La politique frontiste et l'attitude des révolutionnaires (Bolivie, Argentine, Chili)01/10/19731973Lutte de Classe/static/common/img/ldc-min.jpg

La politique frontiste et l'attitude des révolutionnaires (Bolivie, Argentine, Chili)

Le prolétariat sud-américain du Chili, de Bolivie et d'Argentine, que d'aucuns avaient enterré comme classe révolutionnaire, depuis la victoire de la révolution cubaine et le début des années 60, au profit de la paysannerie ou de la petite bourgeoisie urbaine, a montré à nouveau au cours de ces cinq dernières années sa combativité. Cette combativité a, chaque fois, contraint les classes possédantes à utiliser les politiciens qui se parent des étiquettes « ouvrier » ou « socialiste », « communiste » ou même « révolutionnaire » pour tenter de tromper les travailleurs, de les démobiliser, voire de les écraser.

Et, à chaque fois, la gauche a accepté de jouer le jeu.

Elle l'a fait de différentes façons, mais toujours selon une politique semblable. Cette politique qui, en Bolivie, a pris la forme de l'Assemblée Populaire soutenant la fraction « relativement progressiste » de la bourgeoisie et de l'armée symbolisée par le général Torres ; en Argentine, celle de l'allégeance de la CGT, du PC et des « groupes révolutionnaires armés » à Campora puis à Peron ; au Chili enfin, celle du gouvernement de l'Unité Populaire auquel ont pris part le Parti Socialiste, le Parti Communiste, différents autres groupes de gauche et, dans une moindre mesure, le Mouvement de la Gauche Révolutionnaire (MIR) ; n'est que la réédition de la politique des Fronts Populaires, des Fronts Nationaux ou des Fronts de Libération, qui ne visent qu'à subordonner étroitement le prolétariat et les masses laborieuses à la bourgeoisie et à son État.

Le bilan d'une telle politique est, hélas, vite tiré pour la classe ouvrière : l'écrasement parfois, la démoralisation toujours.

Dans le « Programme de Transition » Trotsky écrivait à ce propos :

« ... la politique conciliatrice des « Fronts Populaires » voue la classe ouvrière à l'impuissance et fraie la voie au fascisme.

Les « Fronts Populaires » d'une part, le fascisme de l'autre, sont les dernières ressources politiques de l'impérialisme dans la lutte contre la révolution prolétarienne » .

L'utilisation par la bourgeoisie des staliniens, des sociaux-démocrates et des nationalistes pour mener à bien sa tâche d'étranglement du prolétariat n'est pas pour surprendre les marxistes révolutionnaires.

Quant aux syndicalistes nationalistes « de gauche », comme les Lechin en Bolivie ou les dirigeants cégétistes d'Argentine, il serait impropre d'affirmer qu'ils sont passés du côté de l'ordre bourgeois car, en fait, ils n'ont jamais cessé d'être de ce côté de la barricade.

C'est pourquoi, de ce point de vue, prétendre comme le font certains que la majorité de l'Assemblée Populaire bolivienne, la CGT argentine ou l'Unité Populaire chilienne auraient mené par aveuglement, naïveté ou illusions réformistes une politique fausse et, à terme, tragique pour les travailleurs, est un non-sens. Torres, Peron, Allende et leurs complices, quelles que soient leurs origines politiques diverses, ont ceci en commun qu'ils mènent consciemment une politique contre-révolutionnaire. Et s'ils collent l'étiquette « réformiste » ou « sociale » à leur politique ce n'est que pour mieux accomplir leur tâche en trompant les travailleurs : protéger l'ordre bourgeois et son plus fidèle garant, l'appareil d'État, contre toute tentative de révolution prolétarienne.

Cela devrait être une évidence pour tout militant qui se réclame du trotskysme et de la tradition bolchevique, pour tout militant ou groupe qui se veut partie intégrante de l'avant-garde ouvrière, c'est-à-dire dont la tâche est, justement, de préserver l'indépendance politique du prolétariat, condition indispensable à l'accomplissement de sa tâche historique.

Pourtant, non seulement les différents groupements internationaux qui se revendiquent de la IVe Internationale ont été incapables de formuler une telle analyse pour ces trois pays, mais leurs différentes sections locales, lorsqu'elles ont joué un certain rôle dans les événements (comme en Bolivie et en Argentine), ont mené une politique que, dans le meilleur des cas, on peut qualifier d'opportuniste, dans le pire de franchement réactionnaire. Et là où n'existait pratiquement aucun groupe trotskyste organisé de quelque ampleur (Chili) l'attitude du plus important des regroupements internationaux issus de la IVe Internationale, le Secrétariat Unifié, a consisté à s'identifier en grande partie à des groupes centristes tel le Mouvement de la Gauche Révolutionnaire (MIR).

