L'extrême gauche britannique face au développement de l'extrême-droite01/10/19771977Lutte de Classe/static/common/img/ldc-min.jpg

L'extrême gauche britannique face au développement de l'extrême-droite

Avec l'approfondissement de la crise en Grande-Bretagne, le développement d'une organisation de type fasciste, le Front National, a amené toute une partie de l'extrême-gauche britannique et en particulier la plus importante de ses organisations, le Socialist Workers Party (ex-International Socialists) à se lancer dans une politique tendant systématiquement à s'opposer à toute apparition publique du Front National. Les affrontements qui se sont produits ces derniers mois entre l'extrême-gauche et une partie des jeunes noirs ou asiatiques d'une part et la police protégeant le Front National d'autre part, ont constitué un fait important de la vie politique britannique. Partis et syndicats, le gouvernement travailliste lui-même ont dû prendre position par rapport au Front National. Et le dernier épisode en date de cette confrontation entre l'extrême-gauche et l'extrême-droite a abouti le 8 octobre dernier, dans un quartier, de Manchester où toute manifestation a été interdite pour cinq semaines, à un défilé impressionnant de 3000 policiers protégeant Martin Webster, l'un des dirigeant du Front National qui avait décidé de défiler seul avec le drapeau britannique et une pancarte proclamant « défendons la liberté d'expression contre la terreur rouge » !

De fait, le développement du Front National pose des problèmes importants au mouvement ouvrier britannique.

 

Une extrême-droite fascisante

 

Le Front National, créé en 1967 à partir du regroupement de diverses organisations d'extrême-droite, est en effet maintenant un parti non négligeable sur le plan électoral. En octobre 1974, il obtenait une moyenne de 3,1 % des voix dans les 90 circonscriptions où il présentait des candidats mais, depuis, ses scores électoraux semblent progresser et, lors des élections municipales de 1976, alors même qu'il venait de perdre le tiers de ses membres (il affirmait en avoir 20 000 environ mais guère plus d'un millier apparaissaient dans ses manifestations), qui scissionnaient pour former le National Party, il réalisait dans certains endroits des scores importants : à Leicester, il obtenait 18 % des voix et à quelques voix près il emportait le siège de conseiller municipal de l'un des quartiers de la ville. A Blackburn, deux candidats du National Party furent élus. A Depford, dans un quartier de Londres, les votes additionnés du National Party et du National Front atteignaient 44,5 % des suffrages.

C'est sur des thèmes racistes que le Front National a gagné son influence. Face à la crise qui sévit en Grande-Bretagne, au chômage qui s'accroît (1 600 000 chômeurs officiellement recensés), le Front National offre une solution simple : mettre les travailleurs immigrés à la porte. Le gouvernement travailliste au pouvoir depuis 1974 a été bien incapable d'offrir des solutions aux travailleurs. Tout au contraire, il a mené, et mène une politique d'austérité qui consiste à s'attaquer au niveau de vie des travailleurs en limitant les augmentations de salaires à des sommes dérisoires comparées à l'augmentation des prix, à réduire les dépenses de l'État pour les services publics, à opérer des coupes sombres dans le budget des hôpitaux, des transports, de l'enseignement, de la construction de logements bon marché. C'est cette politique elle-même qui a permis à la propagande du Front National de renforcer son emprise. Aucune perspective n'est offerte à la population laborieuse pour se protéger contre la crise. Le gouvernement travailliste est là pour la gérer au mieux des intérêts des patrons, et les organisations révolutionnaires ne semblent pas en mesure d'offrir une alternative crédible à la classe ouvrière. Dans ce contexte, le développement des organisations d'extrême-droite n'est guère surprenant. Le Front National a réussi à conquérir des positions, non seulement dans la petite bourgeoisie, mais aussi dans certains secteurs de la classe ouvrière, chez les postiers, les cheminots, dans les hôpitaux en particulier. Pour l'instant, l'essentiel de son influence se situe donc sur le plan électoral où il réussit à détourner une partie des électeurs conservateurs mais surtout travaillistes.

