L'URSS, le « Tiers monde » et la Troisième guerre mondiale01/12/19671967Lutte de Classe/static/common/img/ldc-min.jpg

L'URSS, le « Tiers monde » et la Troisième guerre mondiale

 

Pour tenter de démontrer la possibilité de la coexistence pacifique, les staliniens expliquent que la présence de l'URSS sur la scène mondiale a profondément modifié les données du problème de la guerre. Celle-ci ne serait plus inévitable, dans le cadre du régime capitaliste, parce qu'il existerait aujourd'hui tout un « Camp socialiste », chaque jour plus fort, en bref parce que l'évolution du rapport des forces internationales serait inexorablement défavorable à l'impérialisme.

Comme souvent en pareil cas, bon nombre d'organisations se réclamant du trotskyste ne rejettent que partiellement le point de vue stalinien, se contentant de le corriger quelque peu, de lui donner un air un petit peu plus révolutionnaire. Certes, en dehors de la tendance Pablo dont les positions sur ce point, comme sur bien d'autres, se distinguent de moins en moins de celles des bureaucrates soviétiques, toutes les autres organisations se réclamant du trotskysme, et de la Quatrième Internationale, se proclament catégoriquement opposées à la coexistence pacifique. mais cela ne les empêche pas toujours d'accepter, en les modifiant à peine, les idées qui servent de prémisses aux staliniens pour justifier leur raisonnement. Et que le rapport de forces international évolue constamment aux dépens de l'impérialisme est chose admise, en fait, pour les organisations du Secrétariat Unifié (Franck, Germain, Maïtan) comme pour celles de l'ex-bureau latino-américain.

Posadas parle même de « ce qui reste de capitalisme dans le monde ». Sans aller aussi loin, le SU découvre régulièrement un nouvel État ouvrier déformé, et s'il s'insurge, à juste titre, quand Pablo invente la nouvelle catégorie des « États pré-ouvriers », c'est bien plus par un formalisme dénué d'esprit de logique, que par fidélité à la méthode de pensée Marxiste, car il est prêt, et il l'a montré, à qualifier les mêmes États de « gouvernement ouvrier et paysan » (cf. leurs positions respectives sur la nature de l'État algérien). Quant aux organisations du Comité International (Healy-Lambert), leur position est infiniment plus nuancée, puisque dans une logique curieuse elles adoptent toutes les analyses formulées par la Quatrième Internationale officielle avant la scission de 1953 (démocraties populaires, Yougoslavie, et, de justesse, Chine), mais repoussent celles de la période suivante qui sont pourtant exactement de même nature.

Pour les organisations de Frank comme pour celles de Posadas, l'évolution du rapport de forces international est donc favorable au « camps socialiste », aux « États ouvriers ». Et cela est parfaitement logique, puisque toute la tactique d'entrisme « sui generis » ne pouvait se justifier que si l'on faisait confiance aux organisations staliniennes pour transformer la société au cours et à la suite de la troisième guerre mondiale, et donc, a minima, si l'on était certain que la victoire serait inévitablement du côté de l'Union soviétique.

Or, l'évolution actuelle du rapport de forces à l'échelle mondiale nous porte à beaucoup moins d'optimisme.

Certes, nul ne songe à nier que le potentiel économique et militaire de l'URSS se soit considérablement renforcé au cours des dernières décennies. Mais le problème du rapport de forces ne se pose pas uniquement en termes économico-militaires. Et s'il ne se posait qu'on ces termes, il n'y aurait pas à en discuter longuement, car malgré les incontestables progrès réalisés, l'URSS est loin d'avoir rattrapée sur ce terrain-là le retard qui la séparait de l'ensemble des puissances impérialistes, ou même des seuls USA, et il est de plus exclu qu'elle puisse jamais y parvenir tant que l'impérialisme dominera la majeure partie du globe.

Le problème du rapport de forces à l'échelle internationale se pose avant tout en termes politiques, et en fonction du caractère que revêtira la troisième guerre mondiale.