Cela ne peut d'ailleurs surprendre. Car si l'ensemble des groupements trotskystes internationaux ont, dans le passé, pris des positions politiques qui n'avaient pas grand-chose à voir avec le trotskysme (appui à la Révolution Culturelle chinoise de l'ex-Comité International, identification par le Secrétariat Unifié des Fronts de Libération Nationale comme organisations révolutionnaires prolétariennes en Algérie, au Vietnam, dans le Golfe Arabique, etc ... ), le passage pur et simple du SU sur des positions castristes n'a fait qu'amplifier le phénomène.

En effet dans la résolution sur l'Amérique latine adoptée à son IXe Congrès Mondial (1969), le SU, théorisant l'attitude qu'il avait prise depuis plusieurs années déjà, affirmait :

« En fait, dans la plupart des pays, la variante la plus probable est que, pour une période assez longue, les paysans devront porter le poids principal de la lutte et la petite bourgeoisie radicalisée fournira en grande partie les cadres du mouvement ».

Cette orientation anti-prolétarienne, qui, à elle seule, est caractéristique de la politique du SU et des forces sociales qu'il représente, fut la ligne générale selon laquelle durent s'orienter ses sections sud-américaines. Elles suivirent d'autant plus facilement cette orientation, qui les conduisit à une faillite politique complète, qu'elles étaient elles-mêmes gangrenées depuis longtemps par toutes sortes de courants populistes et castristes.

Avocats de la guérilla et partisans de la « guerre révolutionnaire prolongée » comme unique forme de lutte, exaltant la petite bourgeoisie paysanne ou intellectuelle en lui attribuant un rôle et des capacités qui m'appartiennent historiquement qu'au prolétariat, les dites sections se sont trouvées sans aucune boussole politique lorsque le prolétariat s'est mis en mouvement. Car cette montée ouvrière était une hypothèse que n'avait envisagée ni les théoriciens du SU, ni les leaders des sections sud-américaines de cette tendance. Ce qui, pour des gens qui se réclament, au moins en parole, de la Révolution d'Octobre et de la IVe Internationale, est un comble.

En fait, au travers des différentes politiques défendues par les groupes sud-américains qui se réclament du trotskysme et qui les ont conduits soit à l'aventure de la guérilla, soit à l'aplatissement le plus éhonté vis-à-vis des bureaucraties syndicales, c'est la faillite la plus complète de ceux qui se proclament, ou se proclamaient encore il y a peu, « directions internationales du mouvement trotskyste » qui devient flagrante.

Une faillite qui nécessite plus que jamais de reconstruire la IVe Internationale.

 

La tragédie chilienne et la politique centriste du MIR

Le renversement d'Allende par un coup d'État militaire et l'écrasement du prolétariat chilien par la junte de Pinochet sont malheureusement, encore une fois, une vérification sanglante de l'affirmation de Trotsky selon laquelle les Fronts Populaires ouvrent la voie à une répression anti-ouvrière féroce.

Bien que la responsabilité de la défaite du prolétariat chilien incombe aux staliniens et aux sociaux-démocrates qui ont laissé l'état-major en place et en armes face au prolétariat désarmé, on peut aussi s'interroger sur la politique menée par le Mouvement de la Gauche Révolutionnaire (MIR) qui constituait l'extrême gauche de l'unité Populaire, bien que le MIR n'ait joué pratiquement aucun rôle dans le déroulement des événements.

De tradition castriste, le MIR, issu d'une scission des jeunesses socialistes, commença, à partir de 1968, un travail d'agitation parmi les sans-logis, les habitants des bidonvilles, les paysans indiens et les étudiants.

Avant les élections présidentielles de septembre 1970, le MIR était persuadé que le candidat de la gauche ne pouvait l'emporter et il continua à préconiser la lutte armée comme unique chemin vers le socialisme.

La victoire d'Allende le surprit donc totalement. Et, après de brèves hésitations, il effectua un tournant complet et se mit au service de l'Unité Populaire. Le soutien à Salvador Allende devint une constante de sa politique. L'essentiel de la tâche du MIR consista, à partir de ce moment, à faire pression sur l'Unité Populaire dans l'espoir de la pousser de plus en plus à gauche. Pour ne pas gêner Allende, ni rompre le dialogue avec lui, le MIR freina les occupations de terre par les paysans pauvres, occupations dont il avait été jusqu'alors le principal initiateur. Il mit en outre ses groupes paramilitaires à la disposition du président de la République, constitua sa garde personnelle et le secrétaire général du mouvement, Miguel Enriquez, devint même le conseiller personnel d'Allende.

