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La crise italienne

L'Italie connaît depuis des années une crise politique quasi-permanente qui rappelle pour l'essentiel la crise qu'a connue jusqu'à sa fin, en mai 1958, la IVe République française. Depuis quelque, temps, cette crise politique se double d'une crise économique. Cette crise est en grande partie la répercussion à l'intérieur du pays de la crise générale du système monétaire et de l'inflation mondiale, et y prend des proportions plus graves qu'ailleurs, du fait de la faiblesse relative de l'impérialisme italien. Mais sa gravité résulte aussi d'un certain nombre de facteurs politiques comme, en particulier, l'absence de stabilité gouvernementale.

Parmi les pays capitalistes avancés, et eh particulier parmi les pays d'Europe, cette crise politique fait exception, au moins par sa longueur et son absence apparente de solutions immédiates. Malgré un certain nombre de difficultés politiques, l'Allemagne Fédérale, la Grande-Bretagne, les pays du Bénélux possèdent des institutions politiques garantissant une certaine stabilité gouvernementale. Quant à la France, après avoir connu jusqu'en 1958 une crise gouvernementale du même type, rendue plus grave par les problèmes politiques posés à la bourgeoisie française par la guerre d'Indochine, puis par la guerre d'Algérie, elle a connu, sur la base de la constitution de la Ve République, une grande stabilité gouvernementale.

Les conséquences de l'exclusion du p.c. de la majorité gouvernementale

La crise politique découle principalement de l'existence, en Italie, d'un Parti Communiste puissant, le plus puissant des Partis Communistes occidentaux, avant même le PC français. Depuis les premières élections de la république en juin 1946, il a régulièrement augmenté le nombre de ses suffrages aux élections législatives, passant de 19 % des voix à l'époque, à 27,2 % aux dernières élections législatives en mai 1972. En particulier, depuis 1963, l'existence de gouvernements de centre-gauche incluant les socialistes a fait du PC le seul parti de l'opposition de gauche, ce qui lui a largement profité. Avec plus de neuf millions de voix, un million cinq cent mille adhérents selon ses déclarations, il représente une force considérable, appuyée par son influence prépondérante dans la C.G.I.L., syndicat largement majoritaire, groupant communistes et socialistes, et représentant en tout cas l'aile la plus combative de la classe ouvrière italienne. Les positions électorales du PCI se traduisent, en outre, par la gestion de très nombreuses municipalités, et même de régions entières comme l'Emilie-Romagne. La constitution de régions autonomes en 1970 s'est traduite, pour le PCI, par cette possibilité nouvelle de faire la preuve de ses capacités gestionnaires, non plus seulement à l'échelle d'une municipalité, mais à l'échelle régionale, là où sa prépondérance électorale le lui permet.

Mais c'est également au niveau parlementaire que cette force du PCI se traduit. La constitution italienne a été établie par l'Assemblée constituante de 1946, alors que le PCI, le PSI. et la Démocratie-Chrétienne collaboraient au sein d'un gouvernement tripartite. Respectant les intérêts des partis, elle a mis en place un système basé sur des élections à la proportionnelle, et sur la dépendance gouvernementale par rapport au parlement. Dans ces conditions, le PC dispose, à l'Assemblée nationale, de 179 députés sur 627, soit presque le tiers. Alors, le fait que le PC soit exclu a priori de toute majorité gouvernementale, fait que celle-ci se trouve particulièrement étroite, et c'est ce fait qui entraîne finalement l'instabilité actuelle. La Démocratie-Chrétienne, avec 38,8 % des suffrages, et 267 députés, doit s'entourer pour obtenir une majorité de groupes numériquement faibles du centre-gauche, comme le Parti Républicain (2,9 % des voix), le Parti Social-Démocrate (5,1 %), ou de droite comme le Parti Libéral (3,9 %). Sur la gauche, les voix du PSI. (9,6 %) peuvent représenter un appoint non négligeable à une majorité de centre-gauche. Quant au mouvement néo-fasciste, le M.S.I., il dispose, pour sa part, de 8,7 % des voix et de 56 députés.

En fait, dans les circonstances actuelles, une participation du PCI d'une part, du M.S.I. de l'autre, est exclue. Les deux majorités possibles sont donc étroites : la majorité de centre-gauche (D.C., PSI., P.R.I., PSD.I.) correspond à 56,4 % des électeurs.

