La guérilla et le mouvement des masses paysannes01/11/19671967Lutte de Classe/static/common/img/ldc-min.jpg

La guérilla et le mouvement des masses paysannes

Le procès de Régis Debray, la mort de Guevara, le plus prestigieux guérillero d'Amérique Latine, la répression qui s'abat sur la Bolivie, mettent de nouveau en pleine lumière la lutte que, dans les sierras et la forêt vierge, mènent contre l'impérialisme US les révolutionnaires sud-américains.

Nous avons déjà longuement défini dans d'autres numéros de « Lutte de Classe » la position des marxistes révolutionnaires, c'est-à-dire prolétariens, par rapport aux directions petites-bourgeoises des mouvements paysans. La classe ouvrière ne peut limiter son programme aux options définies par les guérilleros, ce qui ne l'empêche nullement d'être solidaire de leur lutte.

Mais un des aspects peu connu du problème de la guérilla est le rapport qui existe entre le groupe guérillero, en général formé d'intellectuels petits-bourgeois venus des villes, et la masse des paysans sur laquelle ils essaient de s'appuyer pour s'emparer du pouvoir.

Les deux ouvrages qui définissent le mieux la conception castriste sur ce problème sont sans aucun doute le livre de Che Guevara « La guerre de guérillas » et celui de Régis Debray « Révolution dans la Révolution ». Guevara, comme Debray, défend une conception selon laquelle le soulèvement paysan suivra automatiquement la naissance de la guérilla.

C'est cette idée qu'exprime Guevara lorsqu'il affirme : « On ne doit pas toujours attendre que soient réunies toutes les conditions pour faire la Révolution : le foyer insurrectionnel peut les faire surgir ».

Dans un premier temps un petit groupe d'hommes armés tient le maquis en n'entretenant aucun contact avec la population locale : « La guérilla révolutionnaire est clandestine... Dans ses débuts elle se maintient invisible et quand elle se fait voir, c'est au moment et à l'endroit choisis par son chef... La guérilla est indépendante dans son action comme dans son organisation militaire, de la population civile ; et elle n'a pas par conséquent à assurer la défense directe de la population paysanne » affirme Debray, et Guevara lui fait écho : « Au début il y a un groupe plus ou moins armé, plus ou moins homogène qui s'efforce presque exclusivement de se cacher en des lieux abrupts, inextricables en maintenant un faible contact avec les paysans ».

Donc ce groupe armé, surtout soucieux de sa sécurité exercera son action principalement dans des régions peu peuplées et difficilement accessibles.

Selon le schéma castriste, dans un second temps, ce petit groupe armé va s'imposer aux paysans, devenir la direction de l'armée paysanne, de la paysannerie en armes.

Mais comment la paysannerie va-t-elle se mobiliser autour de cette direction ?

On cherchera vainement une réponse satisfaisante à cette question dans l'un ou l'autre de ces ouvrages. Guevara écrit qu'au début « ce groupe réussit un coup : alors naît sa renommée : quelques paysans dépossédés de leur terre ou en lutte pour la conserver, et de jeunes idéalistes issus d'une autre classe viennent grossir ses rangs... » Ainsi peu à peu la guérilla devient une force jusqu'à son triomphe sur l'armée de -- « l'oligarchie ».

Debray semble un peu plus explicite : « La lutte guérilla a des mobiles et des fins politiques. Elle doit s'appuyer sur les ruses ou disparaître ; convaincre les masses de son bien-fondé, avant de les enrôler directement, afin que la « rébellion » devienne réellement, c'est-à-dire par son recrutement et l'origine de ses combattants, « guerre du peuple »... Si les paysans sont incrédules il faut leur rendre confiance en eux-mêmes en leur inculquant la foi révolutionnaire : la foi des révolutionnaires qui leur parlent. On créera dans les villages des cellules clandestines ou publiques ; on soutiendra ou fomentera les luttes syndicales, répétant sans se lasser le programme de la Révolution. C'est seulement à la fin de cette étape quand on aura acquis le soutien actif des masses... qu'on passera à l'action directe sur l'ennemi. Telle est semble-t-il la ligne de la propagande armée ».

Ici Guevara et Debray entretiennent deux illusions contraires mais complémentaires. Pour Guevara le coup d'éclat, l'exemple d'une attaque réussie contre les forces de l'ordre, doit réveiller les paysans apathiques, leur redonner confiance. Pour Debray une longue période de propagande permettra de déboucher sur une lutte armée de la paysannerie. Dans ces deux explications la mobilisation populaire des paysans est provoquée de toutes pièces par l'intervention d'un petit groupe extérieur à la paysannerie.

En décrivant ainsi la dynamique révolutionnaire de la paysannerie d'Amérique Latine, Guevara et Debray croient retracer le processus qui conduisit Castro au pouvoir ; ce processus, ils le connaissent probablement fort bien dans tous ses détails, mais ils n'en ont sûrement pas compris les mécanismes profonds. Le fait n'a rien qui puisse surprendre, car il n'est pas rare, c'est même le cas général, que les principaux acteurs d'un bouleversement historique n'en comprennent pas les causes sociales et croient que le geste ou la parole d'un tribun a créé le mouvement des masses alors qu'il en est, au mieux, l'expression.

