L'Égypte de sadate : vers une confrontation avec la classe ouvrière ?01/03/19771977Lutte de Classe/static/common/img/ldc-min.jpg

L'Égypte de sadate : vers une confrontation avec la classe ouvrière ?

Les émeutes populaires qui, d'Alexandrie au Caire, ont ébranlé l'Égypte au mois de janvier, n'ont pas éclaté comme un coup de tonnerre dans un ciel serein. Toute l'année 1976 avait déjà été marquée par des grèves et des révoltes, et c'est en fait depuis l'époque de la mort de Nasser que les étudiants égyptiens, comme les ouvriers - eux d'Hélouan, dans la banlieue industrielle du Caire, en particulier - affrontent régulièrement le régime. Un des points culminants de cet affrontement a été en 1975 le soulèvement des 40 000 ouvriers de Al Mahallé Al-Kubra contre lequel le gouvernement Sadate fit intervenir l'armée.

Il y a apparemment une recrudescence des luttes ouvrières, une sorte d'éveil du mécontentement populaire.

Certes, même au temps de Nasser et surtout à la fin du régime de celui-ci, l'Égypte avait connu des luttes ouvrières et, en 68, une véritable émeute populaire. Nasser réprimait d'ailleurs ces luttes avec autant de violence que son successeur.

Mais Nasser n'a jamais eu à affronter une situation aussi explosive. C'était l'un des attributs majeurs du régime de Nasser que de pouvoir, au nom du nationalisme et de l'unité arabe, s'appuyer sur la population, chloroformée au point de vue de ses intérêts propres, tendue vers l'effort de guerre et les sacrifices justifiés par la nécessité de parer à la menace permanente constituée par Israël et ses alliés occidentaux.

Il est clair que le président Sadate ne dispose pas de la possibilité de mener une telle politique avec la classe ouvrière et les masses de semi-chômeurs égyptiens. Ni son personnage ni les circonstances politiques générales ne lui permettent de rééditer ce qu'on a appelé le « nassérisme ». Mais avant de voir où en est la classe ouvrière égyptienne aujourd'hui, et quelle expérience politique elle a pu retirer de l'époque précédente, il est sans doute nécessaire de préciser ce qu'il faut, pour des marxistes, mettre sous ce terme de nassérisme, ce qu'a été sa nature de classe et sa portée réelle pour l'Égypte.

 

De nasser...

 

Il peut paraître aujourd'hui bien superflu de répéter que l'expérience de Nasser n'est jamais sortie du cadre bourgeois, même dans ses mesures apparemment les plus radicales. Pourtant, lorsque deux ans à peine après son accession au pouvoir, quatre ans après avoir contraint la monarchie corrompue et discréditée de Farouk à céder la place aux « officiers libres », Nasser décida de nationaliser le canal de Suez, cela fit l'effet d'une bombe dans le monde entier, l'effet d'un défi à l'impérialisme. Et le succès que rencontra cette initiative, puisque Anglais et Français durent céder, le dota d'un capital de confiance et de prestige auprès de tout le peuple égyptien qui lui permit d'entreprendre la tâche qu'il s'était fixée : renforcer, sinon créer de toutes pièces, une bourgeoisie nationale indépendante capable de tenir sa place au soleil du profit. Pour cela, il entreprit une politique d'industrialisation forcée, encadrée par l'État. Ce que la bourgeoisie nationale existante, très faible, peu nombreuse, étroitement liée aux grands propriétaires féodaux en même temps qu'à la monarchie et à l'occupant britannique, n'avait pu faire, l'armée et les cadres issus de la petite bourgeoisie allaient tenter de le faire. Phénomène auquel on a pu assister à plusieurs reprises depuis lors dans d'autres pays au développement économique arriéré, c'est avant tout au travers de l'armée que s'exprinièrent en Égypte les aspirations et les impatiences des couches petites-bourgeoises, une armée d'autant plus réceptive à ces aspirations et à ces impatiences que la monarchie et l'occupation britannique ne lui avaient pas ménagé les humiliations.