La majorité de centre-droite (D.C., P.L.I., P.R.I., PSD.I.) n'en représente que 50,4 %. Dans les deux cas, des groupes numériquement faibles jouent un rôle d'appoint indispensable, et s'en servent, lors du partage des portefeuilles ministériels, pour tenter d'obtenir une part disproportionnée à leur influence effective. Et, si les problèmes se posent pour la constitution d'une majorité gouvernementale, ils se posent aussi pour le vote, par le parlement, de n'importe quelle loi. Dans tous les cas, le rôle-charnière des petits partis du centre-gauche ou du Parti Libéral, leur permet d'intervenir pour infléchir les projets gouvernementaux, en particulier au gré des intérêts de leur clientèle électorale. En fait, toute action gouvernementale doit se baser sur un compromis entre les partis composant la majorité. Le refus du compromis par un seul de ceux-ci suffit à faire tomber la formation gouvernementale. Le mécanisme régulier des crises ministérielles italiennes consiste en la remise en cause, par un des partis de la majorité, du compromis en cours. Le prétexte peut en être mineur ; il peut être lié à l'intérêt de la clientèle d'un des partenaires de la coalition, ou au fait que celui-ci estime qu'il est dans une position propice pour taper du poing sur la table, et tenter d'obtenir une répartition des portefeuilles ministériels qui lui soit plus favorable. Il faut alors plusieurs semaines de crise, d'entretiens, de négociations entre les états-majors des partis pour parvenir à une nouvelle formation gouvernementale, qui n'est en général que la reconduction de la majorité précédente, avec une autre répartition des ministres, ou bien ... avec la même.

Ainsi, l'existence même d'un gouvernement dépend d'un compromis entre plusieurs partis à position charnière, et toute stabilité gouvernementale est exclue. L'irresponsabilité des membres de la « classe politique », qui se moquent bien de provoquer une crise ministérielle allant à l'encontre des intérêts de la bourgeoisie dans son ensemble, à condition de sauvegarder leurs postes personnels, trouve dans le système électoral, et dans la dépendance du gouvernement par rapport au parlement, toutes les possibilités de se manifester.

Quelles solutions pour la bourgeoisie ?

Il existe bien sûr pour la bourgeoisie des solutions. Les plus adéquates seraient sans doute pour elle du type de celles qui ont été proposées par de Gaulle en France, à la faveur de la crise de 1958. Elles ont consisté à réduire la dépendance du gouvernement par rapport au parlement, par l'augmentation des pouvoirs du Président de la république et la diminution de ceux de la Chambre des députés, à modifier la loi électorale de façon à désavantager les petits partis et les forcer à un regroupement, et à réduire la représentation parlementaire du Parti Communiste, par la mise en place du mode de scrutin majoritaire.

Des solutions de ce type répondraient entièrement à la situation italienne. Mais une telle réforme ne peut être mise en place que contre la « classe politique » actuelle. Elle correspondrait certes aux intérêts de la bourgeoisie dans son ensemble, et en particulier de la, grande bourgeoisie industrielle du nord qui appelle de ses voex un gouvernement « fort » et à l'action continue, moins dépendant des sollicitations électorales, et pouvant faire directement la politique des milieux d'affaires. Mais elle ne correspond nullement aux intérêts des hommes politiques de la bourgeoisie, qui y perdraient les avantages dus à la relative liberté d'action que le système actuel leur permet. Les petits partis - charnières en particulier - , y perdraient toutes leurs possibilités de jeu politique, C'est pourquoi cette réforme est impossible à réaliser à travers les mécanismes constitutionnels actuels. Cela n'est d'ailleurs pas particulier à l'Italie : si un de Gaulle a pu imposer une réforme de ce type, en 1958, aux partis politiques français, c'est grâce à la situation de force que lui donnait le coup d'État d'Alger, à son prestige d'homme d'État national qui lui a permis de se poser en Bonaparte, arbitre du conflit entre l'armée d'Algérie et les différentes forces politiques de la métropole.