Le MIR avait considéré l'élection d'Allende comme une grande victoire populaire qui facilitait la marche des travailleurs vers la révolution socialiste. Nelson Gutierrez, militant du MIR et président de la Fédération des Étudiants de Conception, s'en expliqua dans un discours prononcé le 30 mai 1971 en présence d'Allende :

« Le contrôle du gouvernement, l'utilisation d'une partie de l'appareil d'État et la neutralisation de l'autre, engendrent des conditions favorables à la mobilisation des masses et peuvent permettre de changer le rapport de forces en vue de l'affrontement définitif qui mettra aux prises les camps en présence ».

Le MIR comptait donc sur Allende et sur l'appareil d'État que ce dernier était censé contrôler pour engager la bataille contre la bourgeoisie. Son rôle consistera alors essentiellement à convaincre Allende de la nécessité de s'appuyer sur la mobilisation des masses populaires pour mener à bien sa tâche.

Loin d'être un pôle et une direction révolutionnaire pour les travailleurs chiliens, le MIR, jusqu'au bout, joua son rôle de « conseiller es socialisme et révolution » de la coalition gouvernementale. Loin de dénoncer devant les travailleurs la politique de trahison de leurs intérêts de classe par le Front Populaire chilien, le MIR se contentera d'être la couverture de gauche de ce Front.

Son attitude rappelle d'ailleurs de façon frappante celle qu'adopta en France Marceau Pivert et la « gauche révolutionnaire » du Parti Socialiste pendant le Front Populaire et les grèves de Juin 1936. Là aussi, loin d'aider les masses à ne pas se laisser tromper par le Front Populaire, Pivert qui fut un temps membre du cabinet de Blum, ne cessa d'exhorter ce dernier à s'appuyer résolument sur les masses et à préparer la révolution.

En Espagne, le POUM mena aussi une politique semblable qui, là aussi, permit aux staliniens, aux sociaux-démocrates, aux anarchistes et au gouvernement républicain bourgeois de démoraliser les travailleurs et de précipiter leur défaite.

Commentant cette politique Trotsky écrivait

« Les chefs du POUM exhortent plaintivement le gouvernement à entrer dans la voie de la révolution socialiste. Les chefs du POUM engagent respectueusement les chefs de la CNT à comprendre, enfin, l'enseignement marxiste sur l'État. Les chefs du POUM se considèrent comme des conseillers « révolutionnaires » auprès des chefs du Front Populaire. Il faut dévoiler devant les ouvriers syndicalistes et anarchistes la trahison de ces messieurs qui se donnent le nom d'anarchistes mais s'avèrent en réalité de simples libéraux. Il faut fustiger impitoyablement le stalinisme comme la pire agence de la bourgeoisie » . ( Problèmes de la révolution espagnole. La victoire est-elle possible ? )

Le MIR justifia sa politique par la nécessité de « l'unité des forces de gauche » face à la droite. Il écrivait ceci en septembre 1970 :

« La politique qui doit prévaloir sur tous les plans et sur tous les fronts, est celle qui répond à la nécessité de regrouper les forces et de frapper l'ennemi principal. Pour cette raison, l'union de toutes les forces destinées à affronter l'ennemi était et reste fondamentale : elle relègue au second plan les divergences des différentes forces de gauche ».

Cette union, le MIR la préconisait avec ceux-là mêmes qui, non seulement s'interdisaient de toucher à l'appareil d'État bourgeois, à l'armée, à la police, mais faisaient voter une loi interdisant aux travailleurs de porter les armes et appuyaient l'état-major dans sa lutte contre les soldats et les marins loyalistes. Dans ces conditions l'appel aux ouvriers à s'armer et à s'organiser en vue de (d'affrontement définitif » n'était qu'un verbiage stérile et trompeur.

De ce point de vue le MIR a apporté sa pierre à la défaite du prolétariat chilien.

 

La Bolivie : deux groupes « trotskystes », deux politiques erronées

La Bolivie est sans doute le pays d'Amérique latine où a existé la plus forte des organisations trotskystes : le Parti Ouvrier Révolutionnaire (POR.).

Déjà dans les années 1952-1953 le POR., alors unifié, avait mené aux acclamations de l'immense majorité du mouvement trotskyste, toutes tendances réunies, une servile politique de suivisme par rapport au gouvernement nationaliste de Paz Estensoro et surtout de son aile gauche incarnée par le dirigeant syndicaliste Lechin.