Il ne se contente pourtant pas d'être une machine électorale et ses militants multiplient les attaques contre les travailleurs immigrés, les militants de gauche ou d'extrême-gauche, les syndicalistes. En octobre, un militant du Socialist Workers Party (ex- International Socialists) qui vendait son journal dans la rue a été poignardé de six coups de couteau par un membre du Front National. Le Front National a même attaqué des réunions du Parti Travailliste. Des librairies d'extrême-gauche ont été incendiées ainsi que le local du SWP à Londres.

Mais en dehors des campagnes électorales, son activité la plus spectaculaire et publicitaire est l'organisation de manifestations racistes contre les travailleurs immigrés. Cela a été cette année le cas de la manifestation organisée en avril à Wood Green dans le nord de Londres et surtout celle du 13 août dernier, « délibérément provocante », dans un quartier du sud-est de Londres où il y a un important pourcentage de travailleurs noirs, Lewisham, et dont le but était de combattre « la racaille noire ».

 

L'hypocrisie des travaillistes

 

Les affrontements violents qui en ont résulté ont amené toute une série d'organisations syndicales, le Parti Travailliste, le Parti Communiste, à mener compagne pour l'interdiction des manifestations du Front National.

C'est ainsi que la manifestation que le Front National avait prévue le 8 octobre dernier à Manchester dans le quartier de Hyde, a été interdite - ainsi que toutes les autres manifestations dans ce quartier. Mise à part la démonstration solitaire de Martin Webster, les quelques centaines de manifestants du Front National sont allés défiler, eux aussi encadrés de milliers de policiers, dans un autre quartier de Manchester que la police a tenu secret jusqu'au dernier moment pour éviter les contre-manifestations.

La gauche et une bonne partie de l'extrême-gauche (en particulier le SWP) avaient crié victoire quand le ministre travailliste de l'Intérieur avait approuvé l'interdiction de toute manifestation à Hyde. Belle victoire en effet ! A Hyde, seuls les policiers ont pu faire une manifestation impressionnante et les fascistes ont pu jouer les héraults de la liberté d'expression, alors que les anti-fascistes en étaient réduits à essayer vainement de deviner le lieu où les fascistes défileraient pour tenter de les en empêcher. Non, décidément, les événements du 8 octobre ne constituent pas une victoire pour le mouvement ouvrier.

Les organisations syndicales, le Parti Travailliste lui-même, dont les dirigeants sont au gouvernement, qui ont pris nettement position contre le Front National, se contentent de réclamer à la police l'interdiction de ses manifestations. Mais le probIème n'est même pas d'interdire les manifestations et de faire passer les fascistes, les plus implacables ennemis de toute liberté, pour d'innocentes victimes et pour les défenseurs de la liberté d'expression. Mais par contre, il faudrait mobiliser la classe ouvrière et la population laborieuse tout entière pour qu'elle montre sa désapprobation et qu'elle s'organise pour empêcher les fascistes de tenir le haut du pavé, pour les empêcher de nuire où qu'ils soient, pour s'opposer à leurs agressions. Dans ces conditions, il est bien peu probable qu'il y aurait beaucoup de fascistes pour manifester. Le parti travailliste et les organisations syndicales auraient la force d'imposer cela. Mais, et c'est là que réside toute l'hypocrisie de leurs prises de positions, ils ne le veulent à aucun prix car ils ont bien trop peur de mobiliser les travailleurs. Ils préfèrent s'adresser à l'État. Quant au gouvernement travailliste, il se comporte comme n'importe quel gouvernement bourgeois et envoie sa police protéger les défilés du Front National.

