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Les Jacques en France

 

La question paysanne est pour toute organisation révolutionnaire d'une importance capitale. La paysannerie forme dans tous les pays, y compris les plus industrialisés, une catégorie importante de la population : 70 % aux Indes, 48 % au Japon, 30 % en France, et 15 % dans un pays aussi développé que les USA Dans ces conditions, la réussite d'une révolution socialiste dépend, dans une large part, de la capacité de l'organisation révolutionnaire sinon de gagner, du moins de « neutraliser » cette fraction de la population.

De plus, la mainmise capitaliste sur l'agriculture met la paysannerie devant toute une série de problèmes auxquels elle est de plus en plus sensibilisée, et auxquels elle cherche des solutions à sa façon. Les manifestations de février 1960 et de l'été 1961 en sont les preuves. Mais cette paysannerie mécontente peut aussi bien servir de base de masse à un mouvement fasciste (voir Poujade) que de force d'appoint à une révolution socialiste. Il dépend donc de la politique des organisations ouvrières, que cette masse énorme devienne une armée dressée contre la classe ouvrière elle-même par la démagogie des organisations d'extrême-droite, ou, au contraire, qu' elle comprenne ses véritables intérêts (qui sont, en dernier ressort, ceux des ouvriers) et soutienne la classe ouvrière contre le régime capitaliste.

Qu'est-ce que la paysannerie ? Les sociologues bourgeois en donnent une définition empirique en appelant paysans tous ceux qui, d'une manière ou d'une autre, participent au processus de la production agricole, en opposition à ceux qui travaillent dans un autre secteur de l'économie. Cette définition a l'avantage de masquer la réalité sociale, c'est-à-dire que, sous le vocable de « paysans », se cachent des classes distinctes, aux intérêts opposés. En réalité, malgré l'apparente absence de lutte de classes à la campagne, la paysannerie ne s'en divise pas moins en trois classes distinctes, à savoir le prolétariat agricole, les gros fermiers et, entre les deux, l'immense masse de la petite bourgeoisie rurale : petits et moyens propriétaires, petits fermiers, métayers.

De par son importance numérique, c'est cette dernière catégorie qui forme l'ossature de la paysannerie.

La diversité du relief et du climat font qu'à part les produits tropicaux, on retrouve en France pratiquement toutes les sortes de cultures. Les principales se répartissent de la façon suivante :

- les céréales, surtout du blé, occupent 27 % de la surface cultivée. Les plus importantes régions de culture sont le Nord et le Bassin Parisien, où la culture est intensive, extrêmement mécanisée et où la structure capitaliste (grosses fermes avec ouvriers agricoles) est solidement implantée. La même structure prédomine pour la culture des betteraves concentrée dans les mêmes régions.

- la vigne occupe une superficie bien moindre, 3 % du sol, mais elle fait vivre presqu'autant de personnes que le blé. Pour cette culture, les petites et les grosses exploitations s'équilibrent numériquement. Elle est cultivée surtout dans le Languedoc, la Gironde et le couloir du Rhône.

- La culture maraîchère, laissée aux petites exploitations familiales, se concentre essentiellement en Bretagne et dans le Midi.

- L'élevage enfin, reste aux mains des petits producteurs dans l'ensemble, à part quelques régions pratiquant l'élevage intensif, telles le Nord et le Bassin Parisien.

Les modes de faire-valoir les plus répandus sort de trois sortes :

- Le faire-valoir direct, c'est-à-dire le cas où le propriétaire du sol met lui-même sa terre en valeur, bien qu'en légère régression, occupe encore 56 % de la surface agricole. Les trois quarts des exploitations sont exploités de cette façon. C'est la forme d'exploitation typique de la petite et moyenne paysannerie.

- Le métayage qui, il y a cent ans encore prédominait nettement, n'occupe plus que 12 % de la surface. Il est localisé surtout dans les Landes et dans le Centre. Dans cette forme d'exploitation, le propriétaire fournit tout le capital ; terre, bâtiments, machines, et l'exploitant, lui, donne une partie de sa récolte, généralement la moitié. Ne nécessitant pas de capitaux de départ, c'est le type d'exploitation des paysans très pauvres, souvent ex-ouvriers agricoles.

- Enfin, le. fermage occupe 30 % du sol et intéresse 26 % des exploitations recensées, en continuelle expansion d'ailleurs au détriment du métayage. C'est le type des grandes exploitations capitalistes, et il prédomine surtout dans le Nord et le Bassin Parisien. Mais dans certaines régions, telles que la Bretagne, bon nombre de petits exploitants sont aussi fermiers.

Mais pour tirer des conclusions de ces chiffres, il faut tenir compte d'un autre aspect de l'occupation du sol : l'étendue des exploitations.

- Les petites propriétés de 0 à 10 hectares n'occupent que 16 % de la superficie agricole, tout en faisant vivre 55 % des exploitants.

