Les lois anti-trusts : un sabre de bois22/03/19611961Lutte de Classe/static/common/img/ldc-min.jpg

Les lois anti-trusts : un sabre de bois

La réalisation du marché commun, de l'Europe des six ne va pas, semble-t-il sans heurts. La presse a montré récemment les divergences apparues entre les différents États - et notamment entre la France et l'Allemagne - à propos de la mise sur pied d'une législation « anti-trusts » qui serait commune aux six États et qui était prévue par le traité de Rome de 1957.

Cette législation anti-trusts a pour but, selon la presse bourgeoise d'empêcher que « l'action des puissances privées n'entrave le jeu d'un marché précisément rendu plus libre par l'abaissement des barrières douanières » ? ( le Monde du 24/02/1961) . Le traité de Rome posait en effet le principe de l'interdiction des ententes abusives et des concentrations qui aboutissent à une « position dominante » sur le marché.

D'autre part, l'une des critiques que font les négociateurs français aux propositions allemandes de législation anti-trusts, et l'une des causes de la récente querelle (car les articles du traité de Rome doivent maintenant être complétés par un règlement plus détaillé et plus explicite, règlement sur lequel, justement, il y a conflit entre l'Allemagne et la France) est de ne pas se préoccuper assez de la nocivité de certaines concentrations d'entreprises, ce qu'on appelle « les puissances dominantes ». En fait, la cause exacte de la querelle est ici facile à saisir. La concentration est beaucoup plus poussée en Allemagne qu'en France. L'industrie allemande se trouve là sur ce point beaucoup plus favorisée que l'industrie française. Elle n'a donc aucune raison de trouver cette concentration mauvaise, bien au contraire ; il n'en est pas de même de l'industrie française qui voudrait bien, dans le cadre du Marché Commun, la voir condamnée ou du moins limitée. Mais là encore, il s'agit d'un vain espoir. Toute l'évolution économique du capitalisme va dans le sens d'une concentration de plus en plus importante des entreprises : concentration aussi bien dans le sens horizontal (toutes les entreprises d'une même branche) que dans le sens vertical (des sources de matières premières et d'énergie à la production des objets finis) . Cela, aucune loi ne peut l'empêcher ni ne peut empêcher ses effets.

Car il n'est pas possible de faire un capitaliste un régime capitaliste sans « abus ». Ceux-ci sont inhérents à sa nature : la recherche du profit, par la concurrence et par l'entente, qui est le moteur de cette économie capitaliste, fait que l'intérêt privé prime à coup sûr l'intérêt public. On ne supprimera les mauvais trusts qu'en supprimant tous les trusts.

Dans sa définition même, c'est-à-dire, dans les articles du traité de Rome qui en précisent l'objet, la partie possible de cette législation « anti-trusts » est déjà limitée. Il y a en effet, suivant ces articles de « bonnes » et de « mauvaises » ententes : les « bonnes », qui en conséquence sont tolérées, étaient celles qui par exemple contribueraient à améliorer la production, la distribution, à promouvoir le progrès technique, etc. Mais n'est-il pas facile au capitaliste de présenter toute entente comme se donnant des buts « nobles » ? En fait l'amélioration de la production, de la distribution ou du progrès technique importe peu aux capitalistes. Si ceux-ci concluent entre eux une entente, c'est tout simplement parce que les différentes parties en présence y trouvent leur profit, lorsqu'il s'agit d'une alliance entre capitaliste de forces égales, ou bien lorsqu'il s'agit d'un fort contraignant le ou les plus faibles à « s'allier » avec lui. Faire une distinction de principe entre « bonnes » et « mauvaises » ententes, signifie donc tout simplement que l'on donne dès le départ un moyen de tourner la loi, car toute entente quelle qu'elle soit, aboutit forcément à limiter plus ou moins le jeu de la concurrence.

Pourquoi alors cette législation « anti-trusts » ? Car si dans certains États et à certains moments, elle a répondu à une nécessité démagogique, il ne semble pas qu'il en soit de même actuellement. Il n'y a guère de publicité autour de cette loi et les conflits se déroulent entre experts, sans que l'on fasse le moins du monde appel à l'opinion.

C'est que l'État, s'il représente les intérêts de la classe capitaliste en général et la plupart du temps, plus spécialement, justement les intérêts des trusts et du grand capital financier qui est le promoteur de la concentration, il ne se confond pas entièrement avec ce capital financier et ces trusts. Ceux-ci ont souvent entre eux des intérêts divergents. Il se peut parfois qu'un trust poursuive son intérêt particulier et que celui-ci aille à l'encontre de l'intérêt général du grand capital ou de l'intérêt particulier de l'État. C'est en prévision d'une telle possibilité que souvent l'État a pris des mesures dites « anti-trusts ». Il se réserve ainsi la possibilité juridique de combattre une entente ou une concentration qui pourrait lui nuire ; cela ne signifie nullement qu'il veuille s'attaquer à la concentration en règle générale.

Cette législation anti-trusts n'est pas une nouveauté. Dans de nombreux pays une législation semblable existe. En premier lieu aux États-Unis, et cela depuis une cinquantaine d'années. En fait, elle y a surtout servi des buts politiques démagogiques. Certains hommes politiques se sont taillé ainsi une popularité facile auprès des petits bourgeois, des paysans et même des milieux ouvriers, et se présentent comme les défenseurs de la « libre entreprise » face aux grandes ententes qui menaçaient d'éliminer les petites entreprises.

Mais cette législation - très abondante - si elle a peut-être gêné les ententes, ne les a pas empêchées. De temps en temps, certes une action spectaculaire est entreprise contre les trusts au nom de la loi. Ainsi, il y a peu de temps la presse a fait grand tapage autour des quatre vice-présidents et directeurs d'entreprises qui ont été envoyés en prison pour violation de cette loi anti-trusts. Mais il s'agit tellement de l'exception qui confirme la règle, que l'avocat de l'un deux a pu prétendre devant le tribunal, pour la défense de son client que celui-ci n'avait fait que « suivre un vieil usage » en s'entendant avec des concurrents possibles pour arranger leurs affaires. Que l'usage soit invoqué officiellement contre la loi, il n'est pas besoin d'autres preuves pour marquer les limites de l'application de cette loi. En Allemagne, de même, fonctionne le Bundeskartellamt, office chargé de vérifier si les ententes sont conformes à la loi ou non. Il comprend 250 personnes équipées, nous dit le Monde, de machines électroniques, cela ne semble pas augmenter son efficacité. Depuis la loi de 1957 sur les cartels, il y a 270 000 ententes déclarées dont... 200 ont pu être examinée à fond par l'office pour savoir si elles étaient conformes ou pas à la loi. Les autres, c'est-à-dire 269 800 sur 270 000, ont échappé à ce prétendu contrôle.

Ces exemples nous montrent qu'il est exclu que la législation anti-trusts puisse avoir une réelle efficacité. Car si la propriété privée des moyens de production commence, celle-ci amène automatiquement son contraire : la tendance à l'entente entre les différents producteurs pour essayer de limiter à leur profit, et bien entendu non pas au profit de la société en général, le jeu de cette concurrence.

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