité du pouvoir, bien que leur appel à la gauche soit destiné à servir leur dessein politique - à savoir la modernisation du Portugal - , les hommes politiques dont ils se sont entourés et qu'ils ont associés au gouvernement ne pouvaient manquer de donner une certaine coloration politique au nouveau régime et aux capitaines eux-mêmes. Dans un pays écrasé par cinquante ans de dictature, où la misère, l'ignorance, le poids de l'Église et la puissance économique et sociale de la réaction est encore considérable, l'option manifestement de gauche des capitaines, pouvait - c'était un risque - se heurter à l'incompréhension de la population et à l'hostilité d'une droite qui détient non seulement la propriété de la terre, des industries et de l'argent, mais encore, disait-on, un énorme pouvoir sur les consciences.

Eh bien, là aussi, l'électorat a montré que les capitaines avaient eu raison. Même sur le plan électoral, pourtant généralement défavorable, la gauche est majoritaire. Parti Communiste, Parti Socialiste et Mouvement Démocratique Populaire (proche du PC), font à eux trois près de 55 % des votants. Il convient d'y ajouter les pourcentages recueillis par le Mouvement de la Gauche Socialiste (MES) qui fait 1,02 %, ceux des dissidents socialistes du Front Socialiste Populaire (FSP), 1,17 %, et les résultats globaux de l'extrême-gauche, 1,78 %, ce qui porte le total à plus de 58 %. Pour une population, dont on répétait à l'envi qu'elle était arriérée, pas assez mûre pour la démocratie, sous la coupe des curés et des seigneurs féodaux, ce résultat est d'autant plus significatif. L'aspiration au socialisme est majoritaire au Portugal.

L'extrême-gauche réalise un score global très faible. Mais il faut préciser qu'elle ne se présentait pas partout, et que la principale organisation d'extrême gauche, le MRPP., avait été interdite puis dissoute à la veille de ces élections, ce qui a faussé évidemment la mesure de l'influence électorale de l'extrême gauche.

Mais, si ces élections constituent globalement un succès pour le MFA, à l'intérieur même de la coalition gouvernementale, la compétition engagée entre les partis aboutit au succès des formations les plus modérées, les moins suivistes par rapport au MFA Bien sûr, à part l'extrême gauche, tous les partis, y compris ceux de droite (Centre Démocratique et Social et Parti Populaire Monarchique), avaient signé le projet de plate-forme constitutionnelle que le MFA leur avait soumis à quelques jours du scrutin. Tous donc semblaient, ou se disaient d'accord avec le MFA Mais, aussi bien le PPD que le Parti Socialiste, avaient ces temps derniers multiplié les réserves et les mises en garde contre « toutes les dictatures » - ce qui sous-entendait aussi bien la dictature communiste que celle des militaires - , ils avaient réaffirmé leur attachement à la démocratie parlementaire, pris fermement position contre le projet de centrale syndicale unique préconisé parle MFA et soutenu parle PCP., et affirmé enfin que les militaires devraient laisser la place au pouvoir civil dès que les élections législatives prévues six mois après les élections à la Constituante auraient exprimé la volonté du peuple. Ces attaques directes contre le Parti Communiste et indirectes contre le MFA faisaient du PS, moins le représentant des aspirations socialistes des travailleurs, que le candidat d'une certaine bourgeoisie libérale et légaliste, respectueuse du jeu de la démocratie parlementaire et quelque peu effrayée par les méthodes des capitaines et leur propension à décider autoritairement de ce qui est bon ou nécessaire pour l'intérêt dit général. Autrement dit, le PS, au même titre que le PPD, aspire à ce que la bourgeoisie gère démocratiquement ses affaires au travers d'options et d'hommes politiques élus. Le PS, pour sa part, se dit prêt à s'incliner devant la majorité, même - et c'est la logique de cette attitude - si la majorité est de droite, et si la politique qu'elle représente conduit à un véritable retour en arrière. Le PS est prêt à gouverner avec la bourgeoisie, mais pas contre elle. En ce sens, il apparaît bien plus modéré que le MFA qui, passées les premières illusions démocratiques, a été conduit, au fur et à mesure des circonstances et des résistances, à prendre des mesures autoritaires, non pas contre la bourgeoisie, mais contre tels ou tels intérêts particuliers au nom de l'intérêt général de cette même bourgeoisie.