Avec le renversement de Paz Estensoro, en 1964, l'armée s'empare directement du pouvoir. Le général Barrientos devient l'homme fort du pays. A sa mort, en 1969, c'est un civil, Salinas, qui va le remplacer à la tête de l'État, mais qui sera bientôt destitué par un autre général, Ovandio Candia. L'armée va alors se diviser. Candia, un an après sa venue au pouvoir, est sommé de démissionner par une junte militaire dont le leader est le général Miranda. Candia, pour que les forces armées ne s'entre-déchirent pas, accepte. Mais un de ses ministres, le général Torres, lié à Lechin, s'empare du pouvoir le 12 octobre 1970. Pour l'appuyer et barrer la route à Miranda, la Centrale Ouvrière Bolivienne, dont Lechin est le leader, a lancé un ordre de grève générale qui est très largement suivi.

A partir de ce moment, la classe ouvrière bolivienne va se mettre en mouvement à la suite de son noyau le plus radical : le prolétariat des mines.

Et si les partisans d'Ovanda ont préféré différer l'épreuve de force avec les travailleurs, toute la politique de Torres, de Lechin et de leurs alliés de gauche, sera de tout faire pour empêcher les travailleurs boliviens de remettre en cause l'État bourgeois et de canaliser le mouvement vers une voie de garage. Et, pour mener à bien cette entreprise, les groupes « trotskystes » leur apporteront leur modeste concours.

 

Le POR (Moscoso) et le POR (Lora)

Au moment où Torres prend le pouvoir, il existe, en Bolivie, deux organisations qui se réclament du trotskysme et qui sont issues du PCR. de l'après-guerre qui a scissionné en 1956 : le POR (tendance Moscoso) qui est la section bolivienne du Secrétariat Unifié, et le POR. (tendance Lora) plus ou moins proche alors de feu le Comité International.

Lorsque se produit la mobilisation ouvrière, le groupe de Moscoso est depuis longtemps complètement aligné sur les guerilleros de l'Armée de Libération Nationale (E.L.N.), créée par Che Guevara. Moscoso estime que la seule voie possible pour la révolution socialiste est la guerre de guérilla. Il n'a pratiquement aucun appui dans la classe ouvrière et ne cherche guère à s'y implanter.

La montée ouvrière va le prendre complètement au dépourvu. Un mois après la grève générale lancée par la COB le journal de Moscoso Combate écrit :

« Malgré les échecs, la libération nationale et sociale passe toujours par la guérilla » (1re quinzaine de novembre 1970).

Et si, jusqu'en août 1971, date du renversement de Torres, la lutte armée reste son leitmotiv favori, le groupe de Moscoso sera incapable de s'orienter dans une situation qu'il n'avait pas prévue. En fait, étranger à la classe ouvrière et à son combat, incapable de définir un programme d'action qui chercherait à s'appuyer sur les besoins et les aspirations les plus profonds des masses travailleuses, le POR (Moscoso) restera, tout au long des événements, en dehors du mouvement des masses.

L'autre groupe trotskyste, le POR (Lora), eut une attitude complètement différente mais tout aussi erronnée. L'essentiel de sa politique fut de coller vaille que vaille aux staliniens, de soutenir Lechin de concert avec eux, alors que ce dernier appuyait inconditionnellement Torres.

Cette alliance entre les partisans de Lora, les staliniens et Lechin n'était pas nouvelle. Déjà, lors de la « révolution » de 1952-1953, l'essentiel de la politique de Lora n'était pas de dénoncer Lechin et la COB qui apportèrent un appui sans faille à Estensoro, mais de demander à la COB léchiniste de prendre le pouvoir. Aux dires de Lora, cela aurait transformé ipso facto la Confédération syndicale... en soviet.

Une autre variante consistait à établir un gouvernement formé du POR et des nationalistes de gauche, gouvernement qui deviendrait alors... un gouvernement ouvrier et paysan. Le POR. affirmait lors de son Xe Congrès en juin 1953 :

« Un gouvernement de coalition du POR et du Mouvement Nationaliste Révolutionnaire serait une manière de réalisation de la formule « gouvernement ouvrier et paysan » qui, à son tour, constituerait l'étape transitoire vers la dictature du prolétariat ».

 

L'Assemblée populaire

En 1970 et 1971 le groupe Lora réédita la même politique. Sa dépendance totale à l'égard des staliniens et des nationalistes fut particulièrement nette au sein de l'Assemblée Populaire, organisme créé en janvier 1971 à la suite d'une tentative de coup d'État contre Torres. Créée par en haut, par les directions de la COB, du PC, du Parti Révolutionnaire de la Gauche Nationale et du groupe Lora, l'Assemblée Populaire eut pour fonction essentielle d'appuyer le gouvernement Torres.

