Le rôle du sentiment national dans les luttes sociales01/01/19681968Lutte de Classe/static/common/img/ldc-min.jpg

Le rôle du sentiment national dans les luttes sociales

 

Tout comme à l'époque du « Manifeste Communiste », la société humaine est divisée en deux classes fondamentales : bourgeoisie et prolétariat. Des succès, des victoires d'autres classes opprimées que le prolétariat, des armées paysannes à direction radicale en particulier, peuvent, par endroits et par moments, apporter des solutions limitées et circonstanciées aux problèmes les plus brûlants de leurs pays. Il n'en reste pas moins qu'à terme et à l'échelle mondiale, l'avenir de l'humanité se joue entre les deux classes fondamentales de la société capitaliste, c'est-à-dire de notre époque. C'est la conscience profonde de ce fait qui distingue le révolutionnaire prolétarien du révolutionnaire petit-bourgeois.

Il est cependant infiniment peu probable, à l'exception peut-être de circonstances très particulières dans les pays hautement industrialisés, que l'éclosion de la révolution prolétarienne se fasse sous forme d'un processus unique, en quelque sorte « chimiquement pur », mue par le seul antagonisme entre les deux classes fondamentales. Elle se fera très certainement au cours d'une explosion sociale, mettant en mouvement la masse de tous les opprimés et mécontents, outre le prolétariat, la masse des petits-bourgeois urbains, des paysans, des semi-prolétaires, avec leurs préjugés, avec leur inconsistance, avec leur inconscience politique.

Sans la participation de ces masses, aux intérêts, aux objectifs politiques divers, mais unies dans le même mécontentement, dans la même volonté de changement, la révolution n'est pas possible. Le rôle du prolétariat avancé, de l'organisation révolutionnaire en particulier, sera alors d'exprimer le sens objectif de cette lutte, et par là même, de l'orienter et de l'unifier sous la direction de la seule classe historiquement capable de la pousser jusqu'au bout : le prolétariat industriel.

Avant d'être unifiée politiquement, la lutte de ces masses le sera d'abord par le sentiment commun d'être opprimé. Le rôle de tels « sentiments unificateurs » a été, de tout temps, le ressort principal du déclenchement de toute explosion révolutionnaire. Le sentiment national, la conscience d'une oppression nationale ou d'un danger d'oppression nationale, en est un, et des plus importants. Ce sentiment est composé de nombreux éléments, dont les dominantes varient suivant la classe, la couche sociale, qu'il entraîne au combat. Exutoire d'un sentiment d'oppression sociale pour certaines couches exploitées, il peut être aussi le reflet de l'influence d'une classe exploiteuse chauvine. Réactionnaire par certains de ses aspects, mobilisateur dans un sens progressif par d'autres, le sentiment national ne peut, en tout état de cause, être ignoré par les révolutionnaires. Il reste à notre époque encore, un des sentiments les plus profondément ancrés dans les masses populaires, autour duquel elles sont prêtes à se mobiliser, pour lequel elles sont prêtes à se battre.

Parmi les exemples du passé, chacun sait l'importance de l'invasion et de l'occupation prussienne dans le déclenchement de la Commune de Paris. De même, l'incapacité de la démocratie bourgeoise, durant son court passage au pouvoir, à apporter une réponse satisfaisante, et même une réponse quelconque, à la brûlante question nationale, a été un puissant facteur dans l'éclosion de la révolution prolétarienne hongroise de 1919.

Il existe cependant des exemples plus récents. Un parti révolutionnaire n'aurait pas pu rester neutre, ni s'opposer sans discernement à la puissante vague de sentiment national qui imprima une marque particulière à tous les facteurs qui firent prendre les armes à la classe ouvrière hongroise en 1956.