Or, le Parti Socialiste est sorti grand vainqueur de la compétition électorale ouverte entre les partis de la coalition gouvernementale. Après lui, le P.P.D., formation bourgeoise centriste, distance encore largement le Parti Communiste et son allié. L'alignement inconditionnel du PCP. sur le MFA, ses déclarations de fidélité et ses affirmations comme quoi le MFA, c'est le peuple en armes, n'ont pas suffi, comme on pouvait s'en douter, à ce que les électeurs le confondent avec le MFA ou l'associent indissolublement à lui. Les électeurs qui ont voté pour le PCP, en particulier dans les grands centres industriels ou dans l'Alentejo, province paysanne du sud, savaient très bien pour qui ils votaient. Ils votaient pour le seul parti qui avait tenu sous la dictature, dans la clandestinité ou dans l'émigration, pour le parti qui organisait des grèves sous Salazar et Caetano, pour le parti dont les militants ont rempli les prisons de la dictature, pour le parti qui fournit aux syndicats l'essentiel de leurs cadres et de leurs militants d'usines et de quartiers.

Mais cela ne suffit pas pour faire une majorité. Cela ne suffit même pas pour distancer le Parti Socialiste, de formation pourtant beaucoup plus récente et dont l'implantation dans la classe ouvrière est pratiquement nulle. Le Parti Socialiste, parti d'avocats et de professeurs, rafle incontestablement des voix ouvrières sur l'ensemble du pays, mais il s'agit là d'un phénomène électoral qui n'est pas particulier au Portugal : des ouvriers qui, dans leur usine, suivront le syndicat communiste, qui, dans leur quartier, écouteront le militant communiste autour duquel s'organise l'action, voteront sans broncher pour les socialistes lors d'élections, générales, par prudence, pour ne pas être minoritaires, pour voter « utile », pour battre la droite sans faire peur à la bourgeoisie, bref pour tout un ensemble de raisons qui militent contre une prise de position jugée extrémiste. A toutes ces raisons, vient s'ajouter, au Portugal, l'absence de toute politique indépendante offerte par le PCP. Car, sur le plan des perspectives politiques, le PCP. s'est présenté quasiment sans programme, simplement sur la confiance au MFA Tant qu'à voter pour le MFA, bien des électeurs ont préféré voter pour les partis les plus modérés.

En ce sens, le faible score obtenu par le PCP. ne concerne que le PCP. et n'est en aucune façon un désaveu du MFA Il faut toute la bêtise de la droite pour voir dans le MFA un mouvement de militaires pro-communistes. L'alignement du Parti Communiste sur le MFA juge le Parti Communiste et non pas le MFA.

D'ailleurs ce n'est pas parce qu'il pensait que le Parti Communiste jouissait d'une influence électorale plus importante, que le MFA l'avait, au sortir de la dictature, associé au pouvoir. Le choix des capitaines était beaucoup plus réaliste. En appelant Alvaro Cunhal au gouvernement, le MFA voulait la participation du seul parti implanté dans la classe ouvrière portugaise. Il voulait ainsi l'assurance que la liberté retrouvée ne signifierait pas pour les travailleurs portugais la porte ouverte aux, grèves et aux revendications. Le Parti Communiste était là, précisément, pour canaliser, discipliner, freiner l'espoir des travailleurs et leurs velléités de luttes, et pour éviter tout débordement. De ce point de vue, avec des hauts et des bas, le Parti Communiste a rempli son rôle, au service du MFA Et si la classe ouvrière ne représente pas une force suffisante du point de vue électoral, le Parti Communiste représente, lui, une force suffisante dans la classe ouvrière portugaise pour mériter sa place au gouvernement.

