Marianne est servie24/09/19631963Lutte de Classe/static/common/img/ldc-min.jpg

Marianne est servie

La « gauche » a fait une fracassante rentrée politique : douze cents convives, dont huit cents élus locaux, se sont réunis à Saint-Honoré-les-Bains pour le premier « banquet des mille », dénommé ainsi en souvenir de la campagne de banquets qui avait précédé la révolution de février 1848

Devant les nombreuses nuances de l'opposition démocratique, depuis le PCF jusqu'à certains indépendants, et dans un flot d'éloquence, comparant de Gaulle à l'Albatros de Baudelaire : « Ses ailes de géant l'empêchent de marcher », Charles Hernu a défini l'objet de la réunion :confédérer la « gauche » et désigner pour celle-ci un candidat unique à la présidence.

Les prochaines élections présidentielles doivent avoir lieu en 1965. La « gauche » a toujours raté les véritables occasions de révolution sociale : reconnaissons qu'elle n'est pas près d'oublier un rendez-vous électoral. Ces longs préparatifs s'expliquent d'abord par le fait, comme le laisse entendre « L'Express », que de Gaulle peut très bien, pour des considérations tactiques, précipiter la date des élections en démissionnant avant l'expiration de son mandat, sollicitant à nouveau les suffrages. Mais aussi et surtout parce que la gauche traditionnelle est loin d'avoir obtenu l'union de tous les siens sur le nom d'un seul et unique candidat. Ce n'est pourtant qu'à cette condition qu'elle peut avoir une chance de victoire, surtout si, comme il est fort possible, de Gaulle décide de se représenter.

La multiplicité des partis et des formations politiques, le fait que parmi les nombreux hommes politiques de l'opposition aucun ne s'impose indiscutablement - même si certains comme Mendès-France ou Guy Mollet paraissent mieux placés - rend ce choix et l'union de tous laborieux et difficile. Aussi peut-on s'attendre, dans les prochains mois, à une compétition serrée, chacun poussant en avant son candidat ou se poussant lui même, au milieu des négociations et des pourparlers.

Ainsi « L'Express » nous trace dès aujourd'hui le portrait idéal, à son sens, du futur candidat. Jean Ferniot l'appelle Monsieur X sans que l'on puisse savoir si cela signifie que les recherches de la rédaction pour mettre la main sur cet oiseau rare sont, jusqu'ici, demeurés vains ou bien si, l'ayant trouvé, elle ne veut le nommer de crainte qu'on le lui vole.

De même Guy Mollet s'apprête à vérifier et renforcer son prestige international - serait-il déjà fixé sur son prestige national ? - en se rendant en URSS où il est l'invité officiel du Parti Communiste, puis aux USA où il sera l'hôte des syndicats américains. En attendant, il rappelle dans une interview accordée à Radio-Luxembourg, que « dans l'opposition au régime actuel, il peut se faire que nous nous trouvions dans une action parallèle à celle du Parti Communiste », ajoutant « Nous ne négligeons certainement pas l'appoint des voix communistes pour mettre un terme à ce régime qui n'a plus que des rapports lointains avec un régime parlementaire normal ». Cette déclaration a le mérite de nous rappeler, ce que nous savions déjà, que le leader dé la SFIO n'envisage qu'une lutte sur le seul plan électoral pour mettre fin au régime gaulliste. Elle montre aussi qu'il a conscience de la nécessité pour le candidat de l'opposition de s'approprier les voix communistes. Si, pour Guy Mollet, les communistes sont toujours à l'Est - et par son voyage en URSS il montre qu'il sait où aller les chercher - ils peuvent aussi, quand la nécessité s'en fait sentir, revenir à gauche.

Car la partie serait perdue si, à côté du candidat radical, socialiste ou autre républicain, il y avait aussi un candidat communiste à la présidence. « L'Express » l'exprime éloquemment : « Ou bien de Gaulle est élu au premier tour contre une opposition émiettée, ou bien il passe au second avec pour seul adversaire, car telle est la loi, celui qui se sera classé immédiatement après lui, c'est-à-dire le communiste ». Telle serait bien alors, en effet, l'alternative puisque la loi électorale prévoit qu'au second tour seuls les deux candidats ayant obtenu le plus de voix restent en lice.

La plupart des orateurs importants du premier « banquet des mille », de même que Guy Mollet dans son interview à Radio-Luxembourg, de même encore que « L'Express » de la semaine passée, ont insisté sur le changement nécessaire, à leurs yeux, de la politique étrangère française. Pour eux, à l'encontre de la politique gaulliste, la France devrait participer le plus possible aux négociations Est-Ouest et, en particulier, dans cette perspective, signer le traité de Moscou sur l'interdiction des essais nucléaires.

