Un héritier ingrat11/12/19621962Lutte de Classe/static/common/img/ldc-min.jpg

Un héritier ingrat

La publication en URSS des souvenirs d'un rescapé des camps de concentration de l'époque stalinienne, la publicité faite autour des poèmes d'Evtouchenko critiquant les « héritiers » du défunt « chef aimé », le voyage de Tito à Moscou, tout cela a remis en bonne place le problème de la « déstalinisation », et chacun s'interroge, dans la presse démocrate bourgeoise comme dans la presse de gauche, pour savoir jusqu'où ira Krouchtchev dans la « libéralisation » du régime soviétique.

Pourtant, ce qui devrait le plus frapper, c'est qu'entre la manière dont on a parlé des méthodes de Staline et du « culte de la personnalité », et le changement d'atmosphère survenu en URSS, entre les paroles et les faits, et cela près de dix ans après la mort du « maître et chef du prolétariat mondial », il n'y a aucune mesure. Et le véritable problème serait plutôt de se demander en premier lieu pourquoi Krouchtchev mène cette politique qui pourrait être mortelle pour la domination de la bureaucratie si les masses la prenaient au mot.

A la mort de Staline, en 1953, personne dans les sphères dirigeantes ne parla de dénoncer ses crimes, ce furent les ouvriers de Berlin-Est qui s'en chargèrent, et c'est avec des blindés qu'on leur répondit.

Mais on parla en revanche de direction collégiale. Cela ne dura pourtant pas très longtemps. Malenkov que l'on considérait comme l'héritier légitime disparut, avec plus de chance toutefois que Béria, et l'on vit apparaître le tandem Boulganine-Krouchtchev, le temps que le premier soit « démasqué » comme « anti-parti ». En trois ans, le « collège » se trouva réduit à Krouchtchev.

Contrairement à ce que l'on a parfois avancé, Krouchtchev ne l'emporta pas parce qu'il était le plus antistalinien, ou celui qui avait été le moins lié à Staline, on pouvait peut-être prétendre à sa supériorité en ce domaine sur les Molotov ou les Malenkov, mais d'autres futurs anti-parti comme Chépilov avaient à cet égard l'avantage d'avoir encouru une disgrâce sous Staline. D'ailleurs, on le verra, ce n'est qu'après l'avoir emporté que Krouchtchev devint « antistalinien ».

En fait, tous ces changements, toutes ces luttes intestines, n'étaient que les aspects visibles des problèmes que posa à la bureaucratie la succession de Staline.

La direction collégiale, si elle avait été effectivement réalisée, aurait signifié que la couche dirigeante avait acquis une stabilité telle qu'elle pouvait se passer d'arbitre suprême, mais c'est justement au phénomène inverse, à la naissance d'un nouvel arbitre, qu'on assiste.

La monarchie, pour résoudre ses problèmes de succession, avait inventé l'hérédité et le droit divin. Il y avait bien parfois des contestations qui se réglaient plus ou moins violemment, mais cela suffisait généralement à assurer des successions automatiques et rapides.

La bureaucratie ne pouvait pas, elle, trouver en son sein un « chef génial » tout préparé. Staline mit des années à devenir l'arbitre incontesté, il avait fallu auparavant qu'il prouve qu'il était bien le meilleur gardien des privilèges de la caste dirigeante, celui qui la représentait le mieux. A sa mort, les dirigeants soviétiques ne pouvaient pas lui désigner un successeur. Un arbitre suprême à qui on pourrait demander « qui t'a élu ? », ne serait plus un arbitre suprême. Ils ne pouvaient, le temps nécessaire à la bureaucratie pour reconnaître en leur sein celui qui la représentait le mieux, qu'inaugurer une politique de « direction collégiale » de fait, et la théoriser, même si ce n'était que pour une durée éphémère. Sans compter qu'il fallait, aux plus « jeunes » couches de la bureaucratie, se persuader que la dictature était nécessaire.

Et ce n'est qu'au XXe Congrès que Krouchtchev, le nouveau N° 1, commencera à critiquer la direction de Staline. Il ne le fera d'ailleurs que d'une manière extrêmement prudente, puisque son rapport n'était réservé qu'au congrès lui-même, et ne fut pas rendu public en URSS.

