Quand la peau de l'ours se fait peau de chagrin30/07/19631963Lutte de Classe/static/common/img/ldc-min.jpg

Quand la peau de l'ours se fait peau de chagrin

La coïncidence de la fin de la conférence sino-soviétique de Moscou et du début des entretiens tripartites - USA, Angleterre, URSS - sur le traité interdisant les essais atomiques autres que souterrains a pris, pour tous les observateurs politiques, un caractère symbolique. Que la querelle « idéologique » sino-soviétique sur la coexistence pacifique entraîne une différence d'attitude des deux pays vis-à-vis du monde impérialiste ou, qu'au contraire, ce soient les différences des politiques étrangères des classes et couches sociales qui y sont au pouvoir qui se couvrent pudiquement du manteau idéologique, il est de fait que l'URSS a voulu marquer ce hiatus de façon spectaculaire. Au fur et à mesure que la première réunion allait vers sa conclusion et que la seconde se rapprochait, les discours de Krouchtchev devenaient plus explicites : plus catégoriques vis-à-vis des Chinois, plus conciliants vis-à-vis des USA et de l'Angleterre.

Il est évident que le traité qui vient d'être signé sur l'interdiction des essais nucléaires ne change pratiquement rien à la situation mondiale. Bien sûr, il met fin à une grande partie des dangers que fait courir à l'humanité la répétition de telles expériences du fait de l'augmentation de radioactivité qu'elles entraînent et des accidents qu'elles peuvent provoquer (cas des pêcheurs japonais par exemple). Mais les grandes puissances atomiques, l'URSS et les USA, n'avaient pas attendu de traiter pour interrompre pendant des périodes assez longues leurs essais respectifs, et à cause des dangers évoqués plus haut, et à cause de l'impopularité qu'ils rencontraient, d'autant plus facilement que la technique des essais souterrains, mise au point ces dernières années, permet de s'en passer. Ce traité ne concerne pas tous les essais atomiques et n'interrompt pas - pour autant qu'un traité puisse l'interrompre - la formidable course aux armements nucléaires qui se déroule dans le monde. D'autre part, il ne concerne pas du tout l'utilisation de ces armes en cas de conflit (en passant on peut noter le manque de logique des défenseurs de la coexistence pacifique qui la considèrent comme « obligatoire » du fait de l'existence des terribles armes de destruction massive que sont les bombes H modernes, et qui s'emploient à en faire interdire l'utilisation en cas de guerre).

Mais il ne fait pas l'ombre d'un doute que si Krouchtchev a voulu signer vite ce traité c'est pour pouvoir offrir aux peuples du bloc soviétique et aux autres un « avantage » justifiant sa politique par rapport à celle des dirigeants de Pékin. En effet, Krouchtchev s'est, dans cette circonstance, contenté d'accepter les propositions faites par les Alliés en 1962, qu'il avait alors refusées comme insuffisantes. Là, il a traité pour traiter, en escomptant le soulagement qu'éprouverait toute la population du globe à l'idée de voir écartée la crainte, qu'indépendamment de toute guerre, la seule préparation du prochain conflit, puisse, par la course à la mégatonne entre les deux Grands, détruire toute vie à la surface du globe ou la modifier profondément.

De fait, il faut donc considérer ce traité dans le cadre du différend sino-soviétique, plutôt que d'y voir une nouvelle étape dans les rapports Est-Ouest permise, ou pas, par la rupture entre Moscou et Pékin. Le traité de Moscou sera peut-être suivi par d'autres, plus importants (qui ne vaudront néanmoins que ce que valent les traités en ce qui concerne les relations entre États), mais sa signature n'autorise pas plus ces traités à venir que son refus en 1962 par Krouchtchev ne les éloignait, puisque c'est même à la signature de ces traités qu'il subordonnait celui-ci. Que Krouchtchev ait plus ou moins réussi à marquer un point vis-à-vis de l'opinion - en montrant que la politique de « coexistence pacifique », d'entente avec les impérialistes est susceptible de profiter à l'humanité tout entière - est attesté par le fait que la presse chinoise en est réduite à monter en épingle l'attitude de l'impérialisme fiançais, pour démontrer que cet accord entre les Grands va à l'encontre des intérêts des puissances de moindre envergure. Comme quoi, sur le plan du mépris des masses, les dirigeants de Moscou et ceux de Pékin, malgré quelques apparences en faveur de ces derniers, se valent bien.