Avant toute chose, le problème à résoudre était celui de la terre : accaparée pour l'essentiel par une infime minorité de féodaux pour sa partie cultivée, inexploitée pour 95 % du pays. Les trois quarts de la population rurale étaient sans terre. Des lois de réforme agraire, en 1952 puis en 1961, assurèrent une redistribution partielle, mais elles n'ont bien entendu rien résolu, des millions de paysans restant en dehors de toute possibilité d'en profiter, même si elles ont permis de renforcer une mince couche de paysans relativement riches. Le gros problème d'étendre les zones cultivées et d'améliorer le rendement du sol ne pouvait trouver un début de solution qu'à coup de millions de dollars, comme le montra la spectaculaire construction du Haut Barrage d'Assouan. Dans l'état de sous-développement de l'Égypte, il n'était pas possible de tenter le moindre démarrage économique sans un afflux considérable de capitaux étrangers et sans la poigne de fer d'un État en mesure de faire plier les intérêts particuliers des propriétaires féodaux et des secteurs défaillants de la bourgeoisie existante au nom de l'intérêt général. Le nationalisme guerrier fut le levier permanent qui permit à Nasser de jouer ce jeu, et la nationalisation du canal de Suez intervint dans ce cadre autant pour des motifs politiques que pour le motif économique de récupérer une importante source de richesses nationales. Elle fut le tremplin à partir duquel, s'appuyant sur les masses populaires, sans toutefois les mobiliser autrement que pour acclamer son nom et sa personne, Nasser lança une série de nationalisations qui ont fini par englober l'essentiel de l'industrie et du secteur financier ; qui ont abouti à la création d'une bureaucratie étatique envahissante, nombreuse, encadrant une partie importante de la vie économique.

Ces mesures, s'accompagnant d'une campagne démagogique contre les possédants traditionnels et d'un vocabulaire anticapitaliste, ont même pu à l'époque faire dire à certains que l'Égypte avait opté pour un régime socialiste, bien que dans le même temps l'Égypte nassérienne emprisonnât les communistes et eût entamé son règne par la répression de grèves et la condamnation à mort de militants ouvriers. Elles n'étaient rien de plus qu'une tentative nationaliste de sortir, autant que faire se pouvait, le pays du sous-développement, par en haut, par une intervention systématique de l'État au secours d'une bourgeoisie nationale par elle-même inapte à faire le moindre geste dans ce sens. Les capitaux privés égyptiens se refusaient à s'investir dans l'industrialisation, ils se réfugiaient dans des activités de commerce ou dans l'immobilier qui leur assuraient des profits rapides et abondants. C'est donc l'État, et essentiellement les militaires, qui prétendirent jouer ce rôle, bousculant pour cela quelques privilèges et prérogatives traditionnels dans l'intérêt général et à plus long terme des possédants, anciens ou nouvellement issus des classes moyennes.

L'effort d'industrialisation de l'Égypte nassérienne s'est fait sur le dos des masses populaires. La bureaucratie étatique a proliféré sur un fond de misère et de chômage catastrophique. Le prestige personnel de Nasser, sa démagogie, la pression constante de la menace d'Israël lui ont permis d'atteler le pays à cette tâche, ou du moins de museler la population. Si, officiellement, le but des officiers de 1952 était d'assurer à chaque membre de la population « 50 calories supplémentaires », la réalité de 1967 indiquait plutôt une dégradation considérable dans un domaine vital pour la population : celui des denrées alimentaires. En 1910, les importations dans ce domaine représentaient en valeur le quart des exportations de la monoculture égyptienne du coton. En 1967, elles en représentaient l'équivalent.

En 1976, la valeur de ces importations a semble-t-il même dépassé celle des exportations.

Dans les années qui ont précédé la mort de Nasser, en 1970, le régime était au bord de la faillite sur le plan économique, l'anarchie régnait dans la production ; et sur le plan politique, son crédit commençait à s'effriter. Le désastre militaire de la guerre des Six Jours (1967) n'a pas eu, grâce à la politique habile de Nasser et au rôle d'homme irremplaçable qu'il jouait, les mêmes conséquences destructrices pour le régime qu'avaient eues la guerre de Palestine et la défaite égyptienne vis-à-vis de la monarchie de Farouk ; mais c'est cependant en 1968 que se situent les premières grandes révoltes ouvrières du temps de Nasser. Le sursaut national autour de ce dernier, Bonaparte déclinant, fut alors de courte durée, et c'est vers une dictature militaire de type traditionnel que le régime évoluait.