C'est bien pourquoi on ne peut compter ni sur le gouvernement travailliste, bien sûr, ni sur le Labour Party, ni sur le Parti Communiste, ni sur les dirigeants syndicaux pour mener à bien la lutte contre les fascistes, d'autant plus que leur incapacité à offrir des perspectives à la classe ouvrière est l'une des raisons du développement du Front National.

 

L'extrême-gauche face au front national

 

Quant à l'extrême-gauche et en particulier au Socialist Workers Party qui a décidé de s'opposer désormais partout au Front National et qui est à l'initiative des contremanifestations de ces mois derniers, il semble bien que son optique ne soit pas beaucoup plus juste dans la mesure justement où sa préoccupation essentielle n'est pas non plus de donner à la population - ou du moins à la partie d'entre elle qui est prête à riposter et à se défendre - les moyens d'organiser elle-même une riposte à la mesure de sa détermination. Le seul type d'action qui lui est proposé toujours et partout, quel que soit localement le degré possible de la mobilisation est de se joindre à la contre-manifestation de l'extrême-gauche.

C'est ainsi que le 13 août dernier, le SWP appelait, comme il l'avait déjà fait dans le passé, à une contre-manifestation à Lewisham pour empêcher les fascistes de défiler. La plupart des organisations d'extrême-gauche répondaient à l'appel ainsi que de nombreux jeunes noirs. Quelque 5 000 manifestants (si l'on fait une moyenne entre les chiffres avancés par les diverses organisations participantes, chiffres qui varient entre 3 000 et 10 000) se sont opposés à 6 à 700 fascistes et surtout aux 4 000 policiers à pied et à cheval mobilisés pour la circonstance. Les policiers ont frayé un chemin au Front National dans des petites rues détournées et la manifestation du Front National a dû se disloquer assez rapidement sans avoir pu atteindre son objectif. Ensuite les policiers ont continué à charger violemment les contre-manifestants qu'ils ont réussi à disperser au bout d'une heure environ.

De même, le SWP a appelé le lundi 15 août à une contre-manifestation à Ladywood à Birmingham pour empêcher le Front National qui se présentait à une élection partielle dans ce quartier à forte proportion de travailleurs asiatiques, de tenir un meeting électoral. La contre-manifestation s'est terminée par une bataille rangée avec la police autour du commissariat pour la libération des manifestants qui avaient été arrêtés.

Cette politique du SWP est-elle comprise et approuvée par une fraction de la classe ouvrière, au moins une partie des travailleurs de couleur, plus directement en butte aux exactions des fascistes ? Il nous est évidemment difficile d'en juger ; il semble cependant manifeste que, ni à Lewisham ni à Birmingham, la population ouvrière n'était partie prenante dans l'action engagée par le SWP. Et tout permet de douter que le SWP se soit même sérieusement soucié de proposer un type d'action correspondant au degré de conscience et de mobilisation des travailleurs du quartier.

La participation des noirs de Lewisham a été réduite à quelques centaines de jeunes car le SWP se targue d'avoir entraîné dans la manifestation des jeunes noirs de tout Londres. A Ladywood, il semble que la proportion de jeunes du quartier a été plus importante. Mais en tout cas, non seulement la majorité des jeunes n'a pas répondu à l'appel, mais l'ensemble de la population plus âgée s'est tenue à l'écart. Cela tendrait à accréditer l'opinion du Morning Star, le quotidien du Parti Communiste, qui estime que « la population noire est en général effrayée et dans une certaine mesure intimidée, bien que ce soit moins vrai pour les jeunes ». Et il n'est pas dit qu'une partie d'entre elle ne désapprouve pas, elle aussi, les affrontements par peur d'être ensuite un peu plus sujette aux représailles et aux violences, non seulement des fascistes mais aussi des flics racistes. Le quartier de Lewisham par exemple a été l'objet ces derniers mois d'opérations de police particulièrement violentes. En mai dernier, la police a organisé par exemple un ratissage à l'aube, pénétrant chez soixante familles, sortant les gens de leur lit et procédant à l'arrestation de vingt-et-un jeunes qui sont toujours depuis sous les verrous en attendant d'être jugés, pour « avoir conspiré dans l'intention de voler ». Humiliations, passages à tabac, arrestations, sont le lot quotidien dans ces quartiers et les travailleurs noirs qui se retrouvent isolés face à une police encore plus agressive après les affrontements, peuvent très bien avoir du mal à discerner ce que les contre-manifestations leur apportent. Le Guardian (concurrent du Times) a interwievé un groupe de jeunes de Lewisham après les événements : « Nous sommes simplement des boucs émissaires pour les ambitions des autres. Ni le Front National, ni le Socialist Workers'Party ne se préoccupent vraiment des noirs ; ils nous utilisent simplement pour leurs buts particuliers ». Si tels étaient les sentiments de la grande majorité de la population émigrée des quartiers où des affrontements ont eu lieu, il est certain que les manifestations des révolutionnaires n'auraient aucun côté positif.