Surtout, pour imposer une telle réforme, la bourgeoisie rencontrerait à coup sûr l'opposition de la classe ouvrière. Car cette réforme reviendrait, quelle que soit la variante choisie, à donner une forme plus autoritaire au gouvernement, à amoindrir, à travers le PCI, la représentation parlementaire du principal parti ouvrier. La combativité de la classe ouvrière laisse prévoir qu'une épreuve de force serait inévitable. En 1960, la simple tentative du gouvernement Tambroni de s'appuyer à droite sur les néo-fascistes du M.S.I. a débouché sur la grève générale du 30 juin 1960, sur de violentes manifestations et finalement sur une crise ministérielle, qui devait être le début d'une orientation vers des gouvernements de centre-gauche bénéficiant, sinon du soutien, au moins de la neutralité du PCI Et en effet, les gouvernements de ces dernières années, tous de centre-gauche, si l'on excepte la parenthèse du gouvernement de centre-droite d'Andreotti (1972-1973), ont pu tant bien que mal mener la politique économique nécessaire à la bourgeoisie italienne. Et s'ils l'ont pu, c'est au fond grâce à la neutralité ou même à l'appui du PCI, qui leur a évité de heurter de front la classe ouvrière. Mais une réforme dirigée contre le PCI, quel que soit l'esprit « responsable » de celui-ci et son inclination à l'opposition respectueuse, ne pourrait que faire craindre un affrontement.

Dans ces conditions, les éléments qui ont permis à de Gaulle de mener une telle politique en France sont absents en Italie. Il manque et la situation, et « l'homme fort », capable de s'en servir contre la classe politique d'une part, contre les travailleurs de l'autre. Aucun homme politique ne dispose du prestige suffisant pour jouer le jeu d'un de Gaulle, et se poser en sauveur de la nation, capable de proposer les solutions politiques nécessaires. Qui plus est, le système lui-même freine les tentatives de quiconque de se poser comme tel. Les tentatives malheureuses de Fanfani, qui passe pour « l'homme fort » de la Démocratie Chrétienne et cherche à se poser en homme au-dessus de la mêlée, se heurtent à l'opposition de son propre parti, dont les multiples courants, jaloux de leurs prérogatives, ne veulent pas laisser un homme s'élever au-dessus d'eux.

Mais, dans une situation adéquate, un tel homme pourrait, à la rigueur, émerger vite. C'est, en fait, surtout la situation qui fait défaut. Aucune force extra-parlementaire ne s'est montrée apte, jusqu'à présent, à jouer le rôle de pression, de menace contre la classe ouvrière, qu'ont joué en 1958 en France les ultras et l'armée d'Algérie. Le mouvement néo-fasciste, bien sûr, est candidat à ce rôle. Le secrétaire général du M.S.I., Giorgio Almirante, a tenté lui aussi de se poser en sauveur, proposant d'adopter en Italie des solutions politiques du type de la Ve République française. En même temps, il favorisait sur sa droite le développement de groupements terroristes se servant communément de la bombe et du pistolet, pour développer une « stratégie de la tension », et lui permettre de se poser en « homme d'ordre », adversaire des extrémistes aussi bien de droite que de gauche. Mais ces groupements terroristes ne représentent pas une force réelle. Sur le plan électoral, les progrès qu'a connu un moment le M.S.I. semblent enrayés depuis deux ans. La politique d'Almirante, la responsabilité démontrée du M.S.I. dans la plupart des attentats sanglants de ces dernières années, l'ont finalement desservi, et l'ont isolé sur le plan politique.

Vers un coup d'état militaire ?

Il existe bien sûr un autre type de solution. Si la situation et les forces politiques actuelles de l'Italie ne font pas émerger les éléments qui permettraient d'imposer la réforme institutionnelle dont le régime a besoin, il reste la possibilité de l'imposer, en dernier recours, par un coup d'État militaire. Il ne manque pas de gens, dans les classes dirigeantes italiennes, pour être tentés par une telle solution. Les traditions fascistes sont restées vivaces dans la police, dans la magistrature, dans l'armée et dans tout l'appareil d'État. Les entreprises terroristes des groupes d'extrême droite ont bénéficié de l'indulgence et même de la complicité ouverte d'une partie de celui-ci. Un certain nombre de complots ont même été organisés, mêlant des membres de la police et de l'armée, et des militants d'extrême droite. Mais l'envergure politique, le soutien d'une partie au moins notable de la bourgeoisie, ont toujours manqué jusqu'à présent à ces tentatives.

