La gauche doit-elle combattre ou soutenir la lutte des petits commerçants aux prises avec l'État ?01/12/19731973Lutte de Classe/static/common/img/ldc-min.jpg

La gauche doit-elle combattre ou soutenir la lutte des petits commerçants aux prises avec l'État ?

La grève unanime des détaillants qui, le 15 novembre dernier, dans toute la France, fit baisser le rideau de la quasi-totalité des boutiques, a témoigné de la profondeur du mécontentement des petits commerçants.

Dans un pays comme la France où le petit commerce est encore très nombreux et donne encore sa physionomie à la vie sociale des centres urbains, une grève aussi unanime a transformé les villes en cités mortes. Les magasins à grande surface n'ont pu suppléer la fermeture des boutiques, cafés, restaurants, etc..., et chacun a senti peser le poids économique du petit commerce dans la vie de tous les jours.

Pourquoi cette grève ? Parce que le gouvernement, feignant de partir en guerre contre l'inflation qui a dépassé au dernier trimestre le rythme déjà accéléré des autres pays européens, a inscrit comme première disposition de son pseudo-train de mesures anti-inflationniste, la taxation des marges bénéficiaires des petits commerçants sur un certain nombre de produits. Le tout, à grand renfort de publicité et de communications télévisées gouvernementales.

Les petits commerçants étaient ainsi désignés sans ambiguïté possible à l'opinion publique comme les fauteurs de vie chère, les grands responsables de la dégradation du niveau de vie des consommateurs.

On n'allait pas jusqu'à dire qu'ils étaient responsables de la crise du dollar et de la mévente du concorde mais, face au mécontentement grandissant de l'opinion publique devant la montée des prix, ils se voyaient attribuer le rôle ingrat de boucs émissaires.

Le gouvernement en tirait le double avantage d'avoir l'air de prendre des mesures fermes contre la montée des prix et de détourner de lui la colère de l'opinion ouvrière. Cette grossière diversion, s'appuyant démagogiquement sur l'hostilité traditionnelle des travailleurs vis-à-vis des boutiquiers, a cependant réussi dans certains milieux de « gauche », voire « d'extrême gauche ».

Et ceux-là même qui soutiennent sans embarras ni critique la lutte des étudiants ou des paysans, ont tenu à prendre leurs distances vis-à-vis de celle des petits commerçants, quand ils n'ont pas été jusqu'à la condamner purement et simplement. Si certaines couches de la petite bourgeoisie trouvent grâce à leurs yeux, d'autres, au contraire, se voient chargées de tous les pêchés. Par leur place dans l'économie, par leurs préjugés et leur mentalité réactionnaire, les petits commerçants se sont vus rejetés dans le camp du capital et promus ennemi, sinon N° 1, du moins N° 2.

Cet impressionisme, ou plutôt ce « gauchisme » politique de nombreux groupes d'extrême gauche, du PSU, de la CFDT, a été contrebalancé à l'autre bout par l'opportunisme du PCF qui après avoir depuis plusieurs années condamné les actions radicales d'un Nicoud, s'est déclaré solidaire des petits commerçants et d'une forme de lutte légaliste et raisonnable pouvant avoir des prolongements ultérieurs favorables à la « Gauche ».

Bref, une fois de plus, le problème posé par la lutte des petits commerçants a été abordé et discuté d'une manière fort peu socialiste.

En France, les petits commerçants indépendants forment une couche particulièrement importante de la petite bourgeoisie urbaine et rurale et une couche particulièrement vulnérable. Il y a en France près d'un million de commerces de détail (dont la moitié d'alimentation), soit une moyenne d'une boutique pour 54 habitants (après la Belgique, c'est la concentration la plus forte d'Europe dont la moyenne est d'un magasin pour 71 habitants). Cela représente plus de deux millions de personnes. L'écrasante majorité de ce million de magasins sont des petits commerces indépendants, dont 50 % n'emploient pas de salariés. Les plus modestes d'entre eux sont parmi les premiers à faire les frais de la politique de déflation gouvernementale, comme ce fut le cas dans les années 1950, lorsque, pour la seule année 1954, 3 000 fonds de commerce disparurent dans le midi de la France pendant que les magasins à succursales multiples prospéraient. Mais il n'est même pas besoin de scruter les chiffres pour juger de l'importance politique que peuvent prendre les petits commerçants pour la classe ouvrière.