On a souvent expliqué, d'une manière plus ou moins conséquente, l'attitude de Krouchtchev par la pression des masses réclamant une démocratisation du régime. La dénonciation de certains des crimes de Staline aurait été le test qu'il aurait été nécessaire à la bureaucratie de jeter par-dessus bord pour subsister. Mais, outre qu'en URSS même, on n'a assisté à aucune manifestation de cette pression, on a vu quel fut le sort des Hongrois qui avaient pris la déstalinisation au sérieux, et il montre que si les masses russes avaient réellement revendiqué des réformes démocratiques, ce n'est certainement pas avec des concessions que Krouchtchev leur aurait répondu.

La politique de Krouchtchev n'était pas sans danger dans la mesure justement où, en répandant un espoir de démocratisation, il risquait de jouer à l'apprenti sorcier. Mais les faits ont montré qu'il avait bien calculé ses risques en URSS même, et quant aux réactions possibles dans les démocraties populaires, ce n'était, en bon nationaliste russe, que le cadet de ses soucis. Toutefois, les événements d'Octobre 1956 freinèrent la « déstalinisation », jusqu'au XXIIe Congrès, on mit en sourdine la dénonciation du « culte de la personnalité ».

En fait, ce n'est pas aux masses, mais à la bureaucratie elle-même que s'adresse Krouchtchev, à une bureaucratie qui aspire â jouir on paix de ses privilèges. Dans les années qui suivirent la prise du pouvoir, être un bureaucrate représentait un privilège vital, la possibilité de manger à sa faim, d'être confortablement logé et vêtu dans un pays où sévissaient la famine et la misère. Mais il n'en est plus de même aujourd'hui. L'augmentation formidable de la production, du niveau de vie général et plus encore celui de la caste dirigeante, ont rendu plus évident l'abîme qui existe entre les privilèges des bureaucrates et la précarité de leur situation. Repue, la bureaucratie trouve insupportable l'idée de vivre avec la menace d'un revolver constamment braqué sur la nuque, et elle aspire à une véritable démocratisation, mais en son sein seulement, c'est-à-dire à la possibilité pour elle de donner une solution pacifique à ses propres problèmes sans avoir recours à un arbitre qui tranche les questions en éliminant ses adversaires.

Mais malgré les discours de congrès, il n'y a pas grand'chose de changé en URSS, même pour la bureaucratie. Cela sent simplement un peu moins la mort mais, comme Staline, Krouchtchev exerce une dictature personnelle absolue, sans comparaison avec celles qui ont pu exister dans les pays bourgeois. Le dégel a tout juste transformé, dans le domaine artistique, le conformisme laudatif de l'ère stalinienne en un conformisme un peu moins étouffant.

Cette impossibilité pour la bureaucratie de réaliser une démocratie interne, même à son propre usage, ne peut être interprétée que comme un signe du manque d'assise sociale, de l'instabilité du régime bureaucratique.

C'est pourquoi on vit Staline en son temps, décider non seulement de la politique de l'URSS, mais encore trancher souverainement les problèmes les plus divers, que ce soit en peinture, en architecture, et même en biologie. Le « réalisme socialiste », le « droit aux colonnes » ou le midchourinisme ne furent pas tant les manifestations de sa mégalomanie, que celles de l'instabilité sociale de la bureaucratie.

Et malgré le développement considérable de l'économie soviétique et l'augmentation du revenu national, malgré l'anéantissement de toute opposition et la disparition de la génération d'Octobre, malgré le formidable appareil policier dont elle dispose depuis près de quarante ans qu'elle exerce le pouvoir sans contrôle et en dépit du fait qu'au cours de ces quarante ans elle ait pu modifier dans son sens les superstructures politiques, juridiques et même idéologiques, de la société, malgré cette durée même, la bureaucratie apparaît toujours comme une couche aussi instable, aux assises sociales faibles, et qui ne peut jouir en paix de ses privilèges sans donner au prolétariat la corde pour la pendre.

Et si des démocrates petit-bourgeois peuvent croire à une « libéralisation » réelle de l'URSS, si Etiemble peut s'extasier dans France-Observateur parce qu'un récent manuel de sexologie hongrois parle de « pratiques moins courantes » au lieu de perversion, c'est que tous ces gens-là, dans la société soviétique comme dans la société bourgeoise, en fait de liberté, se satisfont de bien peu.

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