C'est qu'une telle solution, en fait, n'est qu'un ultime recours. Tout d'abord, l'armée ne s'arrêterait sans doute pas au remodelage de la démocratie bourgeoise actuelle, mais pourrait aller jusqu'à sa suppression pure et simple, que la plupart des hommes de la bourgeoisie ne souhaitent pas. Les circonstances internationales, les liens de l'Italie avec le Marché Commun font que la bourgeoisie italienne recule devant le choix d'un régime qui risquerait de conduire à un certain isolement international. Le protecteur US lui-même, qui veille avec vigilance sur la vie politique italienne, n'a pas accordé son soutien à de tels complots, préférant appuyer différentes tentatives de tournant à droite, à l'intérieur du système lui-même.

Enfin et surtout, le déclenchement d'un coup d'État et l'installation d'un régime militaire comportent de grands risques politiques. Le coup d'État lui-même, s'il ne parvient pas à briser, très rapidement, toute possibilité d'opposition de la classe ouvrière, risque de déclencher une réaction de celle-ci, et finalement une guerre civile.

Il n'en résulte pas, bien sûr, qu'un coup d'État militaire soit exclu. L'armée et la police peuvent tenter de mettre la bourgeoisie elle-même devant le fait accompli, de la même façon que Pinochet, dans une certaine mesure, l'a fait au Chili. C'est même un des risques que comporte, pour la classe ouvrière, la situation politique actuelle. Et le légalisme des organisations ouvrières porte d'ailleurs, dans ce cadre, une lourde responsabilité.

L'appareil d'État regorge de fascistes notoires, il montre ouvertement sa complicité et en tout cas sa complaisance vis-à-vis des comploteurs de tous ordres, qui grouillent dans les groupes d'extrême droite, dans la police et dans l'armée. Et, loin de préparer la classe ouvrière à se défendre par ses propres moyens, toute la politique du PCI, du PS et des syndicats la conduit à l'adoration de cet appareil d'État, de la « légalité républicaine » qu'on lui propose simplement d'aménager dans un sens « social ». Le fait que la bourgeoisie, dans son ensemble, ne soit pas acquise à une solution militaire n'est nullement, pour la classe ouvrière, une garantie. Car les choix qu'elle ferait, mise devant le fait accompli, seraient sans doute tout différents.

En attendant la solution ...

La solution de ses problèmes politiques reste ainsi suspendue, pour la bourgeoisie italienne, à toute une série d'éventualités. Dans une certaine mesure, elle peut attendre.

En fait, le système s'est montré capable de durer, d'attendre le temps nécessaire les circonstances favorables à un changement radical des structures politiques. Les crises ministérielles se sont succédé. Mais, bon an mal an, l'appareil d'État a rempli son rôle contre la classe ouvrière, réprimant ou emprisonnant quand il le fallait, non sans faire appel aux traditions mussoliniennes, ne serait-ce que par le biais des articles du Code pénal encore en vigueur depuis l'époque fasciste. Surtout, du côté des partis et des syndicats ouvriers, le sens des responsabilités vis-à-vis de la société bourgeoise, a en quelque sorte suppléé à l'irresponsabilité de la classe politique elle-même. C'est ainsi que, plus que des objectifs salariaux pouvant porter atteinte aux profits patronaux, syndicats et partis de gauche ont mis en avant une « lutte pour les réformes », qui va dans le sens de la modernisation des structures de l'État, au mieux des intérêts de la bourgeoisie. La montée ouvrière des années 1969-1970 a été canalisée au mieux par les syndicats. Les préoccupations patronales de trouver en face d'eux un « syndicat fort », c'est-à-dire capable de contrôler étroitement la classe ouvrière, ont rejoint les préoccupations des bureaucrates syndicaux.

Une nouvelle procédure de négociation syndicats-patronat a commencé à se mettre en place, dans laquelle le souci conjoint du patronat et des syndicats est de mettre les représentants ouvriers le plus loin possible du contrôle de la classe ouvrière. Les « conseils d'usine » qui sont apparus au cours des luttes ouvrières des dernières années, sont institutionnalisés dans ce sens. La politique des partis de gauche et des organisations syndicales a ainsi aidé le système à traverser des jours difficiles. Le soutien de fait du PCI au centre-gauche a même aidé l'État italien et le patronat à trouver des solutions aux problèmes les plus brûlants sans que la classe ouvrière n'intervienne. Et si les problèmes politiques fondamentaux de la bourgeoisie italienne n'ont pas été résolus, celle-ci a pu au moins attendre, réduire au minimum les concessions à la classe ouvrière, et même reporter sur les partis de gauche une partie de la lassitude et du mécontentement général, tentant ainsi de préparer les conditions d'un « tournant à droite ».