Les deux premières guerres mondiales furent avant tout des conflits entre impérialistes pour le partage du monde. En 1918, ces puissances furent trop accaparées par leur propre querelle pour pouvoir se retourner en force contre le jeune État ouvrier, et la vague révolutionnaire qui submergea ensuite l'Europe, bien que finalement vaincue, paralysa leur intervention. En 1939, les rivalités entre impérialistes l'emportèrent de nouveau, d'autant plus facilement que l'URSS avait perdu tout caractère révolutionnaire, et malgré l'agression allemande de juin 1941, ce sont elles qui donnèrent à la guerre son caractère essentiel. La troisième guerre mondiale, guerre inévitable si le prolétariat international ne parvient pas à vaincre l'impérialisme à temps, aura obligatoirement un caractère bien différent.

Les contradictions de l'impérialisme n'ont certes pas disparu, bien au contraire. Mais la suprématie de l'impérialisme américain est aujourd'hui telle qu'aucun rival ne peut prétendre s'y opposer sérieusement.

La troisième guerre mondiale sera avant tout (non pas forcément sur le plan chronologique, mais quant au fond) une guerre de l'impérialisme contre l'URSS. Car, si pour une raison ou pour une autre, l'impérialisme ne voit plus d'autre issue politique que dans une guerre généralisée, il ne peut pas ne pas chercher à résoudre le problème que lui pose depuis cinquante ans l'existence de l'URSS, et cela quelles que soient les concessions auxquelles les dirigeants soviétiques soient prêts pour prix de la coexistence pacifique. Ce jour-là, ils ne pourront que dire, comme Molotov en juin 1941, « nous n'avions pas mérité cela ». C'est que si l'Union Soviétique n'incarne plus, depuis quarante ans, la menace de la révolution prolétarienne, si ses dirigeant sont prêts à trahir, ils l'ont maintes fois prouvé, non seulement toutes les révolutions, mais tous les peuples, elle n'en constitue pas moins un corps étranger dans un monde que l'impérialisme veut dominer en totalité.

Et qui plus est, le seule existence de l'URSS, indépendamment de la politique de ses dirigeants, permet une liberté d'action, certes toute relative, mais nullement négligeable, aux directions nationalistes bourgeoises qui s'opposent à l'impérialisme dans les pays sous-développés. La vague de mouvements de libération nationale qui a secoué l'Asie, puis l'Afrique, après la seconde guerre mondiale est en ce sens un contrecoup à retardement, et en l'absence de toute révolution prolétarienne, de la révolution russe d'octobre 1917. Et ceci est encore plus évident lorsque l'on considère les cas les plus extrêmes : jamais la Chine de Mao, jamais Cuba n'auraient pu survivre en s'opposant à l'impérialisme si l'URSS, par sa seule existence, ne leur avait offert un moyen d'éviter la mort économique en résistant au blocus américain.

L'impérialisme ne peut vouloir reprendre en main l'ensemble des pays sous-développés, ne peut espérer régler ce problème pour toute une période historique, sans s'attaquer à la racine du mal, à l'existence de l'URSS.

Et c'est sa volonté à lui, et non pas celle des dirigeants soviétiques, qui dessinera la ligne de front de la troisième guerre mondiale.

Il n'est pas possible actuellement de prédire combien de mois ou d'années nous séparent encore de ce conflit. Le monde n'est pas engagé dans un processus qui rende celui-ci inévitable à court terme. En 1933, par exemple, l'arrivée de Hitler au pouvoir signifiait un certain choix de l'impérialisme allemand, et la guerre dès que celui-ci aurait réarmé. Il n'y a rien de semblable aujourd'hui. Aucune crise économique grave ne pousse l'impérialisme vers une solution armée. La période de paix toute relative, c'est-à-dire de guerres localisées, que le monde traverse depuis 1945 peut encore durer des années. Mais rien n'est moins certain non plus. Car la crise économique peut éclater demain, car l'impérialisme US peut se trouver en face de soulèvements importants dans les pays sous-développés, par exemple en Amérique Latine, sa chasse gardée, et il n'est pas impossible qu'il choisisse alors la généralisation de la guerre à court terme.