Les travailleurs n'eurent jamais aucun contrôle ni sur son élection, ni sur ses débats, ni sur son fonctionnement. Et Lora, qui l'avait aussitôt baptisée « premier soviet d'Amérique latine », ne fit strictement rien pour sortir de son cadre et pour mobiliser les masses ouvrières contre Torres et ses alliés de gauche. Il faut dire que Lora considérait les uns et les autres comme des représentants de la bourgeoisie progressiste avec lesquels il fallait s'entendre.

Ce qui ne l'empêchait d'ailleurs pas de se plaindre amèrement du désintérêt des travailleurs pour une telle assemblée. Il déclara plus tard :

« Nous avons dû constater que les masses ne se mettaient pas vraiment en mouvement et qu'elles faisaient preuve d'une terrible négligence dans la désignation de leurs délégués ».

Rien ne fut fait pour armer les masses ouvrières et les mettre en garde contre le danger d'écrasement qui les guettait. Et si, au sein de l'Assemblée Populaire, le groupe Lora souleva hardiment la question de l'armement du prolétariat, ce fut pour se partager avec le PRIN, les staliniens pro-Moscou et pro-Pékin et le Mouvement de la Gauche Révolutionnaire (MIR)... les postes de l'état-major de la future armée prolétarienne qui n'existait toujours pas.

Comme devait l'affirmer plus tard un groupe pourtant rattaché à la même tendance internationale que Lora :

« L'Assemblée Populaire est devenue un cadre de discussion avec le nationalisme de gauche et le stalinisme au lieu d'être une arène de combat par l'intermédiaire de laquelle... le POR mobiliserait ouvertement et audacieusement les masses contre Torres et ses alliés : Lechin et les staliniens » (groupe israélien « Avant-Garde » Correspondance Internationale, octobre 1972).

Dans ces conditions, il n'est donc pas étonnant que le général Banzer ait pu renverser Torres sans coup férir et que, nulle part, la classe ouvrière ne se soit mobilisée largement pour défendre un gouvernement qui avait tout fait pour la démobiliser et qui y était d'ailleurs parfaitement parvenu.

Si durant toute cette période, les polémiques furent fort vives entre les deux fractions du POR., elles se retrouvèrent finalement d'accord quelques mois plus tard pour entrer ensemble dans un « Front Révolutionnaire Antifasciste », sorte de Front Populaire de l'exil, où voisinaient à leurs côtés les partisans de Torres, les nationalistes de gauche de Lechin, les staliniens, etc... Ce Front qui, dans son manifeste, s'adressait aux « patriotes », appelait à « l'unité combattante de toutes les forces révolutionnaires, démocratiques et progressistes » , afin de mettre sur pied « un pouvoir populaire et national ».

En fait Lora et Moscoso sont passés du Front Populaire au Front National de Libération en manifestant une remarquable constance dans leurs efforts à s'intégrer à tous les courants nationalistes, bourgeois ou petits-bourgeois, que comptait le pays. Et ce sont ces gens qui sont censés défendre, en Bolivie, le trotskysme et les intérêts historiques de la classe ouvrière. On ne sait, de la honte ou de l'écoeurement, quel sentiment doit prévaloir face à une telle situation.

 

L'Argentine ou les compromissions avec le péronisme

En Argentine la situation ressemblait, par certains côtés, à celle de la Bolivie. Là aussi un mouvement nationaliste puissant, le péronisme, contrôlait les organisations syndicales, s'appuyant notamment sur la popularité dont jouissait Peron dans les masses ouvrières.

Des dix années du règne de Peron (1945-1955) les bureaucrates cégétistes ne voulaient retenir que les avantages sociaux octroyés aux travailleurs par le « lider » du justicialisme, avantages qui n'avaient été rendus possibles que par la situation extrêmement favorable qu'avait connue l'Argentine au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Dans leur propagande, ils oubliaient les atteintes au droit de grève, à la liberté politique ou le blocage des salaires qu'imposa le régime à la veille de son renversement.

Grâce à la situation faste de la bourgeoisie locale de 1945 à 1949, Peron avait pu acheter corps et âme une bureaucratie ouvrière qui resta, pour ces raisons, attachée à sa personne et à sa cause.

Lorsque Peron fut renversé par l'armée, en 1955, la classe ouvrière ne bougea pas pour défendre celui qui s'était pourtant targué d'être le champion des plus pauvres, des sans-chemise.

Les différents gouvernements qui se succédèrent alors furent incapables de ramener la paix sociale sur une longue période. Durant 18 ans, la vie politique du pays ne connut guère de stabilité. Frondizi, Illia, Levingstone, furent successivement renversés en 1962, 1966 et 1971. Chaque fois l'armée tenta, sans succès, de mettre sur pied un pouvoir plus « fort » que le précédent. Et, malgré toutes sortes d'entraves mises à son activité politique et syndicale (interdiction des organisations, des grèves, emprisonnement des militants, etc...), la classe ouvrière argentine ne cessa de se battre.