La « rupture » intervenue entre les deux capitales du camp dit socialiste manifeste principalement la volonté de la Chine non seulement de mener une politique intérieure et extérieure conforme à ce qu'elle considère comme ses intérêts, ce qu'elle a toujours fait, mais aussi d'orienter la politique du « bloc socialiste » en fonction des dits intérêts. Jusqu'ici elle ne l'avait fait que dans des pays qu'elle contrôlait plus ou moins, directement (Corée du Nord, Nord Viet-Nam) mais, aujourd'hui, elle revendique ouvertement la direction de l'internationale virtuelle que sont les différents partis communistes. Plus exactement, elle ne recule pas devant la lutte ouverte avec Moscou pour s'assurer la direction de ces partis, ou du moins de quelques uns d'entre eux, au prix au besoin, d'un schisme à l'échelle mondiale. Jusqu'à ces dernières années, la Chine s'était contentée de peser sur Moscou pour modifier la politique étrangère du « bloc socialiste » par l'intermédiaire des dirigeants de la bureaucratie russe. Ceux-ci, au départ, ont accepté, à plusieurs reprises, des compromis avec la Chine, mais la bureaucratie russe ne peut adopter, sans se perdre, une politique Internationale qui n'est pas la sienne et ne peut, non plus, renoncer à diriger les différents États de son glacis, comme les différents Partis Communistes du monde, en fonction de ses intérêts diplomatiques immédiats.

La Chine de son côté ne peut se contenter d'être une monnaie d'échange pour la diplomatie russe et ne peut accepter sans se défendre, ainsi que le lui demande l'URSS, l'étouffement économique et politique auquel la voue l'impérialisme (et éventuellement l'URSS).

Les dirigeants chinois paraissent maintenant envisager d'entrer en lutte pour la direction des différents partis communistes. Il est évident cependant, qu'à l'exception de certains pays sous-développés (pas tous) où les dirigeants pro-chinois défendront une politique plus « radicale » que les autres et pourront ainsi trouver l'oreille des masses (petites bourgeoises et paysannes), partout ailleurs, cette lutte d'influence sera une lutte d'appareil dont le prototype nous est fourni par la crise au sein du Parti Communiste Belge. Il ne s'agit pas pour les Chinois de recréer une Internationale révolutionnaire, mais de prendre en mains un appareil servant leur politique extérieure. C'est pourquoi, nous ne les verrons pas en France, par exemple, faire pièce à la direction officielle du Parti en engageant les militants communistes à défendre auprès du prolétariat une politique révolutionnaire cohérente et efficace qui porterait, étant donné la situation en France, ses fruits très rapidement.

Poux la même raison, après 1948, nous n'avons pas vu se former dans les partis communistes occidentaux de tendances titistes décidées à la conquête des masses, alors qu'en paroles, faut-il le rappeler, les critiques de Tito vis-à-vis du régime russe se situaient sur sa gauche.

La différence d'attitude vis-à-vis de l'URSS entre la Chine et les pays du glacis soviétique vient en grande partie de la puissance relative que représente la Chine, mais aussi, et principalement, de la façon dont les différents pouvoirs se sont établis, c'est-à-dire des forces sociales sur lesquelles ils reposent. Dans la plupart des pays du glacis, c'est l'Armée rouge qui a mis au pouvoir les gens qui y sont. Ceux-ci, s'ils représentent des intérêts nationaux, représentent aussi, dans leur pays, les intérêts de la bureaucratie russe. Mao Tsé Toung, et Tito justement, sont venus au pouvoir dans un contexte international où la force représentée par l'URSS jouait un rôle certes - mais, sans l'aide de celle-ci et, même, contre la volonté de ses dirigeants. Par conséquent, rien ne pouvait empêcher les dirigeants chinois ou yougoslaves de s'opposer à une politique qui ne tenait pas compte des intérêts de leur pays et qui, le plus souvent, allait purement et simplement à leur encontre, Tandis qu'en Pologne, en Roumanie, en Hongrie, en Tchécoslovaquie, en Albanie, en Bulgarie, les mêmes problèmes existent mais ne peuvent pas se manifester ouvertement : l'Armée rouge pouvant défaire les pouvoirs qu'elle avait faits. Mais ceci est de moins en moins valable au fur et à mesure que le temps passe et que les États installés dans ces différents pays trouvent à l'intérieur de leurs frontières, bien que dans le cadre de la nouvelle situation créée de fait par la bureaucratie russe entre 1945 et 1948, les soutiens qui leur faisaient défaut au départ. C'est ainsi que l'on a vu l'URSS devoir rompre avec l'Albanie pour essayer, par l'isolement moral et économique, d'amener ses dirigeants à composer. C'est ainsi que l'on a vu en 1956 de véritables révolutions en Pologne et en Hongrie (éclatement favorisé par la crise de direction existant en URSS), Et c'est ainsi que l'on voit aujourd'hui les dirigeants roumains obtenir de l'URSS des concessions économiques en menaçant de flirter avec la Chine.