Vers le recours au p.c.i. ?

Mais, depuis un an, la crise monétaire mondiale a pris un caractère plus aigu, à travers la « crise de l'énergie » et a rendu les échéances plus proches. L'économie italienne, fondée essentiellement sur le marché international, en l'absence de matières premières sur le sol national, en a subi particulièrement le contrecoup. La fuite des capitaux, l'endettement de l'État, ont pris un tour dramatique que seuls les prêts américains ont permis d'enrayer.

Dans ces conditions, l'absence d'un gouvernement stable, capable de prendre les mesures économiques nécessitées par la situation, a pris un caractère bien plus gênant pour la bourgeoisie. C'est pourquoi le recours au PCI est depuis quelque temps ouvertement évoqué dans les milieux politiques, en particulier à l'aile gauche de la Démocratie Chrétienne.

Le PC italien, tout comme le PC français, est tenu depuis des années a priori à l'écart de toute vie politique. C'est ce qui fait, comme on l'a vu, la fragilité des coalitions gouvernementales. Le PC italien a pourtant depuis des années multiplié les offres de service. Il a, bien plus encore que le PC français, parlé des possibilités de « passage pacifique au socialisme », c'est-à-dire affirmé la volonté d'intégration du PCI au système. Puis, il a mis l'accent sur le « polycentrisme », c'est-à-dire sur le droit de chaque Parti Communiste à mener une politique « nationale » avec sa propre « voie vers le socialisme ». Togliatti prenait ainsi explicitement, avant le PCF et bien plus hardiment que lui, ses distances par rapport à l'URSS Et ses successeurs à la tête du PCI ont suivi la même voie.

Cela n'a pourtant pas suffi, jusqu'à présent, à la bourgeoisie italienne pour lui faire admettre le PCI à la mangeoire gouvernementale. Le PCI est resté suspect à ses yeux, tant pour ses liens avec l'URSS que pour ses liens avec la fraction la plus combative de la classe ouvrière italienne. Et, plutôt que de lui accorder un fauteuil ministériel, elle a préféré se contenter de gouvernements instables et changeants, mais absolument sûrs parce que composés d'hommes politiques bourgeois tout à fait classiques.

La situation a pourtant quelque peu changé ces dernières années. La politique américaine de détente a atténué la guerre froide. Surtout, la participation du PC au gouvernement portugais est une expérience àl'échelle européenne qui peut permettre à la bourgeoisie européenne de tester les possibilités de recours à des gouvernements d'Union nationale incluant les Partis Communistes. Et, si cette expérience peut toucher au premier chef des pays comme l'Espagne ou la Grèce, confrontés à des problèmes analogues à ceux du Portugal, elle est aussi une démonstration des capacités gestionnaires des PC aux yeux de la bourgeoisie des pays occidentaux aux Partis Communistes puissants, comme la France et l'Italie.

De plus, l'évolution des Partis Communistes dans le sens d'une « social-démocratisation », s'est poursuivie. Au cours des mouvements sociaux de ces dernières années, le PCI a largement fait la preuve de son esprit responsable et de son aptitude à contrôler là classe ouvrière. Il a fait de nouveaux pas vers sa droite, en particulier lorsqu'il a lancé la formule du « compromis historique ». Sous cette formule, il proposait à la Démocratie-Chrétienne une coalition des deux partis, proclamant que l'avenir de l'Italie passait par ce « compromis historique » entre les deux plus grands partis politiques du pays.

Les adversaires d'une telle formule restent bien entendu nombreux. La crise ministérielle ouverte au début d'octobre, en particulier, a pour cause directe l'opposition résolue d'un des partis de la coalition de centre-gauche, le PSD.I., à toute forme « d'ouverture à gauche ». Il semble même que l'intervention de l'Ambassade des États-Unis, auxquels le PSD.I. est particulièrement lié, ait été dans ce sens, pour tenter d'imposer, au moins provisoirement, un coup de barre à droite. Mais il reste qu'elle fait maintenant partie des hypothèses ouvertement envisagées dans les milieux politiques. En particulier dans le cadre de l'approfondissement de la crise économique, le recours au PCI permettrait, sans trop de frais, de faire endosser à la classe ouvrière les frais de celle-ci.