Et aujourd'hui, dans la citadelle de l'impérialisme, une fraction du prolétariat américain a atteint un niveau de radicalisme et de détermination que l'on n'a pas vu depuis longtemps dans un pays occidental. Or, le facteur national et racial est prédominant dans la radicalisation des noirs américains. Pourtant, par delà le facteur déclenchant, cette radicalisation, précisément parce qu'elle concerne une partie du prolétariat de la principale citadelle impérialiste, a une signification d'importance exceptionnelle, et pas seulement pour l'avenir des USA

Le rôle et l'importance du sentiment national dans un pays dépend de bien des facteurs. Il est toutefois possible d'établir très schématiquement trois catégories, à savoir : les pays sous-développés n'ayant pas réalisé leur révolution démocratique-bourgeoise, les pays impérialistes et enfin les pays du glacis.

Quelle est la racine sociale et économique du sentirent national dans ces différentes catégories de pays, quelle est la signification de son emprise sur les masses, dans quel sens peut-il aiguiller les luttes sociales, quelle doit être l'attitude de l'organisation révolutionnaire face à ce problème ? Voilà les questions que nous aborderons dans différents articles à suivre dans les prochains numéros de la « Lutte de Classe ».

Pour commencer, comment cette question se pose-t-elle dans les pays arriérés ? Ces pays, dans leur écrasante majorité, n'ont pas encore résolu le problème de leur émancipation nationale, quand bien même ils jouissent d'une indépendance formelle. C'est dans ces pays, que la revendication d'émancipation nationale a l'écho le plus profond dans les masses et, partant, dans ces pays, la méconnaissance de la question nationale aurait des conséquences particulièrement funestes.

Quelles sont les racines réelles, matérielles, du sentiment national dans les pays coloniaux ou semi-coloniaux ?

En premier lieu, elles plongent dans l'oppression nationale qui frappe, avec plus ou moins d'intensité, toutes les couches de la société autochtone.

Cette oppression dépend, quant à sa forme et son importance, du degré de dépendance du pays sous-développé par rapport à l'impérialisme. Elle est claire, quotidienne, institutionnalisée, dans les pays colonisés, où le seul fait d'être le ressortissant du pays colonisateur assure des privilèges qu'un autochtone ne saurait avoir. Elle est parfois plus insidieuse, mais tout aussi révoltante, dans les pays comme Madagascar ou la Chine d'avant 1948, où l'indépendance nationale n'est que fiction juridique. Dans ces pays, le sentiment national reflète, dans ce qu'il a de plus général, une aspiration à la dignité humaine la plus élémentaire, le désir de ne pas subir des humiliations quotidiennes dans son propre pays, du seul fait d'être précisément un autochtone de ce pays. Il reflète en un mot l'aspiration aux plus élémentaires des droits démocratiques.

Ce sentiment national est cependant aussi, pour les couches pauvres, en particulier pour le prolétariat, la première forme d'expression, la première étape de l'accession a la conscience de l'exploitation sociale. Dans la grande majorité des pays arriérés, le prolétariat national se heurte directement aux impérialistes étrangers. Dans un pays comme la Chine, avant la prise du pouvoir par Mao, plus de la moitié du prolétariat industriel travaillait dans des entreprises étrangères, dirigées, encadrées par des ingénieurs, techniciens, contremaîtres étrangers. Et la Chine ne fut pas, de ce point de vue, dans la situation la plus défavorable.

Sous son premier comme sous son deuxième aspect, le sentiment national est, pour les masses populaires des pays sous-développés, l'expression la plus élémentaire d'un sentiment anti-impérialiste confus. Dans la mesure où il se concrétise par une mobilisation et par un désir de lutte pour l'émancipation nationale, pour l'indépendance nationale, sa signification est incontestablement progressiste. La lutte pour l'indépendance nationale reste, par ses objectifs, sur le terrain de la révolution démocratique bourgeoise. Comme telle cependant, et indépendamment même de la dynamique qu'elle recèle, et qui peut dépasser les limites de la révolution bourgeoise, elle bénéficie de l'appui des révolutionnaires prolétariens, comme en bénéficie toute insurrection contre l'impérialisme, toute lutte qui oppose les masses populaires à la conquête de leurs droits démocratiques, aux classes ou castes réactionnaires soutenues par l'impérialisme.