A cet égard, la politique actuelle de l'impérialisme américain au Vietnam est particulièrement inquiétante par ce qu'elle signifie. Toutes les guerres coloniales l'ont prouvé, le piétinement de l'armée la mieux équipée du monde le montre chaque jour, l'impérialisme US ne peut pas espérer vaincre le peuple vietnamien en lutte. Pourquoi s'accroche-t-il alors aussi obstinément, sans rechercher une solution politique que les dirigeants du Vietcong comme ceux du Nord-Vietnam sont prêts à négocier ? Parce qu'il craindrait la révolution socialiste au Vietnam ? Certainement pas. Il n'y a que les dirigeants de la Quatrième Internationale pour croire que le Vietcong soit une direction révolutionnaire socialiste. Mais ils le croyaient aussi du FLN, et cela n'a pas empêché De Gaulle de négocier avec ce dernier à Evian. Non, la volonté des dirigeants américains de tenir aussi longtemps qu'il le faudra au Vietnam ne peut s'expliquer que par le désir de maintenir une tête de pont pour la troisième guerre mondiale, et pas tellement une tête de pont militaire, mais surtout une tête de pont psychologique qui permette de préparer l'opinion à cette perspective.

Et tous les autres aspects de la politique de l'impérialisme américain concordent bien avec cette explication, que ce soit son intervention directe à Saint-Domingue, ou les putschs réactionnaires que ses hommes de paille et la CIA ont organisés en Grèce et en Indonésie, la guerre que son instrument israélien vient de livrer aux peuples arabes, ou plus récemment encore la crise chypriote.

C'est qu'en réalité, la reprise en main des pays sous-développés est commencée. Cela ne signifie pas que nous n'assisterons dans les mois ou dans les années à venir qu'à des événements allant dans ce sens. Mais cela signifie qu'il y a un changement de politique de l'impérialisme américain dans ses rapports avec les pays dits du tiers-monde.

La période qui suivit la deuxième guerre mondiale a été marquée par une vague gigantesque de mouvements de libération nationale qui a amené à l'indépendance politique l'immense majorité des pays coloniaux ou semi-coloniaux, en Asie d'abord, en Afrique ensuite.

Ces mouvements de libération nationale ont alors fait effectivement évoluer le rapport de forces international entre l'impérialisme et l'URSS en faveur de cette dernière.

L'impérialisme américain y trouvait lui aussi souvent son compte par rapport à ses rivaux du vieux continent. L'accession à l'indépendance des anciennes colonies lui ouvrait bien plus largement des marchés que la domination coloniale réservait jusque-là aux métropoles d'Europe. Il ne se privait pas alors de jouer à la démocratie anticolonialiste et d'offrir ses « bons offices » de médiation. Mais il faut remarquer aussi que ce ne fut pas la seule raison de son attitude. Choix ou impossibilité, il n'intervint pas non plus directement contre la révolution chinoise de 1946-1949. Il réagit vigoureusement en Corée, mais il n'intervint pas non plus contre Cuba quand Castro se révéla par trop indocile à ses désirs.

Son attitude est aujourd'hui, nous l'avons vu, bien différente. Il est vrai qu'il a pu aussi tirer les leçons de sa politique passée. Essayer de maintenir un visage démocratique à l'exploitation des pays sous-développés ne va pas sans risque pour lui. Batista était certes fort peu décoratif. Mais Castro, qu'il accueillit avec plaisir au départ, se révéla infiniment plus gênant.

A Saint-Domingue, il n'a pas hésité. Bosch, qui était pourtant bien moins inquiétant que le Castro d'avant la prise du pouvoir, ne serait-ce que par son aspect parfaitement légaliste, n'en a pas moins été expulsé par l'intervention directe des marines.

En Indonésie, un brutal coup de barre à droite a écarté du pouvoir des hommes qui étaient bien loin de prêcher la révolution mondiale, et qui, bien que se prétendant « communistes » pour certains, n'en avaient pas moins « loyalement » maintenu leur pays sous la tutelle de l'impérialisme.