Mais il est également possible que la haine des fascistes et de la police, que le désir de vengeance soient tels que, bien que n'ayant pas répondu à l'appel du SWP, les travailleurs émigrés en général et ceux de Lewisham ou de Ladywood en particulier soient heureux qu'une correction ait été infligée aux fascistes. Socialist Worker, l'hebdomadaire du SWP, dans son numéro 541, rapporte le témoignage d'un jamaïcain de Lewisharn qui affirme que tous les gens avec qui il a parlé sont heureux que la contre-manifestation ait eu lieu. Mais cela ne justifie pas pour autant la tactique du SWP. Car enfin si la population elle-même - ou du moins une partie importante d'entre elle - comprenait la nécessité de ne pas laisser parader les fascistes sans réagir, alors le devoir des révolutionnaires aurait été de proposer à la population un moyen de riposter à la mesure de ce qu'elle était prête à faire. C'est à elle qu'il fallait donner les moyens d'exprimer son dégoût et sa désapprobation. C'est elle qu'il aurait fallu organiser même si elle n'était pas prête à affronter les flics en bataille rangée. Et elle ne l'était pas, sinon elle aurait répondu plus massivement à l'appel des organisations d'extrême- gauche.

 

Ne pas se substituer aux travailleurs

 

Le rôle des révolutionnaires n'est pas de se substituer aux travailleurs. Car même si la population est contente, qu'est-ce que le SWP lui a appris ? Qu'elle avait besoin de 2 000 gauchistes pour se défendre ? En quoi se sent-elle plus forte maintenant qu'ils ne sont plus là et qu'elle reste seule face aux attaques de l'extrême-droite ou des flics ? Dans l'éditorial de son journal pour les travailleurs noirs, Flame, du mois de septembre, le SWP reconnaît que « tout le monde est aux anges après avoir battu les nazis, cependant notre situation est toujours la même. La police attaque toujours nos jeunes dans la rue. Nous ne pouvons toujours pas trouver de travail. Nos vies sont toujours saccagées par le système. Aussi après avoir combattu les fascistes nous devons nous demander : que faire maintenant ? » La réponse du SWP c'est qu'il faut détruire le système et pour cela construire le parti, donc rejoindre le SWP. Le moins qu'on puisse dire, c'est que cela n'offre aucune aide immédiate à la population de Lewisham. Ce n'est pas une façon sérieuse de poser les problèmes.

A cet égard, la critique adressée au SWP par Big Flame, le journal de la Revolutionary Socialist Organisation, une petite organisation maoïsante, n'est pas inintéressante : « le Socialist Workers Party a commis quelques fautes. Recherchant désespérément la publicité, ils sont tombés dans tous les pièges que la classe dominante leur a tendus, y compris celui de revendiquer d'avoir organisé la violence antifascistes. Combien plus inquiétant pour le contrôle de la classe dominante si la vérité avait été dite que ce furent les femmes, les jeunes noirs, les antifascistes et les syndicalistes qui ont écrasé les fascistes et non pas les directives d'un comité central d'un quelconque parti ». Oui, sans doute, si la population avait pris les choses en main avec l'aide des révolutionnaires, cela aurait été autrement menacant pour l'ordre établi, mais contrairement à ce que semble penser Big Flame, cela n'a manifestement pas été le cas, et c'est bien le problème.