La crise institutionnelle reste entière

Ainsi, le recours au PCI fait-il partie des possibilités politiques des années à venir. Qu'il devienne ou non un fait dépendra de l'ampleur de la crise économique, et des circonstances internationales, en particulier de l'attitude de l'impérialisme américain. Il permettrait en tout cas à la bourgeoisie italienne de retrouver, pour quelque temps au moins, une certaine stabilité gouvernementale. Mais cette intégration du PCI au gouvernement ne pourrait changer durablement les données de la crise politique que si elle était durable, c'est-à-dire si la bourgeoisie italienne pouvait s'accommoder durablement de la présence du PCI aux commandes, avec les concessions que cela implique vis-à-vis de la classe ouvrière. Parallèlement, cela impliquerait une social-démocratisation croissante du PCI, le faisant ressembler de plus en plus à des partis comme le Parti Travailliste anglais ou le Parti Social-Démocrate allemand.

Mais cette possibilité est étroitement liée, en fait, aux possibilités économiques de la bourgeoisie italienne. Celles-ci risquent fort, justement, d'être considérablement limitées dans le cadre de la crise mondiale actuelle. L'étroitesse de la marge de manoeuvre économique de la bourgeoisie, la faiblesse des concessions qu'elle est prête à faire à la classe ouvrière, limite dans tous les pays où le PC est puissant les possibilités de social-démocratisation de ceux-ci. Ils n'ont pas réussi, jusqu'à présent, à suivre jusqu'au bout l'évolution des partis sociaux-démocrates, qui a conduit à des systèmes politiques bipartites du type de ceux que connaissent l'Allemagne et l'Angleterre, où la bourgeoisie a le choix entre une droite traditionnelle et un grand parti de gauche issu du mouvement ouvrier, mais complètement intégré au jeu politique bourgeois, et admis à part entière comme un des partis de la bourgeoisie. A plus forte raison, dans un pays impérialiste faible comme l'Italie, et dans les conditions de la crise mondiale, cette évolution semble exclue. Et la participation du PC au gouvernement dans un pays comme l'Italie (ou comme la France) ne serait sans doute que provisoire, et n'aurait pour conséquence que de préparer les conditions d'un tournant à droite, et sans doute d'une attaque en règle contre la classe ouvrière et contre ses organisations.

A long terme, les problèmes politiques qui se posent à la bourgeoisie italienne resteraient donc, même dans le cadre d'un appel au PCI, tout à fait entiers. La constitution d'un gouvernement fort, relativement indépendant du parlement, l'amoindrissement de la représentation parlementaire des partis ouvriers constituent une évolution nécessitée par toute la conjoncture politique. Seuls, les voies, les moyens et les degrés de cette évolution du pouvoir bourgeois vers une forme plus autoritaire peuvent varier. Mais chaque parti devra s'y plier, dès l'instant qu'il accepte de se placer dans le cadre du jeu politique bourgeois, comme c'est le cas du PCI Et il n'est même pas exclu, dans le cas où le PCI accéderait au pouvoir, de le voir lui-même servir à la mise en place de réformes institutionnelles dirigées finalement contre le mouvement ouvrier, et contre lui.

A long terme, la situation économique mondiale, le déclin de l'impérialisme et sa crise actuelle portent en germe la possibilité de recours, dans les pays touchés par la crise, à des solutions de plus en plus autoritaires, peut-être militaires ou peut-être même fascistes, et même le recours aux PC ne serait dans ce cadre qu'un intermède préparant l'étape suivante. Mais dans un pays comme l'Italie, où la crise économique risque de prendre un tour plus aigu qu'ailleurs, et où elle se conjugue avec le pourrissement d'une crise politique qui dure depuis des années, cette évolution peut prendre un rythme plus rapide. Et quelles que soient les variantes de la politique réactionnaire à laquelle les classes dirigeantes de l'Italie aspirent, ce n'est pas sur la légalité républicaine d'un État bourgeois pourrissant que la classe ouvrière peut compter pour se défendre. La politique légaliste des organisations ouvrières porte une lourde responsabilité, en préparant la classe ouvrière, non à des ripostes victorieuses, mais à des démoralisations et des échecs. Il est heureux que la classe ouvrière italienne ait montré bien des fois que sa combativité et sa conscience sont bien au-dessus de la politique des partis dits ouvriers.

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