En fait, au terme de plus de quinze ans d'une dictature impitoyable, la tentative nassérienne d'un développement capitaliste indépendant au sein de l'univers impérialiste, imposée éventuellement même contre la volonté de certains secteurs bourgeois réticents ou réfractaires, s'est retrouvée dans une impasse. Cette tentative avait bénéficié d'un certain nombre de circonstances favorables. La lutte pour obtenir le départ des troupes de l'occupant anglais, dans les premières années du régime, puis la lutte contre Israël et ses soutiens impérialistes, lui ont permis d'utiliser à fond le sentiment patriotique et anti-impérialiste des masses populaires, voire de le créer comme exutoire à la misère générale et ciment de l'unité nationale autour du dictateur. Après les émeutes de 68, et alors que la menace directe d'Israël contre l'Égypte ne pouvait plus jouer le même rôle, c'est dans une certaine mesure le soutien à la lutte des Palestiniens qui a joué ce rôle. Mais cette arme devenait dangereuse pour le régime lui-même. Depuis que les bruits de bottes se sont atténués au Moyen-Orient, cet atout majeur que constitue pour la politique intérieure d'une dictature la menace d'une agression étrangère, a pratiquement disparu du jeu de Sadate.

Pendant les années cinquante et soixante, Nasser avait pu comme d'autres leaders du « Tiers-Monde », Nehru et Tito, tenter de profiter de la rivalité Est-Ouest pour obtenir d'un côté ce qu'on lui refusait de l'autre. Il faut souligner que c'est pourtant toujours du côté des États-Unis qu'il s'est tourné d'abord. Ce n'est qu'après le refus de ceux-ci de financer par exemple la construction du Haut Barrage d'Assouan que Nasser a accepté les offres soviétiques en la matière. Et c'est l'hostilité de l'impérialisme américain qui l'a amené à se tourner franchement du côté de l'URSS pour les nécessités de son équipement militaire.

 

... a sadate

 

La bourgeoisie nationale égyptienne est sans aucun doute sortie du « nassérisme » renforcée en nombre, mais aussi en appétits, et la mort du dictateur en 1970 avec la venue au pouvoir de Sadate a donné le signal d'une ère un peu nouvelle pour elle. Tant dans sa politique internationale que dans le domaine économique, le régime actuel a opéré un renversement, ce qu'il appelle une politique d'ouverture ( « l'infitah » ). La « dénassérisation » de l'économie, avec libération de biens sous séquestre, retour d'un certain nombre de secteurs nationalisés aux mains du capital privé, appel aux investissements étrangers assorti de conditions fiscales privilégiées etc., s'accompagne sur le plan politique du rapprochement avec la monarchie saoudite et avec l'impérialisme américain.

Ce renversement de politique, qui représente pour le régime un déplacement à droite de son centre de gravité, a-t-il permis de rétablir la situation économique du pays ? La faillite du régime de Nasser était évidente, mais aujourd'hui on peut constater que les quelques années de l'expérience inverse ont abouti à un échec non moins évident. La situation de misère est même telle aujourd'hui que des journalistes ont pu parler « d'indianisation » du pays. Est-ce à dire que la situation aurait pu évoluer de manière plus favorable en poursuivant la politique de Nasser ? A vrai dire, Sadate n'avait pas tellement de choix possibles : la faillite de l'économie exigeait une aide extérieure importante, un apport de capitaux que seuls les États-Unis pouvaient être à même de fournir. Et toute la politique passée de ces derniers attestait que pour qu'ils le fassent, il faudrait aux dirigeants égyptiens en passer par la subordination aux niveaux politique et diplomatique. Jusque-là, les USA en effet avaient refusé d'accorder à l'Égypte l'aide financière dont celle-ci avait eu besoin, à l'époque en particulier du Haut Barrage, à moins de conditions de contrôle et de garantie humiliantes et inacceptables. Ils étaient même allés jusqu'à couper leur aide alimentaire à l'Égypte nassérienne pendant toute une période. Pour les dirigeants égyptiens, le changement politique était donc plus dicté par des nécessités impérieuses que par un choix délibéré entre deux politiques possibles.