L'histoire de ces vingt dernières années est démonstrative à cet égard. dans les années 1950, les petits commerçants ulcérés, et particulièrement les plus pauvres d'entre eux, les boutiquiers sans clientèle des zones rurales, les « tondus » comme ils se nommaient eux-mêmes, s'enrôlèrent derrière poujade qui, comme nicoud quinze ans plus tard, inspira des « actions directes » contre le fisc, puis vira rapidement à la démagogie d'extrême droite. l'importance du mouvement se révéla lors des élections législatives de 1956 où à la stupéfaction générale, le mouvement poujadiste recueillit 2 500 000 voix et envoya 52 députés siéger à la chambre, avant de s'effondrer de lui-même dans les années qui suivirent.

En 1969, la révolte des petits commerçants de l'Isère (le mouvement de « La Tour du Pin » ), qui passèrent à l'action directe en faisant sauter les vitres des perceptions, en expulsant les contrôleurs du fisc, en ridiculisant les hauts fonctionnaires, fit des commerçants les nouveaux « contestataires ». Un an après 68, dans le délicat équilibre économique et social de l'époque, un mouvement de masse des petits commerçants et artisans, menant une politique de coups d'éclats, risquait d'ébranler un pouvoir fragile et pouvait faciliter l'expression de tous les mécontentements. La gauche, et le Parti Communiste en tête, choisirent, sans l'ombre d'une hésitation, le parti de l'ordre. C'est alors qu'on vit « L'Humanité » jeter l'anathème sur les contestataires, criant à « l'ultra-poujadisme » de Nicoud et des commerçants de « La Tour du Pin ». De la même façon, lors du succès relatif des listes du CID.-U.N.A.T.I. (organisations commerçantes contestataires) aux élections aux conseils d'administration des caisses d'assurances maladie, « L'Humanité » se plaignait de ce que « Les listes néo-poujadistes du CID. et de l'U.N.A.T.I. ont bénéficié de la propagande que la télévision et la grande presse ont consacré aux agissements de leurs leaders » .

Il faut dire que depuis des années maintenant, les organisations de gauche françaises ne manquent pas une occasion de dresser devant les travailleurs l'image inquiétante du petit bourgeois en colère, comme si le boutiquier, électeur honorable et dont il faut gagner la sympathie quand il reste bien sage dans sa boutique prospère, devenait automatiquement une graine de fasciste quand il se révolte. Quand les réformistes, le PC en tête, veulent justifier la modération de leur programme politique, ils se cachent derrière les classes moyennes, les boutiquiers, la petite bourgeoisie qu'ils « ne veulent pas effrayer » pour ne pas la jeter dans les bras du fascisme. Et c'est justement lorsque cette gauche, comme au Chili, en refusant de s'attaquer aux trusts, à la grande bourgeoisie, pour surmonter la crise économique, en multipliant des palliatifs dérisoires qui briment en premier ces mêmes classes moyennes, les rejettent justement vers l'extrême droite, qu'elle répand la fable selon laquelle Allende aurait été victime de la petite bourgeoisie qui, pour se protéger des gauchistes et de leurs excès, aurait fait appel à l'armée.

Si lors de cette dernière journée du 15 novembre le PCF et la CGT ont fait preuve d'un peu plus de décence et ont abandonné les invectives contre les « ultra-poujadistes », sans doute parce que le dernier mouvement des commerçants, malgré la combativité qu'il a révélée, est resté politiquement très circonscrit et parfaitement canalisé par les organisations de commerçants traditionnelles, s'ils ont donc pour leur part consenti à dénoncer la démagogie des mesures gouvernementales contre les commerçants, par contre les autres organisations ouvrières, FO et la CFDT, n'ont plus connu aucune retenue. FO, fidèle à sa politique collaborationniste et responsable vis-à-vis du grand capital, a toujours cherché à dévier la colère et l'attention des travailleurs contre les petits commerçants, boucs émissaires tout choisis. Elle patronne, avec la collaboration de syndicats patronaux et paysans, la création d'une nouvelle « organisation de défense des consommateurs » qui doit voir le jour au 1er janvier 1974, et qui, loin de défendre réellement les consommateurs, se garde bien de mettre son nez dans la fabrication des produits mais vise principalement les détaillants et non les industriels. La CFDT pratique la même démagogie. Son secrétaire général, Edmond Maire, déclarait le 16 décembre : « On ne peut pas s'allier avec n'importe qui sur n'importe quoi » . Décidément, il faut une grève des petits commerçants pour que la CFDT fasse preuve d'une soudaine intransigeance de « classe » à laquelle elle ne nous avait pourtant pas habitués. C'est dans cet esprit que la CFDT de la métallurgie a fait distribuer un tract intitulé « capitalisme ras-le-bol », le lendemain de la grève des commerçants : « Qu'à cela ne tienne, les commerçants se mettent en grève. Tout comme un travailleur, qu'ils ont pourtant beaucoup plus souvent critiqué que soutenu. Et cela, pourquoi ? pour défendre leur marge bénéficiaire, leur profit... comme n'importe quel patron. Et le gouvernement, si prompt à envoyer les CRS à Lip ou ailleurs, là, laisse faire : ce sont des électeurs plutôt U. D. R. d'habitude, pas comme ces ouvriers ! » . Rien ne manque, y compris l'appel du pied aux CRS, le reste à l'avenant.