« Le droit des nations à disposer d'elles-mêmes », donc la reconnaissance de la légitimité et du caractère progressiste de la lutte des peuples pour leur émancipation nationale reste, de nos jours encore, un des mots d'ordre de la révolution démocratique-bourgeoise qui correspond le plus à un sentirent profond dans les masses populaires des pays coloniaux ou semi-coloniaux.

Le rôle du prolétariat n'est cependant pas seulement d'accorder son soutien ou sa bénédiction morale à la lutte des masses populaires pour leur émancipation nationale. Il n'est pas seulement partie prenante dans cette lutte, il y a un rôle particulier, un rôle dirigeant.

Le caractère combiné du développement économique des pays arriérés dans les conditions de domination de l'impérialisme, fait de la bourgeoisie nationale de ces pays une classe économiquement écrasée par l'impérialisme, mais en même temps dépendant dans une large mesure de lui. La politique de cette faible et exsangue bourgeoisie nationale est à l'image de sa position économique, elle est caractérisée par son aspect timoré, hésitant, quand bien même il s'agit de la réalisation de ses propres tâches historiques. Ce n'est que dans des conditions très exceptionnelles, telles qu'il s'en présentait en Chine par exemple (interférence d'une crise nationale avec une crise sociale jetant au combat des millions de paysans, existence d'un personnel politique se plaçant sur le terrain de la bourgeoisie mais indépendant des castes réactionnaires, l'extrême pourrissement de l'ancien régime), ce n'est que dans de tels cas originaux que la bourgeoisie nationale peut être amenée, sinon à prendre résolument la tête de la lutte d'émancipation nationale, du moins à en accepter les conquêtes.

Dans ces conditions le rôle du prolétariat avancé n'est pas seulement de soutenir la lutte d'émancipation nationale, mais d'en prendre résolument la tête. Il doit montrer en dénonçant les tergiversations, les compromissions, même des ailes les plus radicales du personnel politique de la bourgeoisie nationale, qu'il est la classe la plus efficace dans ce combat, car il n'a aucun lien, aucun intérêt commun avec l'impérialisme.

Il doit montrer que non seulement il est la classe la plus efficace dans la conduite de l'émancipation nationale, mais qu'il est la seule à pouvoir la consolider. Cette consolidation suppose en effet le contrôle quotidien et efficace de l'État forgé au cours de la lutte et le prolétariat est la seule classe populaire qui, de par sa concentration dans les centres économiques et politiques du pays, est à même d'exercer ce contrôle.

Mais le rôle du prolétariat n'est pas seulement d'assurer, à la tête des autres couches populaires, la réalisation conséquente et radicale de l'émancipation nationale qui, encore une fois, ne quitte pas le terrain de la révolution démocratique bourgeoise. Le prolétariat d'un pays sous-développé fait partie intégrante du prolétariat mondial, et comme tel, ses tâches, son rôle historique dépassent le cadre national.

Là encore, le sentiment national peut être la première étape de la prise de conscience socialiste.

C'est précisément parce que dans les pays arriéré il y a interférence de l'oppression sociale et de l'oppression nationale, c'est précisément parce que la moindre revendication oppose les ouvriers de ces pays à des impérialistes étrangers, c'est précisément pour ces raisons qu'une organisation révolutionnaire est à même d'apprendre aux travailleurs, à travers la lutte pour l'indépendance nationale, leurs intérêts de classe et le rôle de la classe ouvrière dans la transformation socialiste du monde.

Deux dangers guettent l'organisation révolutionnaire prolétarienne confrontée avec le sentiment national profond des masses populaires, y compris ouvrières, des pays coloniaux ou semi-coloniaux.