A partir de 1968, la tension va monter et culminer, quelques mois plus tard, dans les deux mouvements de Cordoba en mai 1969 et en mars-avril 1971. Il s'agissait de véritables soulèvements ouvriers au cours desquels les travailleurs tinrent la rue malgré les tanks de l'armée et les forces de police dépêchées sur place. Ils érigèrent des barricades et transformèrent certaines usines en camps retranchés. Et si, finalement, les militaires parvinrent à reprendre la situation en main, ils ne purent effacer l'impression considérable qu'avaient fait ceux de Cordoba sur l'ensemble des travailleurs du pays. D'autres mouvements du même type, mais de moindre ampleur, eurent d'ailleurs lieu à Mendoza et Mar de Plata. Et, pendant toute cette période, plusieurs grèves générales de courte durée furent lancées par la CGT, grèves qui furent, dans l'ensemble, des succès.

Parallèlement, au niveau de la petite bourgeoisie intellectuelle, la situation se détériora rapidement. Les occupations d'universités firent pendant aux occupations d'usines, et les étudiants rejoignirent bien souvent la classe ouvrière dans la rue. C'est dans ce milieu en pleine ébullition que se créèrent les groupes de guérillas urbaines qui se réclamèrent tantôt du péronisme (Forces Armées du Peuple, Forces Armées Révolutionnaires, Montoneros), du maoïsme (Forces Armées de Libération) voire du trotskysme (Parti Révolutionnaire des Travailleurs Armée Révolutionnaire du Peuple PRT-ERP).

Leurs actions (enlèvements ou exécutions de PDG, de généraux, attaques de banques ou de fourgons bancaires, distributions de vivres ou d'effets dans les bidonvilles, désarmement de policiers ou de gardiens d'usines, etc... ) suscitèrent souvent une certaine sympathie au sein de la population laborieuse.

Face à la montée ouvrière, au mécontentement étudiant et aux actions terroristes de l'extrême gauche, la bourgeoisie argentine s'est résolue à jouer la carte, si défraîchie et si aléatoire soit-elle, du mythe péroniste. C'est sous la présidence du général Lanusse que la première opération pro-péroniste se déroula. Il s'agissait d'abord, afin de contenir la montée ouvrière, d'obtenir la caution de Peron, et d'utiliser le prestige du vieux « lider » pour faciliter l'élection de Campora.

De longues négociations s'engagèrent avec l'exilé de Madrid, d'autant plus laborieuses sans doute que la bourgeoisie dut convaincre une partie de l'état-major, hostile au péronisme, d'accepter cette solution. Les milieux d'affaires donnèrent publiquement leur appui au retour de Peron et celui-ci revint au pouvoir, via Campora. Très vite il apparut que la solution péroniste requerrait le retour du dictateur en personne.

Et la candidature de Campora aux élections présidentielles de mars 1973, puis celle de Peron aux élections de septembre après la démission de Campora amenèrent les organisations de guérillas péronistes à déposer les armes et à se rallier sans réserve au Mouvement National Justicialiste.

Mais quelle fut alors l'attitude des organisations trotskystes

 

L'ERP-PRT., section argentine du Secrétariat Unifié

Farouche partisan de la « guerre révolutionnaire prolongée » l'Armée Révolutionnaire du Peuple-Parti Révolutionnaire des Travailleurs (ERP-PRT) sombra dans la plus totale confusion et éclata lorsqu'il devint évident que l'opération Peron allait réussir. Une de ses fractions, appelée ERP 22, se rallia ouvertement à Campora, les autres restèrent sans perspective et sans programme.

Organisation petite-bourgeoise, sans lien avec la classe ouvrière, le PRT, et son journal « El Combatiente », en complet accord avec le IXe Congrès Mondial du SU, s'était lancé dans la guerilla urbaine et préconisait une « guerre prolongée comme seul chemin pour le pouvoir ouvrier en Argentine et dans toute lAmérique latine » (El Combatiente cité par Rouge le 11 juin 1969). Et, pour que cette guerre prolongée soit victorieuse, il préconisait « l'unité de l'avant-garde combattante » c'est-à-dire l'unité avec les groupes péronistes armés. Le PRT (El Combatiente) était absolument incapable de définir un programme en fonction des intérêts et du niveau de conscience des travailleurs. Et face à l'opération Campora le PRT (El Combatiente), qui avait complètement sous-estimé l'impact du péronisme sur la classe ouvrière, ne fut capable que d'ânonner des mots d'ordre aussi généraux et aussi peu concrets que « Ni putsch, ni élections : révolution » .