La défaite, toute relative d'ailleurs, du Parti Communiste, n'est donc pas une défaite pour le MFA Mais il est vrai que les résultats obtenus par le Parti Socialiste et le Parti Populaire Démocratique montrent le décalage qu'il y a entre la composition du gouvernement actuel, au moins dans sa partie civile, et l'influence électorale respective des partis. Cela était d'ailleurs prévisible, et le MFA s'y attendait et s'y préparait depuis plusieurs semaines. En institutionnalisant sa présence à la tête de l'État, en faisant signer une plate-forme constitutionnelle aux partis qui entraient en lice, en assurant que le gouvernement resterait le même quel que soit le résultat des élections, le MFA s'était de fait donné les moyens de passer outre aux résultats des élections. Tout le problème est aujourd'hui de savoir si le MFA utilisera tous les moyens dont il dispose et d'autres encore plus radicaux ou autoritaires, pour tenter de mener à bien sa politique, ou s'il s'inclinera devant cette aspiration à la démocratie parlementariste manifestée par les élections.

Ce n'est pas une question de moyens, c'est une question politique. Le MFA se voulait au départ démocratique et partisan d'une modernisation de la vie politique du pays, comme de sa vie économique. Il souhaitait pour le Portugal une démocratie parlementariste de type européen, mais il se trompait : la dictature de Caetano n'était pas le seul frein à l'existence d'une démocratie parlementariste au Portugal. La dictature n'était en dernière analyse que le produit de la domination de classe de la bourgeoisie dans un pays sous-développé. Et d'une bourgeoisie, dans sa majorité réactionnaire, plus soucieuse de ses intérêts particuliers que de ses intérêts généraux. Cette même bourgeoisie, dans le cadre d'une démocratie parlementaire, s'opposerait, par l'intermédiaire de son personnel politique, à toute réforme, à toute mesure lésant tel ou tel de ses intérêts particuliers, elle conduirait à l'immobilisme, au retour en arrière, voire à la dictature de l'extrême-droite. Le MFA en est, semble-t-il, conscient, puisqu'il s'est donné les moyens d'agir autoritairement dans la vie politique et économique, sans avoir à disputer chaque décision aux politiciens bourgeois civils. Mais c'est déjà un renoncement dans les faits au projet politique qui avait été le sien au départ. C'est aussi une voie sans issue, car elle le conduira tôt ou tard à se heurter à la partie la plus réactionnaire et la plus puissante de la bourgeoisie et donc à choisir son camp. Nationaliser, renforcer le pouvoir d'intervention de l'État dans la vie économique, ne peut se faire qu'avec l'assentiment de la majorité de la bourgeoisie et non pas contre elle. Les capitaines qui sont, par origine, par formation et mentalité, des petits bourgeois radicaux, ne sont pas les adversaires de la bourgeoisie, ni ses ennemis de classe. Ils en font partie. Ils en constituent l'aile la plus radicale, mais ils ne sortent pas du cadre bourgeois. A ce titre, si les difficultés économiques et politiques s'accroissent, ils ne pourront que se transformer eux-mêmes en dictateurs ou laisser la place à plus décidés qu'eux, à cette extrême droite militante qui n'a pas désarmé au Portugal.

Pour l'instant les capitaines jouent un jeu difficile. Lancés malgré eux dans une solution de type bonapartiste, ils nationalisent avec prudence les trusts des transports, de l'énergie, des banques, ils exproprient les propriétaires terriens qui possèdent plus de 500 ha, mais dans le même temps, ils tentent de lancer la classe ouvrière dans la bataille de la production, décrètent les occupations de terres réactionnaires et considèrent la grève comme contre-révolutionnaire. Les limites de cette politique ne sont pas données par les élections, mais par la résistance des grandes féodalités d'argent.

Quand l'heure de la vérité sonnera pour les capitaines, si les travailleurs portugais ne se sont pas donné les moyens de lutter, de contrôler, d'agir et de se défendre, ils risquent de payer encore plus cher que le MFA. les illusions démocratiques qui auront conduit à l'affrontement.

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