- Les mi-moyennes et moyennes propriétés de 10 à 50 hectares occupent 60 % du sol, et intéressent 40 % des exploitants.

- Enfin, 4 % des exploitations dépassent les 50 hectares et occupent 24 % du sol. Evidemment, il faut manier ces chiffres avec une certaine réserve. La division en petite et moyenne propriété en fonction de la superficie est très arbitraire. Le revenu d'un vignoble d'appellation contrôlée de 5 hectares correspond à celui d'une exploitation mixte herbagère-céréalière de 30 hectares. Toutefois, ces statistiques permettent de tirer un certain nombre de conclusions.

Tout d'abord, malgré une légère régression du faire-valoir direct et une nette diminution des trop petites exploitations (1-2 hectares), le faire-valoir direct reste le type d'exploitation dominant, et la petite propriété, de même que le petit métayage, couvrent encore une partie importante de la surface agricole, donnant ainsi une large assise économique à la petite paysannerie. Contrairement à l'industrie, on n'observe donc pas une concentration excessive des entreprises agricoles et la naissance d'entreprises « mammouths » parallèlement à l'élimination massive des « petits ». Ce phénomène est illustré encore par la statistique des exploitations utilisant des salariés : 1 854 900 paysans, c'est-à-dire 82,1 % des exploitants n'ont pas de salariés et cultivent la terre uniquement avec l'aide de leur famille ; 12 % n'ont qu'un ou deux salariés, et seuls 790 capitalistes agricoles (0,08 % emploient plus de 20 ouvriers. Le nombre des ouvriers agricoles est d'ailleurs en légère régression. Pour que l'investissement dans l'agriculture soit rentable pour un capitaliste, il faut qu'il en retire une plus-value permettant de réaliser un bénéfice égal au profit moyen réalisable dans d'autres secteurs (sinon il investirait ailleurs) augmentée de la somme qu'il doit abandonner au propriétaire foncier à titre de rente foncière. Par contre, pour le petit paysan propriétaire, la limite inférieure de son revenu suffisant à le faire rester à la terre est le salaire qu'il s'attribue à lui-même, salaire en général très faible. Ainsi de nombreuses cultures sont non rentables pour les capitalistes et délaissées par eux, alors que les « paysans » y trouvent encore de quoi vivre.

Cette notion de rentabilité dépend essentiellement du degré de mécanisation de la culture considérée, qui à son tour, dépend de la nature de la culture et de la région. Ainsi le blé et la betterave sont deux cultures types, où la mécanisation peut être très poussée. Dans de nombreuses exploitations de Beauce une vingtaine d'ouvriers cultivent 400-450 hectares, soit 20-25 hectares par ouvrier (ce chiffre peut même atteindre 30-40 hectares) alors qu'en Bretagne par exemple, dans les régions de culture maraîchère, la surface exploitée par travailleur actif est de 4-5 hectares en moyenne D'ailleurs, la rentabilité du blé varie aussi très fortement suivant la région : alors qu'au Nord la production par hectare peut atteindre 40-45 quintaux ; dans certains coins du Centre, elle n'est que de 10 quintaux.

En résumé les capitalistes tenus par le profit, moyen et la rente foncière, n'investissent que dans les cultures les plus rentables parce que les plus « mécanisables » et cela dans les régions les plus favorables : telles le blé, la betterave et accessoirement l'élevage dans le Nord, la Brie, la Beauce ou le riz en Camargue ; aussi, mais dans une moindre mesure, dans des exploitations vinicoles, de crûs célèbres. Mais l'élevage, à quelques exceptions près, la culture maraîchère et toutes les cultures dans les régions non rentables sont laissés aux petits exploitants.

Mais le maintien de la petite propriété réserve d'autres avantages à la grandi. En effet, la valeur et par suite, approximativement, le prix d'un produit, est déterminée par le travail moyen socialement nécessaire à sa réalisation. Or, comme la mécanisation est bien moindre et, par conséquent, le travail humain plus important dans les petites exploitations, le prix de revient des petits paysans est bien plus élevé que celui des grands. La moyenne se réalise donc quelque part entre les deux, ce qui permet aux capitalistes agricoles de réaliser ainsi des surprofits substantiels.

On arrive donc au résultat apparemment paradoxal, que ce sont les gros exploitants qui défendent avec le plus d'acharnement la petite exploitation paysanne. D'autant plus d'ailleurs que, sous prétexte de défendre les intérêts des agriculteurs en général et des petits paysans en particulier, ils passent à bon compte pour des leaders de ces derniers, en réclamant des mesures qui les favorisent autant sinon plus (prix du blé, subventions d'État, etc...). Telle fut la nature des manifestations de février 1960, où les paysans, sous la direction des gros agriculteurs capitalistes, envahissaient les routes en réclamant la revalorisation des prix garantis, détaxes sur l'essence, détaxes sur les machines : revendications qui profitaient en premier lieu aux gros exploitants.