Le SWP reconnaît certes les dangers de sa politique. il admet dans International Socialisrn n° 94 que « il y a cependant un risque que nos mobilisations ne tendent vers ce qu'on ne peut qu'appeler du terrorisme. Les conditions pour une lutte physique victorieuse contre le fascisme nécessitent un certain degré d'organisation clandestine, mais il y a le risque que cela ne devienne une fin en soi. Du fait que nous sommes une organisation fermement disciplinée, il est techniquement plus facile de mobiliser nos propres membres sans engager aucune fraction plus large de la classe ouvrière ». Le seul remède que le SWP ait trouvé à ce problème semble être de claironner haut et fort qu'il va manifester, abandonnant ainsi le bénéfice de la préparation clandestine sans pour autant trouver grand monde à rallier à son panache rouge, si ce n'est d'autres organisations d'extrême-gauche.

 

Donner à la population les moyens de riposter

 

Si le SWP prenait sérieusement à cœur la lutte contre les fascistes et les intérêts des travailleurs émigrés de Lewisham, il se serait donné les moyens de leur donner les moyens de riposter au niveau où ils étaient prêts à le faire. Il aurait d'abord fallu bien sûr savoir exactement quelle était leur volonté de riposte. Mais si le SWP jugeait vraiment qu'il était important de riposter au Front National, il avait les moyens de mobiliser toute une partie de ses militants quinze jours ou trois semaines avant et d'envoyer 100, 200 ou 300 d'entre eux discuter maison par maison, famille par famille, dans les rues et sur les marchés avec l'ensemble de la population, d'essayer de la mobiliser et de la réunir pour décider avec elle ce qu'il était possible de faire. La riposte pouvait prendre bien des formes en fonction du degré de sa combativité.

Certes, le degré de conscience de la population n'est pas homogène. Et il ne s'agit pas de se couper des plus déterminés sous prétexte de s'aligner sur ceux qui le sont le moins. Mais il ne faut pas se contenter non plus de proposer des exutoires à la toute petite minorité prête à en découdre, quel que soit le rapport de force. Car finalement, aux jeunes de couleur qui ont participé aux affrontements avec la police, le SWP n'a rien appris. Ces jeunes n'ont pas besoin de l'extrême-gauche pour affronter les flics dans des combats inégaux, ils le font tout seuls. Et ce que les révolutionnaires ont à leur apprendre, c'est à s'organiser, avec les autres travailleurs, pour vaincre, ce qui est très différent. Le SWP aurait pu se donner les moyens de les aider à organiser avec une fraction plus large de la population une réception en bonne et due forme aux fascistes. Du quartier mort et aveugle avec des rues vides, des boutiques fermées, les portes et volets clos, à l'affrontement physique de toute la population s'interposant pour empêcher la manifestation, bien des intermédiaires sont possibles. On peut ridiculiser les fascistes, on peut déverser du haut des fenêtres le contenu des pots de chambre, l'eau de vaisselle, des bouteilles de lait comme cela s'est fait dans les années 30 ou... de l'huile bouillante si la colère de la population atteint ce degré. Les jeunes les plus décidés peuvent servir de patrouille de surveillance et de protection au cas où les fascistes tenteraient des représailles contre la population.

Bien d'autres choses encore pourraient sans doute être envisagées, à condition d'avoir comme préoccupation première d'associer au maximum la population. Et le simple fait que celle-ci s'organise elle-même pour manifester son hostilité ou même pour ridiculiser les fascistes pourrait avoir un impact au moins autant démoralisant sur les troupes fascistes que les contre-manifestations organisées par l'extrêmegauche. Et la population s'en ressentirait autrement renforcée car cela serait sa victoire.