Mais à la première grève des commerçants, on voit aussi une organisation « de gauche » comme le PSU, se targuer soudain d'un esprit de classe prolétarien intransigeant et brandir devant la classe ouvrière la menace du commerçant-au-couteau-entre-les-dents. C'est ainsi que, ne craignant pas le ridicule, Tribune Socialiste (organe du PSU) du 21 novembre évoquait les sueurs froides qu'avait suscitée à ses rédacteurs cette terrible journée du 15 novembre : « Paris, jeudi, c'était le Santiago des derniers jours de l'Unité Populaire quand les boutiquiers avaient clairement exprimé leur choix de classe en baissant rideau. Mais ici avec la confusion idéologique en prime, celle des périodes de crise larvée où ça se remet à puer le poujadisme, cet avant-goût de fascisme » . Le PSU qui, décidément, a des leçons de conscience de classe à revendre dès que les commerçants lèvent le petit doigt, déclare dans Tribune Socialiste : « Ceux qui lèvent l'étendard de la révolte contre le capitalisme moderne et pour la défense du capitalisme archaïque en voie de disparition, ont-ils quelque chose à faire dans le camp de ceux qui se battent pour l'édification d'une société socialiste ? Nous ne le pensons pas » ... « Comment ne pas voir que leur anticommunisme viscéral les empêchera toujours de rejoindre ce camp ? » . Mais cette intransigeance qui prêterait à sourire tellement la formulation en est caricaturale, ne fait que masquer l'électoralisme, viscéral lui aussi, du PSU comme le montre, une ligne plus loin, la seule preuve que le rédacteur apporte à l'appui de sa démonstration : « Le choix - au moment du bulletin de vote - ne se fera peut-être plus en faveur de l'UDR ; il ne se fera pas pour autant en faveur de la gauche : c'est la leçon du poujadisme en 1956 ». Pourquoi, franchement, perdre son temps avec une classe sociale incapable de « bien » voter ? ...

Voilà comment de telles organisations de gauche font de la petite bourgeoisie le souffre-douleur de leur refus de s'attaquer à l'État bourgeois, et de transformer la société de façon radicale.

Quant à l'extrême gauche, elle s'est, une fois de plus, divisée sur cette question comme sur bien d'autres. Tandis que la plupart des maoïstes ont violemment condamné la grève des petits commerçants, Rouge, plus nuancé, titrait dans son numéro du 16 novembre : « Faut-il soutenir les commerçants ? » . On ne peut pas dire que l'article réponde à la question. « Leur mouvement actuel ne peut être soutenu inconditionnellement » . Et Rouge explique qu'il y a plusieurs sortes de commerçants : les gros, qui pourraient mettre au chômage technique leurs salariés, les petits, qui font crédit aux travailleurs en grève, ceux qui se sont enrichis sur la famine des travailleurs pendant la guerre, et ceux qui, à Besançon, ont distribué gratuitement leurs stocks dans le cadre de la grève. Il y a les bons, ceux qui se mettent aux côtés du prolétariat, et les mauvais, les autres. Ceux qui sont du bon côté, « seront bien sûr soutenus par les travailleurs » . Est-ce cela le soutien conditionnel aux commerçants ? S'agit-il pour les révolutionnaires de proclamer leur solidarité, d'accorder leur soutien aux commerçants qui ont, en somme, une conscience de classe prolétarienne ? Franchement, c'est tout de même une piètre politique prolétarienne que celle qui préconise aux travailleurs de ne s'allier à telle ou telle fraction de la petite bourgeoisie que dans la mesure où elle se met sur les rangs de la classe ouvrière. Pour ce faire, il n'est pas besoin de politique particulière, il suffit d'attendre que la conscience de « classe » de la petite bourgeoisie évolue dans le bon sens. Et la classe ouvrière risque en effet d'attendre longtemps. Et, en attendant, la seule manifestation de solidarité que Rouge propose au nom de la classe ouvrière aux petits commerçants, c'est « de prendre contact avec les organisations syndicales, les U.L., les organisations politiques, pour informer et discuter d'une lutte commune contre la vie chère.( ... ) Travailleurs du commerce, rejoignez les autres travailleurs » .