Quant au Secrétariat Unifié, son attitude vis-à-vis du PRT ( El Combatiente) fut des plus caractéristiques. Dans un premier temps, il accorda son appui total à la politique du PRT-ERP :

« Aujourd'hui, le PRT, engagé sur la voie de la lutte armée constitue une des plus solides sections de la lViei Internationale » affirmait Rouge le 13 avril 1970.

Et un an plus tard Livio Maitan renchérissait :

« Dans la période récente, à la suite aussi bien de son propre renforcement que des difficultés qu'ont connues les autres organisations, c'est l'ERP qui est apparue comme la force la plus dynamique, la plus capable de conduire des actions spectaculaires susceptibles de gagner des sympathies très larges » . (dans Rouge, 19 avril 1971).

Mais, après la déconfiture complète du PRT, le ton commence à changer. Rouge écrit le 30 mars 1973, au lendemain de la victoire de Campora :

« Dans le cadre de la stratégie de « guerre révolutionnaire » le PRT avait depuis deux ans une orientation précise : l'unité des organisations armées. L'évolution des organisations péronistes armées a laissé nos camarades totalement isolés sur le plan militaire.

Parallèlement, le prestige acquis à la suite des actions audacieuses par le PRT-ERP n'a pas été véritablement capitalisé politiquement: la sympathie diffuse de larges secteurs des masses argentines envers nos camarades, dans la mesure où elle n'était pas organisée, politisée, n'a pas résisté à la démagogie électoraliste et populiste du péronisme ».

Deux mois plus tard, même son de cloche :

« Des mots d'ordre aussi généraux que « pour la guerre et le socialisme » ou « former des commandos d'appui à l'ERP » ne peuvent pas apporter de perspectives concrètes, à l'avant-garde large qui cherche à se regrouper et à s'organiser dans le contexte actuel... Proclamer que la guerre contre les forces armées continuera peut symboliser un refus vigoureux de se soumettre, de capituler, mais cela n'ouvre en rien une perspective de débordement aux masses » (Rouge 8 juin 1973).

A mots couverts cela ne signifie rien d'autre que la reconnaissance de l'échec complet du PRT et de sa politique. Bien tardivement d'ailleurs.

Mais peut-on honnêtement s'étonner d'un tel échec ?

 

Une organisation trotsko-maoïste ?

Par ailleurs l'exemple argentin est révélateur de l'opportunisme du Secrétariat Unifié en matière d'organisation. Car le PRT, baptisé officiellement par le SU, « section argentine de la IVe Internationale », n'est, en rien une organisation trotskyste. Non seulement parce que sa politique, au même titre que celle du SU, n'a rien à voir avec le Programme de Transition et la tradition de la IVe Internationale de Trotsky, mais encore parce que ses dirigeants ont publiquement refusé l'étiquette « trotskyste ».

Dans une interview à la revue « Punte Final (29 août 1972) deux dirigeants du PRT affirmaient :

« Le parti qui dirige l'armée révolutionnaire du Peuple (ERP), le Parti Révolutionnaire des Travailleurs (PRT-Combatiente) se définit idéologiquement lui-même comme marxiste-léniniste et accueille les contributions de divers révolutionnaires d'autres pays, y compris celle de notre principal commandant, Che Guevara. Il accueille aussi les contributions que Trotsky, Kim Il Sung, Mao Tsé Tung et le général Giap ont apportées à la révolution. Nous croyons qu'il est inadéquat et non approprié de définir idéologiquement cette organisation comme trotskyste ».

Loin de nous l'idée de contredire sur ce dernier point les militants du PRT. Ils n'ont effectivement rien de trotskyste. D'ailleurs, dans une brochure intitulée « La seule voie vers le pouvoir des travailleurs et le socialisme » ils se donnent comme tâche « théorique » essentielle de « fondre les contributions principales du trotskysme et du maoïsme en une unité supérieure capable d'être un retour réel au léninisme ».

Et tout ce galimatias du PRT, émaillé parfois d'attaques de type stalinien contre le mouvement trotskyste qui comprendrait notamment « des aventuriers contre-révolutionnaires », prouve simplement que le SU n'est pas très regardant quant à l'affiliation de nouvelles sections.

 

Le Parti Socialiste des Travailleurs

L'autre tendance trotskyste argentine qui, en 1969, était considérée comme « groupe sympathisant » du SU, est celle dirigée par Manuel Moreno, ancien membre du Comité International de la SLL et de l'OCI Ce groupe, qui s'appelait primitivement le PRT (tendance la Verdad), est devenu le Parti Socialiste des Travailleurs après sa fusion avec une petite organisation centriste, le Parti Socialiste Argentin dirigé par Juan Carlos Coral.