Il n'est pas question pour un pays comme l'Égypte de pouvoir sortir du sous-développement économique que des siècles de domination colonialiste puis impérialiste lui ont légué. Même en s'en remettant de ce soin à un État fort, relativement à l'aise pour mener sa politique, n'hésitant pas à prendre des mesures radicales, il ne peut envisager de trouver à notre époque une « voie capitaliste nationale ». La situation de l'Égypte est aujourd'hui dramatique. Dans le cadre de la crise mondiale, non seulement il n'est pas question pour elle de progresser, mais sa situation empire. Son endettement a plus que doublé depuis 1973, les capitalistes égyptiens préfèrent toujours investir dans la construction et l'immobilier, et dans ce pays où le prix d'une paire de chaussures atteint près de la moitié du salaire minimum officiel, l'appareil productif reste sous-utilisé... Réintégrant pleinement le marché capitaliste mondial, c'est sa crise que l'économie égyptienne a réintégrée.

La corruption et le luxe qui s'étalent dans les sphères dirigeantes forment un contraste de plus en plus voyant et insupportable pour les masses misérables des grandes villes. La pression de la crise mondiale se traduit en particulier pour elles par le problème des prix des denrées de base qui, si elles n'étaient pas subventionnées par l'État, deviendraient tout simplement inabordables : c'est ce problème qui a été le point de départ des émeutes de janvier, le Fonds Monétaire International exigeant du gouvernement Sadate la suppression des subventions étatiques à un certain nombre de produits, dont le riz, ce qui aurait pour effet en « libérant » les prix de mettre les millions de pauvres au bord de la famine.

Dans l'immédiat le gouvernement égyptien a cédé aux revendications de la population ; mais toute sa politique est une attaque de front contre la consommation des masses égyptiennes. Dans le cadre de la crise, il s'agit pour lui de réduire cette consommation afin de libérer des surplus pour l'exportation. Mais dans des conditions où une baisse du niveau de vie signifie tout simplement et cyniquement la famine, le seuil de la consommation « normale » étant déjà extrêmement bas, les réactions à cette attaque ne peuvent manquer de prendre des formes explosives. Et les explosions qui viennent d'avoir lieu ont en outre ceci de relativement nouveau qu'elles s'en prennent beaucoup plus directement au gouvernement, mettant le président lui-même en cause. La position de Sadate, qui n'est pas celle dont pouvait jouir personnellement Nasser, est d'autant plus fragile qu'il ne dispose plus que dans des limites restreintes, et avec une efficacité émoussée, de l'arme patriotique de la guerre aux frontières pour faire accepter les sacrifices et resserrer l'unité nationale autour du régime.

Le régime de Sadate prépare actuellement une politique combinant le renforcement des mesures de répression à une parodie de reconnaissance d'un « multipartisme » qui, dans les conditions de misère et de crise de l'Égypte, ne peut de toute façon aller bien loin. Voudrait-il, en suscitant une apparence de « gauche légale », fournir une soupape de sûreté à l'expression d'une partie du mécontentement, notamment au sein des couches petites-bourgeoises, qu'il ne pourrait de toute façon que caricaturer grossièrement les mécanismes parlementaires : l'Égypte n'a pas les moyens de ce luxe. La répression, en revanche, peut aller beaucoup plus loin encore que celle des émeutes graves, utilisant plus systématiquement l'armée qui, pour être passée par une période « nassérienne », n'en est pas moins restée un instrument au service des possédants.

Les sacrifices imposés dans le passé au nom de la défense du pays ne peuvent que paraître de moins en moins justifiés aux yeux des travailleurs, qui peuvent prendre dans les mois qui viennent une conscience de plus en plus nette de leurs intérêts de classe.

Dégagés des brumes anesthésiantes du mythe de Nasser, concentrés dans quelques grandes villes de la vallée du Nil, représentant près de la moitié en nombre de l'ensemble de la classe ouvrière arabe, les travailleurs égyptiens peuvent jouer un rôle décisif au Moyen-Orient. Et les événements de janvier préfigurent peut-être de ce point de vue une période nouvelle qui verra l'intervention autonome des travailleurs égyptiens sur la scène politique.

 

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