Du débarquement du Granma (1956) à la prise du pouvoir par Castro (1959) il s'est écoulé trois ans. Dans un premier temps Fidel et ses compagnons furent complètement isolés de la paysannerie. Lorsque celle-ci se mobilisa et vint à eux, ils en furent les premiers étonnés. Dans une lettre adressée à Frank Pais le 21 juillet 1957 Castro écrivait : « Le mot peuple que l'on prononce si souvent avec un sens vague et confus devient une réalité vivante, magnifique, éblouissante. Maintenant oui je sais ce qu'est le peuple : je le vois dans cette force invincible qui nous entoure partout, je le vois dans les caravanes de 30 ou 40 hommes, éclairés par des torches, qui descendent les pentes boueuses à deux ou trois heures du matin avec 30 kg sur le dos pour nous apporter du ravitaillement. Qui les a si merveilleusement organisés ? D'où ont-ils tiré tant d'habileté, tant d'astuce, tant de courage, tant d'abnégation ? Nul ne le sait ! »

Par leur lutte, leur courage, leur droiture, leur abnégation, Castro et ses camarades s'étaient d'abord fait connaître puis avaient gagné la confiance des masses paysannes. C'était déjà énorme. Mais ce n'était pas suffisant pour provoquer un soulèvement paysan. Si les paysans les choisirent comme direction dans leur lutte ils n'étaient pour rien dans la mobilisation de la paysannerie. Penser un seul instant que c'est l'action de Guérilla qui a mobilisé la paysannerie est un non-sens, dangereux vues les illusions qu'il renferme. Et pourtant ce non-sens est aujourd'hui élevé au rang de dogme par les castristes. Lors de la conférence de l'OLAS le mot d'ordre « Le devoir de tout révolutionnaire est de faire la révolution » a été interprété unilatéralement comme une attaque contre les staliniens qui sabotaient la lutte armée. En fait ce mot d'ordre est bien plus que cela.

En insistant uniquement sur le côté militaire de la guérilla - car « faire la révolution. » signifie en clair prendre les armes - en laissant croire que l'apparition de la guérilla servira de catalyseur à la mobilisation de la paysannerie, on conduit des centaines d'hommes à une mort certaine.

En Amérique Latine les tentatives de Guérillas ont été nombreuses ces dernières années. Mais si on fait le bilan, l'échec a été complet sur toute la ligne. Que ce soit au Pérou, au Vénézuela, ou au Guatémala, nulle part le mouvement guérillero n'a pu conquérir les masses. Et il ne s'agit certainement pas de questions d'individus : Lobaton, de la Puente, Lima, Bravo, sont des hommes d'une trempe certaine, des militants authentiques dont certains, comme Bravo, tiennent la guérilla depuis des années. De ce point de vue leur « capacité » ne peut être mise en doute.

On a aussi souvent voulu expliquer l'échec de telles ou telles guérillas par les erreurs tactiques commises sur le plan militaire. Par exemple on reproche à de la Puente de s'être isolé sur la Mesa Pelada et de s'être laissé surprendre.

Mais en fait cela n'explique rien. Guevara aussi s'est laissé surprendre bien qu'il connaisse certainement beaucoup mieux que de la Puente les problèmes de tactique guérillera.

L'explication qui fait de la faute tactique ou humaine la cause directe de l'échec de la guérilla n'en est pas une.

Ni Guevara, ni de la Puente, ni Douglas Bravo ne bénéficiaient de l'appui de la population. Très certainement d'une sympathie réelle de la part des paysans parce qu'ils combattaient les latifundistes. Mais entre une sympathie réelle, passive, et une lutte armée il y a un pas que la paysannerie de ces pays n'a pas franchi. C'est de cela que sont mortes les guérillas.

Car quel que soit le prestige dont jouissent ses leaders, une classe sociale ne se mobilise pas sur commande. Après 1905 Lénine et Trotsky étaient largement connus de la fraction la plus combative de la classe ouvrière de Russie. Pourtant, il fallut douze ans pour que celle-ci se mobilise pour la Révolution. Et même en février 1917 la mobilisation s'effectua, dans un premier temps, sans qu'aucun des partis socialistes russes n'en eût donné l'ordre. La dynamique révolutionnaire ne dépend pas de la direction du parti révolutionnaire prolétarien dans les villes, non plus de la direction de la guérilla dans les campagnes. Pour reprendre l'image de Trotsky, le parti révolutionnaire prolétarien ou la direction guérillero dans les campagnes ne peuvent être que le piston qui canalise la pression populaire. Mais ce piston est impuissant à créer cette pression.

En fait la guerre de guérilla, qui est apparue pour beaucoup comme le plus court chemin vers la révolution sociale n'est même pas, indépendamment de son contenu social, la panacée espérée : elle ne déclenche pas le mouvement de masse, elle s'y appuie quand il existe. Quand il n'existe pas, dans le meilleur des cas - Cuba, Chine - elle parvient a durer au travers de maintes vicissitudes jusqu'à ce que le mouvement des masses lui prête les ailes de la victoire, dans le pire des cas elle finit, ignorée et incomprise sous les balles de la répression.

L'exemple du Sud-Vietnam le prouve : l'invulnérabilité d'une guérilla n'est pas une question géographique mais une question politique. Dès qu'une organisation est profondément enracinée dans le peuple il devient quasiment impossible de la détruire. Mais cela est vrai aussi pour un parti révolutionnaire prolétarien.

Le succès de la guérilla est tout aussi lié à l'éveil des masses paysannes que peut l'être le succès de la révolution prolétarienne à l'éveil de la classe ouvrière. Croire que l'une a fait la preuve de sa maturité tandis que l'autre serait en déclin est une erreur fondamentale ; en fait c'est plus qu'une erreur : cela recouvre un point de vue de classe.

Le retard de la révolution socialiste a permis aux mouvements de guérillas d'apparaître et de drainer à eux un grand nombre de militants révolutionnaires dévoués. Puissent les discussions que soulève leur échec actuel (échec d'ailleurs relatif et qui n'est dû qu'aux illusions sur les vertus de la guérilla) amener à la révolution socialiste et à la lutte ouvrière les meilleurs fils des peuples latino-américains.

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