Hostile à la guérilla, le PST., qui considère le travail au sein des syndicats ouvriers comme sa tâche essentielle, a présenté un candidat ouvrier contre Campora puis Peron en appelant les travailleurs argentins à un vote de classe.

Cette orientation, globalement plus juste que celle du PRT-ERP, n'est néanmoins pas exempte de compromissions avec le péronisme. Ainsi « Avanzada socialista », le journal du PST., publiait en mai 1973 une lettre ouverte à Campora. Ce texte se voulait une réponse à la proposition que le nouveau président de la République avait faite aux différentes formations politiques « d'échanger des impressions sur le plan proposé par le Mouvement National Justicialiste pour la Reconstruction et la Libération Nationale » . Citons quelques passages de ce texte :

« Notre parti a toujours été disposé au dialogue public avec les forces politiques et il ne pourrait en être autrement cette fois alors que l'invitation provient d'un président élu par un vote clairement majoritaire du peuple travailleur et qui, dans quelques heures, va constituer un gouvernement dans lequel la classe ouvrière met de grands espoirs...

Nous sommes tout à fait d'accord avec votre volonté de garantir et d'élargir les libertés et les droits accordés par la Constitution Nationale dans le plein respect des minorités...

L'augmentation de la rétribution du travail permettrait une consolidation du marché intérieur, support d'une industrie nationale qui actuellement, dans certains secteurs, ne fonctionne qu'à 50 % de sa capacité productive...

Sur ce point (la nationalisation des trusts) le péronisme a une tradition et des antécédents tout à fait valables..

Si le gouvernement du docteur Campora s'inspire de ce type de mesures et les adopte, alors ses projets de libérer et de reconstruire le pays deviendront une réalité. Dans ce cas le PST. appuiera chaque mesure qui signifiera un pas en avant contre l'impérialisme et le capitalisme » .

Si ce type de lettre ouverte n'est nullement à rejeter a priori par les révolutionnaires, son contenu n'en doit pas moins être une critique explicite des dirigeants auxquels les masses ont donné leur confiance. Or là le PST., par tactique ou opportunisme, partage une bonne partie des illusions de ses lecteurs sur ce qu'est réellement Campora et les intérêts de classe qu'il défend.

D'ailleurs, même dans sa partie « critique » envers Campora et le péronisme, le PST. ne peut s'empêcher de donner de grands coups de chapeau à Peron :

« Mais cet appui anticipé et public au type de mesures que nous aimerions voir prendre par le prochain gouvernement nous oblige aussi à exposer publiquement nos doutes sur le processus qui va commencer le 25 mai.

Nous reconnaissons que le gouvernement du général Peron - spécialement dans sa première période et pour des raisons internationales et nationales qu'il ne s'agit pas de réitérer - fut un des gouvernements les plus indépendants des pressions impérialistes que le pays ait connu...

Les marges de manoeuvres dont disposait le général Peron durant sa première période de pouvoir se sont maintenant rétrécies... »

La lettre ne rappelle même pas les mesures anti-ouvrières que n'hésita pas à prendre le « lider » du justicialisme. Et le texte se conclut ainsi :

« Pour mener à bien la lutte économique et politique, il faut commencer par réclamer, outre les mesures que nous avons déjà citées, une participation majoritaire (de la classe ouvrière) au gouvernement à travers un cabinet ouvrier désigné par la CGT. et sa progression vers le socialisme par des mesures de plus en plus avancées... »

En fait une telle politique ne peut que semer des illusions quant à ta nature de la fraction péroniste qualifiée de « révolutionnaire » par le PST.. Notons enfin que le texte ne dit pas un seul mot du désarmement de l'armée et de la police dans un pays où les forces de répression ont été, ces dernières années, employées systématiquement contre les travailleurs.

 

Reconstruire la IVe Internationale

La faillite du SU et des morceaux épars de l'ex-CI impose plus que jamais aux révolutionnaires la reconstruction de la IVe Internationale sur des bases prolétariennes, d'une Internationale capable de défendre les acquis du marxisme révolutionnaire et du bolchevisme face aux détracteurs et aux faussaires de toute sorte, qu'ils s'intitulent « communistes », « socialistes », « révolutionnaires », « castristes », « marxistes-léninistes » ou même « trotskystes ».

Et cette reconstruction est le seul gage que les militants révolutionnaires, qui sont tombés en Amérique latine, trompés, chloroformés Par les directions contre-révolutionnaires du mouvement ouvrier et l'inconsistance des groupes centristes, massacrés par les armées bourgeoises que tous avaient laissées intactes, seront un jour vengés.

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