 

Se faire comprendre de l'ensemble de la classe ouvrière

 

En outre, si le SWP avait abordé ce problème de la riposte nécessaire à donner au Front National en se préoccupant d'abord de donner des moyens d'action à la population elle-même, des moyens d'action peut-être moins spectaculaires mais plus efficaces du point de vue des révolutionnaires, cela aurait peut-être aussi eu l'avantage de ne pas attirer le déploiement de forces de police aussi importantes que pour une contre-manifestation en bonne et due forme claironnée aux quatre coins du pays. Et en conséquence, à ne pas amener ceux qui leur faisaient confiance à l'échec, sinon contre les fascistes, du moins contre la police.

Le SWP est forcé de reconnaître qu'à Lewisham c'est d'abord la police qui a été victorieuse (cf International Socialism n° 101) : « La police recherchait l'affrontement avec la gauche et la communauté noire », cela lui a permis « de renforcer sa position dans la société ». Les événements de Manchester en sont une confirmation supplémentaire. Et dans une certaine mesure, la violence des affrontements d'une minorité de gauchistes et de jeunes de couleur avec la police qui protégeait efficacement le Front National n'a pas forcé la sympathie de la classe ouvrière blanche, au contraire.

La presse s'est largement fait l'écho de ceux qui visent à associer dans une même réprobation les extrémistes de droite et les extrémistes de gauche, « les fascistes rouges », et cela a sans doute rencontré un certain écho parmi les travailleurs - tout au moins les travailleurs blancs. Socialist Worker, l'organe du SWP, en réponse à un lecteur qui pose la question : « La violence est-elle utile en fin de compte ? Quand le sang a fini de couler nous restons avec les mêmes problèmes », admet dans son n° 543 que, « après la campagne de presse massive qui a tenté de démontrer que nous ne valons pas mieux que le Front National - une horde violente de fascistes rouges - il ne faut pas s'étonner si certains lecteurs sont préoccupés par le problème de la violence ». Si les lecteurs du SWP sont susceptibles d'être troublés, que dire alors de la grande masse des travailleurs qui ne lit pas Socialist Worker ! Et il est évident que le SWP n'a pas l'implantation nécessaire dans la classe ouvrière pour se défendre contre les calomnies de la presse bourgeoise et expliquer comme il le fait auprès de ses lecteurs la nécessité d'utiliser parfois la violence pour combattre la violence de cette société. Et il y a un gros danger que les contre-manifestations du SWP, si elles sont systématiques comme il semble en manifester l'intention, contribuent plus à le couper des travailleurs qu'à lui permettre de gagner une implantation ouvrière plus sérieuse.