Au Moyen-Orient, l'évolution du régime nassérien, le lâchage des républicains yéménites, le rôle de premier plan que tend à occuper la Jordanie de Hussein montrent bien quel fut le sens de la victoire israélienne de juin.

Mais il faut bien voir aussi que rien ne facilite plus ces succès de l'impérialisme que la politique de la bureaucratie soviétique.

Ce n'est pas un des moindres paradoxes de la « coexistence pacifique » que de contraindre en fin de compte la bureaucratie à poser tous les problèmes en termes militaires, sur un terrain où elle a perdu d'avance.

La bureaucratie craint plus que tout les mouvements révolutionnaires, non seulement les mouvements prolétariens, mais encore tous ceux qui mobilisent de larges masses, d'une part parce que tout mouvement populaire est gros d'une révolution socialiste, d'autre part, parce que même limités au terrain nationaliste, de tels mouvements risquent d'ébranler le statu quo mondial, dont le maintien est le fondement de sa politique internationale, dans des proportions inacceptables pour l'impérialisme.

C'est pourquoi la bureaucratie ne fait jamais appel aux masses contre l'impérialisme. La seule politique qu'elle conçoive, c'est d'aider, plus ou moins et généralement moins que plus, sur le plan militaire, les gouvernements des pays qui, à un moment ou à un autre, s'opposent à l'impérialisme américain.

Mais aussi considérable que l'on puisse envisager une telle aide, elle ne saurait rien changer au rapport de forces sur ce terrain-là, tant la supériorité de l'impérialisme est énorme. Et dès que le problème se pose ouvertement en ternes de conflit armé, la faillite d'une telle politique devient éclatante. On l'a vu à Cuba lors de l'affaire des fusées, on l'a vu cet été au Moyen-Orient.

Chacune des victoires remportées ces dernières années par l'impérialisme peut sembler de peu d'importance pour le sort de l'humanité toute entière. Mais chacune d'elles laisse l'URSS un peu plus isolée, et facilite grandement la tâche de l'impérialisme pour le règlement de compte final.

Il est vrai qu'il ne suffira pas à l'impérialisme de vouloir entrer en guerre contre l'URSS pour pouvoir le faire, qu'il lui faudra auparavant briser dans tous les pays industrialisés la classe ouvrière et ses organisations.

Mais le putsch des colonels grecs a remontré que ce pouvait être quelquefois très vite fait. La puissance potentielle de la classe ouvrière est certes considérable. Mais elle ne peut nulle part compter sur ses organisations pour organiser la lutte le cas échéant, ni sur les appareils sociaux-démocrates agents directs de l'impérialisme, ni sur les appareils staliniens incapables de prendre le risque (pour les intérêts qu'ils représentent) de mobiliser les masses, et dont il est de moins en moins sûr qu'entre les intérêts de la bureaucratie soviétique et ceux de leur bourgeoisie nationale, ils n'optent pas pour ces derniers à l'heure du choix.

Le problème de la construction d'une direction révolutionnaire socialiste se pose de manière chaque jour plus urgente.

Faute d'une véritable Internationale, l'énorme potentiel révolutionnaire que représentait la révolution coloniale a été en partie gaspillé en pure perte. Mais rien n'est perdu, car les conditions objectives dans lesquelles travaillent aujourd'hui les militants révolutionnaires sont infiniment plus favorables qu'il y a vingt ou trente ans. Forte de l'héritage politiques du bolchevisme que le mouvement trotskyste a su malgré tout préserver et transmettre, la génération de militants qui se lève aujourd'hui se trouve devant la plus exaltante des tâches : construire l'instrument d'émancipation de l'humanité.

La pire des choses serait d'y renoncer en fait dans les pays industrialisés et de se consoler en contemplant les révolutions coloniales, alors que l'impasse à laquelle celles-ci aboutissent faute d'une direction révolutionnaire devient chaque jour plus évidente.

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