Parce que la réunion du Comecon qui eut lieu ces jours-ci n'a pas comme seul rapport avec le différend sino-soviétique le fait que ce différend y était à l'ordre du jour. Cet organisme, pendant « socialiste » du Marché Commun, a pour objet d'unifier les économies des différents pays du bloc socialiste européen. Il serait né d'une revendication des pays du glacis. En ce sens, il traduit, lui aussi, la lutte des pays dominés par l'URSS, pour échapper à son contrôle et à son oppression économique. Au lieu de régler leurs comptes chacun séparément avec le géant russe, les différents pays d'Europe orientale ont, au sein de cet organisme, l'illusion de pouvoir se défendre en commun. En tout cas, on sait avant l'issue de cette réunion que la Roumanie aurait d'ores et déjà obtenu de l'URSS - grâce finalement au schisme chinois - la possibilité de construire une aciérie très importante avec peut-être l'aide de techniciens et de capitaux français, Ces pays d'Europe orientale n'ont même pas, comme la Yougoslavie ou la Chine, la possibilité de mener leur propre politique économique, ce n'est pas pour revendiquer une politique étrangère indépendante et encore moins espérer faire pièce à l'influence de l'URSS dans les autres pays. Mais le problème fondamental reste le même : la bureaucratie russe s'est identifiée aux intérêts nationalistes russes et la seule coopération qu'elle puisse envisager avec les pays passant dans son orbite n'est pas basée sur des rapports d'égalité et encore moins des rapports « socialistes » mais sur l'assujettissement pur et simple de ces pays à ces intérêts particuliers. Que ce soit en ce qui concerne les intérêts immédiats, économiques ou culturels, des différents peuples et nationalités qu'elle domine, ou leurs intérêts plus lointains représentés par la politique étrangère, la bureaucratie russe ne peut mener une politique d'ensemble pour le « globe socialiste » qui assure le développement de ces mations et préserve sa propre domination.

Le caractère non socialiste de l'URSS est manifestement mis en lumière par ce type de rapports. Pas plus qu'Hitler n'avait pu unifier l'Europe nouvelle, malgré sa domination militaire sans partage, pas plus que le Marché Commun ne peut unifier la vieille Europe impérialiste, l'URSS n'a pu supprimer, y compris entre pays prétendument socialistes, les frontières nationales, principales entraves apportées par le capitalisme au développement de l'humanité. Que la Roumanie, la Pologne, la Hongrie, la Bulgarie, la Tchécoslovaquie et les autres soient devenues des Républiques socialistes soviétiques faisant partie intégrante de l'URSS, n'aurait pas été une preuve du caractère socialiste de celle-ci, Mais, que cela n'ait même pas pu être, est bien la preuve que l'URSS est loin du communisme, loin du socialisme, et que la Chine et les pays du glacis en sont encore plus loin.

Mais la politique étrangère de l'URSS se rapproche de plus en plus d'une impasse : à force de monnayer le dynamisme révolutionnaire du prolétariat d'abord, des peuples des pays sous-développés ensuite, la bureaucratie russe finit par ne plus rien avoir à vendre à l'impérialisme. La peau de l'ours ne se vend qu'une fois l'ours tué, mais on ne peut vendre indéfiniment la peau de chagrin. Qui plus est, à l'intérieur même de son « domaine », dans ces pays du glacis, qu'elle n'a pas intégrés sur un pied d'égalité pour, en les pillant, affermir son pouvoir, la bureaucratie trouve aujourd'hui des adversaires d'autant plus féroces et décidés qu'ils lui ressemblent.

Partager