Le Parti Communiste britannique a engagé un débat sur la tactique du SWP dans les colonnes du Morning Star en soulignant un certain nombre de problèmes réels qui se résument dans cette phrase : « Le problème n'est pas de savoir s'il doit y avoir ou pas affrontement avec les fascistes, mais si les actions entreprises aujourd'hui rapprochent le jour où ce seront les masses qui diront « ils ne passeront pas ». C'est bien là tout le problème. Le fait que le Parti Communiste est bien mal placé pour critiquer l'extrême-gauche car il se garde bien, lui, de proposer des formes adéquates pour résister aux attaques des fascistes si ce n'est de réclamer au gouvernement l'interdiction des manifestations fascistes, n'empêche pas que ces critiques abordent l'essentiel des problèmes. D'ailleurs la section britannique de la Quatrième Internationale, l'international Marxist Group, s'est donné la peine d'y répondre dans Socialist Challenge n° 11 sous la plume de Tariq Ali. « L'international Marxist Group n'est pas favorable à des actions du style kamikaze qui substituent une ou deux organisations d'extrême-gauche à la population locale ou à des forces antifascistes plus nombreuses. S'il y avait eu seulement 1 000 ou 2 000 révolutionnaires tout seuls, nous n'aurions pas été d'accord pour défier la manifestation des fascistes qui était très fortement protégée ». Mais Tariq Ali d'affirmer : « La communauté locale était mobilisée et a joué un rôle vital. Sans elle, un affrontement aurait été du pur aventurisme et se serait terminé en défaite ». Il est difficile de le croire vue la légèreté avec laquelle Tariq Ali apprécie le degré de mobilisation de la population locale, légèreté qui ne peut pas être mieux illustrée que par cette réponse au Parti Communiste qui reproche à l'extrême-gauche de comparer la manifestation de Lewisham avec celle de Cable Street le 4 octobre 1936 où quelque 200 000 personnes empêchèrent les chemises noires de Mosley de défiler : il est « tout à fait juste de comparer Lewisham à Cable street. Certes le nombre de gens n'a pas été aussi important, mais l'engagement de la communauté locale et la volonté et le courage (de qui ?) de riposter étaient les mêmes ». Manifestement Tariq Ali préfère prendre ses désirs pour des réalités plutôt que de regarder les problèmes en face. Et il semble bien qu'il ne soit pas le seul dans l'extrême-gauche à adopter cette attitude si l'on en juge par l'absolue démesure avec laquelle chacun a célébré l'événement.

Le SWP pour sa part semble satisfait de pouvoir porter à l'actif des affrontements que l'on ait beaucoup parlé de lui. « La presse s'est soudain intéressée au SWP après que nous ayons refusé de laisser le Front National manifester dans un quartier noir » tel est le premier argument qui lui vient sous la plume pour convaincre le lecteur qui se pose des problèmes sur l'efficacité de sa politique. Dans un autre numéro de Socialist Worker, il insiste : « Le SWP a reçu une publicité énorme grâce à notre combat contre les nazis ». Il n'y a donc guère de raison que le SWP reconsidère une politique qui sert si bien sa publicité - en même temps que celle du Front National évidemment.

C'est une facon irresponsable de poser le problème, même si elle est enveloppée dans des considérations générales sur la nécessité de lutter contre le fascisme.

Le rôle des révolutionnaires n'est pas de jouer à la petite guerre avec les organisations fascistes et de se glorifier de la publicité que cela peut leur valoir, à défaut de pouvoir se glorifier d'autre chose. Appeler cela la lutte anti-fasciste, c'est faux, c'est trompeur pour les travailleurs et pour soi-même et c'est dérisoire. D'autant plus dérisoire que, dans cette petite guerre, le SWP a même du mal à sauvegarder sa propre liberté d'expression. Ses propres manifestations ont été interdites en même temps que celles du Front National. Il a dû annuler son grand meeting de rentrée à Londres car le Front National a menacé de l'attaquer, entraînant par cette menace l'annulation de la location de la salle. Le SWP pense-t-il intimider suffisamment le Front National pour que celui-ci cesse seulement d'attaquer ses propres militants ?

Le rôle des révolutionnaires dans le combat contre les organisations fascistes comme dans d'autres combats, c'est de renforcer la confiance de la classe ouvrière en elle-même, renforcer son degré d'organisation, sa conscience. Ne sont légitimes - hormis évidemment l'autodéfense organisationnelle - que les luttes qui vont dans ce sens-là, qui permettent aux travailleurs de remporter des victoires même modestes mais collectives. Alors, quand on est capable de prendre l'initiative de telles luttes, où ne serait-ce qu'une fraction directement touchée de la classe ouvrière est partie prenante et le reste susceptible de comprendre et d'approuver, il faut les engager et tout faire pour les mener à la victoire. Lorsqu'on n'en est pas capable, il vaut mieux s'abstenir. Sinon ce que l'on est fait est au mieux inutile et au pire nuisible, car au lieu d'engager les travailleurs dans ce type de combat, on les en détourne.

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