Le premier serait la phraséologie ou l'attitude gauchiste qui, par peur d'abdiquer devant le nationalisme, ferait refuser de prendre en considération ce que couvre de profond le sentiment national ou inciterait même à s'y opposer. Certes, on n'a que trop d'exemples de pays sous-développés, où le sentiment national s'extériorise sous forme de nationalisme, on pourrait même dire qu'on n'a que de tels exemples. l'engouement des masses populaires pour le nationalisme n'exprime pas un phénomène nécessaire et inévitable dans les pays arriérés. Il exprime surtout le fait qu'en l'absence d'une direction prolétarienne capable de prendre une position correcte et de mener une politique efficace sur cette question, la colère et le mécontentement populaires sont canalisés par des politiciens de la bourgeoisie nationale.

Refuser de considérer le sentiment national serait apporter de l'eau au moulin de ces politiciens bourgeois, dont le succès réside précisément dans le fait que ce sentiment a des racines profondes dans les masses populaires. Le refuser, ce serait par la même occasion se condamner à l'inaction et en fait, répudier la révolution socialiste.

Aucune organisation révolutionnaire ne saurait s'implanter dans un pays colonial ou semi-colonial et y engager le combat pour la révolution socialiste, sans se mettre résolument à la tête de la lutte pour l'émancipation nationale. Ne pas le faire, ce serait transformer la théorie révolutionnaire en bavardage, dont « la pureté » de classe n'aurait d'égal que l'inefficacité.

Le deuxième danger opposé mais analogue dans ses résultats, serait d'abdiquer devant le nationalisme, c'est-à-dire - car les idées recouvrent des rapports de classes - d'abdiquer devant la bourgeoisie nationale et devant les représentants politiques radicaux de celle-ci.

C'est justement le caractère « unificateur » du sentiment national, unifiant dans la même haine anti-impérialiste les masses populaires les plus larges, c'est donc justement ce caractère qui peut être un facteur révolutionnaire de première importance, qui recèle aussi un danger mortel pour le prolétariat révolutionnaire, en masquant les différenciations, les oppositions de classe.

C'est précisément pourquoi, la lutte du prolétariat pour l'émancipation nationale doit être menée de pair avec une lutte politique continuelle, sans relâche, contre les organisations petites-bourgeoises qui font leur cette même revendication.

Le rôle de l'organisation révolutionnaire est certes, d'exprimer le sentiment national des masses, mais en en dégageant le contenu de classe. Ceci ne peut se faire que si l'avant-garde prolétarienne maintient son indépendance politique et son indépendance organisationnelle.

Le sentiment national peut être, dans un premier temps, le moteur d'un processus révolutionnaire prolétarien, il n'en est jamais le volant. Si la lutte pour l'émancipation nationale, dans la mesure où elle est dirigée contre l'impérialisme, est en tout état de cause à soutenir, elle ne peut aboutir à l'éclosion d'une révolution prolétarienne que si le prolétariat est organisé dans ses organisations propres, s'il se bat sur ses objectifs propres. Sinon, aucun mécanisme automatique ne fera d'une guerre de libération nationale une révolution socialiste. Le croire ou le laisser croire, c'est le pire service qu'on puisse rendre, non seulement à la cause de la révolution socialiste, mais aussi, en dernier ressort, aux intérêts d'une émancipation nationale conséquente. C'est précisément cette erreur qu'ont commise certaines organisations trotskystes au temps de la guerre d'Algérie, l'une vis-à-vis du FLN, l'autre vis-à-vis du MNA

C'est encore cette erreur qu'elles commettent vis-à-vis de la guerre du Vietnam, en attribuant à cette guerre la dynamique d'une révolution socialiste, et en attribuant au FNL des vertus que seule une organisation prolétarienne révolutionnaire saurait avoir. Si la lutte du peuple vietnamien doit avoir, non seulement la sympathie, mais aussi le soutien total de tout révolutionnaire prolétarien, nous avons le devoir de dire que, sous sa direction actuelle, direction petite-bourgeoise nationaliste, elle peut, dans le meilleur des cas, aboutir à un État de type chinois, yougoslave ou algérien, mais elle ne saurait en aucun cas être la première étape d'un processus révolutionnaire prolétarien.

 

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