Cette politique peut très bien être celle de la bourgeoisie française - comme elle est celle de la bourgeoisie anglaise par exemple - et n'est pas du tout inconciliable avec ses intérêts. Gérard Jaquet, représentant de la SFIO, s'est employé à la justifier explicitement de ce point de vue : « Nous apprendrons peut-être un jour que les deux Grands vont se rencontrer. Si nous sommes absents ils peuvent avoir la tentation de se mettre d'accord sur le dos de ceux qui ne sont pas là ». Il s'agit donc de reprendre simplement la politique traditionnelle de la SFIO, qui est de miser sur l'alliance la plus étroite de la France et des USA.

Mais si la France signait demain le fameux traité de Moscou, cela pourrait passer aussi pour une victoire diplomatique et politique considérable de la bureaucratie russe. Depuis la conclusion du traité entre Russes et Américains, c'est d'ailleurs l'objectif numéro un que chaque jour « L'Humanité » propose à ses lecteurs. Khrouchtchev pourrait alors prétendre que, grâce à l'application de sa politique de coexistence pacifique par le PCF, grâce en particulier à une politique d'alliance non-sectaire avec les démocrates et les socialistes de Gaulle a été renversé et avec lui la politique belliciste de la France. Et dans sa lutte contre les Chinois Khrouchtchev a besoin de ce genre de victoire.

L'espoir de tous ces hommes de « gauche » est donc le suivant : puisque la bureaucratie russe peut espérer en tirer quelques avantages politiques et diplomatiques, le PCF usera forcément de son crédit pour faire élire notre candidat, quels que soient les avantages que le PCF puisse en tirer, ou ne pas en tirer, par ailleurs.

C'est dans cette perspective que Maurice Faure, leader radical, a rendu hommage « à la sagesse du président Khrouchtchev » et qu'il a parlé des possibilités ouvertes par « l'humanisation » du communisme. C'est aussi dans cette perspective que les organisateurs du « banquet des mille » y ont accepté des représentants du PCF

Pourquoi donc alors ces mêmes organisateurs ont-ils refusé par ailleurs de donner la parole à l'un de ces représentants ?

C'est que la « gauche » non-communiste voudrait, avant de faire un appel direct au soutien électoral du PCF, se prononcer seule sur le choix de son candidat. Ce serait, en effet, la meilleure manière de lui faire le minimum de concessions.

Car lui permettre d'avoir voix au chapitre dès maintenant, alors que ce choix n'est pas encore fait entre divers candidats virtuels, c'est lui permettre de participer à ce choix. Bien plus, c'est s'exposer à ce que les divers candidats ou leur parti, pour avoir l'appui décisif du parti de gauche représentant le plus fort pourcentage d'électeurs, soient tentés de faire de la surenchère à son égard.

Le PCF cherche, et cherchera, à obtenir contre son appui électoral, qu'il sait nécessaire, le maximum d'avantages et de représentativité. Il souhaite un certain nombre de modifications du régime politique comme, par exemple, le retour au scrutin proportionnel dans les élections au Parlement, ce qui lui permettrait à nouveau d'avoir un lot important de députés et, par suite, de jouer un plus grand rôle dans la vie parlementaire du pays. Dans cet espoir, inlassablement, depuis des années, il propose à tous les démocrates et républicains du pays de se mettre d'accord sur un programme politique - c'était d'ailleurs ce que devait répéter le porte-parole du PCF au « banquet des mille », si on lui avait accordé la parole.

Mais voir son candidat plus ou moins lié par un programme qui favoriserait le PC, la « gauche » non-communiste ne le souhaite pas davantage que la droite. Et par exemple, autant que la droite, elle aspire à la stabilité du régime politique français, ce qui exige que la représentation parlementaire du PCF soit sans importance. C'est pour cela qu'elle ne veut faire appel au PCF qu'au dernier moment, lorsque le choix de son candidat serait fait. Il n'y aurait pas alors à faire la moindre concession puisque la seule perspective de voir la France jouer le jeu de la coexistence pacifique doit suffire - et suffira certainement - à le décider à accorder son appui.

Les organisateurs de la campagne des banquets de 1847-48 étaient des bourgeois libéraux qui avaient l'espoir d'aménager à leur convenance la monarchie de juillet sans bousculer les fondements de l'édifice politique et social du pays. ce sont les mêmes hommes qui applaudirent au massacre des ouvriers parisiens en juin 1848. la gauche parlementariste sait choisir ses symboles. ils nous indiquent au moins que le prolétariat n'a rien à attendre de ces gens - sinon, peut-être, la répression la plus féroce au cas où il ferait mine de vouloir changer vraiment sa condition sans avoir eu la prudence de les balayer au préalable.

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