Pour se convaincre de quelques bonnes raisons de soutenir les commerçants, Rouge explique, dans son numéro du 23 novembre, qu' « il est vrai que dans une certaine mesure la lutte des classes traverse la boutique ... A l'heure du capitalisme décadent (ces couches) vivent sur le fil du rasoir. Certains s'en tirent... d'autres basculent dans les rangs du prolétariat. Autant de facteurs qui tendent à partager la boutique à l'heure des affrontements suprêmes » . Eh bien non. Ce n'est pas parce que certains boutiquiers basculeront dans les rangs du prolétariat que nous les soutenons. Nous les soutenons en tant que travailleurs opprimés par les capitalistes, même si leurs intérêts sont distincts de ceux du prolétariat. Le boutiquier sur le point de perdre sa boutique ne bascule pas automatiquement dans les rangs du prolétariat. La direction qu'il prend dépend de la politique du prolétariat et de son parti à son égard. Le prolétariat est la seule classe de la société qui n'a rien à perdre que ses chaînes, et un monde à gagner, comme le disait Marx dans le Manifeste Communiste. La société qu'il veut construire est une société libre et humaine pour tous les individus qui la composent. C'est pourquoi le prolétariat, en luttant pour le socialisme, se place du point de vue de l'ensemble de la société, et contrairement à toutes les classes qui l'ont précédé, il ne peut se limiter au point de vue borné de sa seule classe. Le prolétariat, dans sa lutte pour le pouvoir, ne peut être indifférent au sort des autres classes opprimées de cette société. C'est le système capitaliste qui doit être aboli, la bourgeoisie combattue, pas les vestiges d'anciennes classes sociales qui n'ont aucune responsabilité dans l'anarchie de la production capitaliste, mais en supportent les conséquences. Les petits commerçants, comme les petits paysans sont laminés par les rapports de production capitaliste. Arguer de leur nature « réactionnaire » pour leur refuser le soutien des travailleurs, voire pour les combattre, n'est qu'une hypocrisie sans nom. La principale force réactionnaire de notre époque, qui livre la société à la barbarie, qui étouffe ses possibilités de développement, qui freine la croissance des forces productives, c'est le capitalisme, l'impérialisme décadent. En comparaison, le caractère rétrograde des petits exploitants ou des petits détaillants n'est qu'une plaisanterie. Et les travailleurs ne doivent pas perdre de vue que ces petits bourgeois sont, eux aussi, des victimes de cette société.

C'est la société capitaliste qui les ruine, les exproprie, les prive de leurs moyens de subsistance et les rend vulnérables et sans recours. La société socialiste sans doute mettra au point des moyens de distribution plus rationnels que le petit commerce, mais aussi plus rationnels que le système actuel des grandes surfaces dont le caractère socialement progressif par rapport au petit détaillant sous le régime capitaliste, n'est pas prouvé. Mais l'État ouvrier n'aura que faire d'employer la force et la coercition, sous quelque forme que ce soit, contre le petit commerce. Et nous pouvons offrir aux commerçants en ce domaine toutes les garanties qu'ils désirent. Dans la société capitaliste, la prolétarisation est pour le petit commerçant une déchéance individuelle, et on peut le comprendre à maints égards. On ne voit pas au nom de quoi nous pourrions le lui reprocher. Nous savons que la société capitaliste condamne le petit commerce comme elle condamne la petite exploitation. Et nous sommes d'emblée aux côtés des petits commerçants qui résistent contre le capital, refusent de faire les frais de la démagogie bourgeoise. La perspective que nous pouvons leur donner n'est certes pas un avenir au petit commerce, mais une société où ils auront enfin des possibilités d'émancipation individuelle. Mais pour en convaincre les petits commerçants, comme les petits bourgeois en général, la classe ouvrière doit montrer qu'elle est capable d'instaurer ce nouveau type de société en se montrant la plus résolue, la plus combative, dans sa propre lutte contre le capital, mais aussi celle auprès de qui toutes les autres couches sociales opprimées qui entrent en lutte contre le capital et son État, trouveront le soutien le plus ferme, le plus résolu et le plus efficace.

Partager