En dehors des raisons économiques, il y a aussi des raisons politiques, concernant cette fois l'intérêt de toute la bourgeoisie dans son ensemble. La bourgeoisie a besoin de l'appui de cette masse de petits propriétaires, attachés au principe de la propriété privée. Comme remarque Milhau (sociologue bourgeois spécialisé dans les questions agraires) : « Un pays qui comprend un nombre élevé d'agriculteurs-propriétaires, est un pays politiquement stable. Les conflits sociaux sont inconnus ou presque dans ce secteur d'activité. Il n'est donc pas étonnant que, dans tous les pays de l'Europe Occidentale, c'est ce type d'exploitation que le législateur moderne a entendu favoriser ».

En résumé, en peut donc dire qu'en France la petite exploitation fut maintenue par la volonté même de l'ensemble de la bourgeoisie, dont les capitalistes agricoles. Et cela, en maintenant, grâce à des tarifs douaniers élevés, les prix agricoles à un niveau supérieur aux prix mondiaux, et aussi grâce à l'achat par l'État (souvent pour le détruire) d'une partie du « surplus » agricole. Si la petite exploitation survit donc, c'est à l'encontre de la marche de l'économie. qui tend incontestablement à l'élimination de la petite exploitation.

Ceci dit, il ne faut pas perdre de vue que si on maintient l'indépendance de la petite propriété, cette indépendance est purement nominale, et qu'en fait la paysannerie tombe de plus en plus sous la dépendance de fait de la bourgeoisie industrielle et financière. En, effet, le temps où le paysan vivait en autarcie et ne produisait que pour l'auto-consommation en ne vendant que le surplus, est largement dépassé. Les impératifs de la mécanisation poussent le paysan à abandonner la polyculture pour s'adonner à la monoculture en produisant surtout pour le marché (la moyenne nationale de l'auto-consommation n'est plus que 25 %). L'exploitant, à peu près indépendant il y a 150 ans, dépend maintenant du marché, dépend des banques qui lui prêtent de l'argent pour achat de machines, dépend des trusts acheteurs de produits (Nestlé, Postillon, etc.). Et en fait, si la classe capitaliste les « soutient », elle les ruine en même temps. La bourgeoisie n'est attachée qu'à l'existence du petit paysan et non pas à son bien-être. D'ailleurs, dès que son intérêt l'exige, elle est prête à le ruiner. C'est ce qui se dessine actuellement à propos du Marché Commun, où l'agriculture française pour être compétitive, sera obligée d'abandonner à leur sort les petits exploitants au prix de revient trop élevé.

Depuis la guerre, la tendance à l'industrialisation de l'agriculture est encore plus marquée qu'auparavant. Depuis 1938, le nombre des tracteurs est passé de 3 500 à 700 000 (vingt fois plus). Il y a 200 fois plus de moissonneuses-batteuses (42 000 contre 200). Il en est de même pour les autres machines. La consommation d'engrais est quinze fois celle d'avant-guerre. Le rendement moyen a augmenté en conséquence : plus 36 % pour le blé, 89 % pour le riz, 26 % pour les betteraves, 45 % pour les pommes de terre, etc.

Seulement, tout ce progrès profite surtout à la grande exploitation. Par exemple 62 % de l'engrais vendu est consommé par le Bassin Parisien et le Nord, là ou la grande exploitation prédomine, alors que le Sud-Est et le Centre, pour une superficie plus grande, n'en consomment que 6 %. Et pour cause : un tracteur, par exemple, n'est véritablement rentable, que s'il travaille à plein rendement. Cela nécessite, suivant le type de tracteur, de 20 à 35 hectares de terre au minimum. Or, on a vu que 55 % des exploitants n'ont pas plus de 10 hectares (et 16 % moins de 2 hectares). En plus, plus, il y a le parcellisme, qui fait que le petit paysan non seulement n'a que 5 hectares, mais qu'il les a en parcelles de un demi-hectare dispersées aux quatre coins de la commune. Souvent donc l'utilisation d'une machine n'est même pas possible...

Ceci n'empêche pas que le tracteur soit le rêve du petit exploitant. D'autant plus que les fabricants de machines agricoles mènent une campagne publicitaire intense en faveur de l'achat des tracteurs ( « à chaque ferme son tracteur » ), alors que, vu le morcellement des terres dans bon nombre de fermes, le tracteur, en n'améliorant que très peu la production, endette davantage le producteur qui, obligé de payer des traites d'une machine achetée à crédit, ne peut pas songer à d'autres investissements. Donc, en dernier ressort, c'est le progrès même de la technique agricole qui ruine davantage le petit paysan.

Le problème agricole en tant que problème économique réside, au niveau de la production, dans cette contradiction fondamentale : les exigences de la technique moderne nécessitent une structure adaptée, alors que l'intérêt des capitalistes est de maintenir une structure surannée.

Il y a un autre problème pour les petits exploitants, et celui-là se situe au niveau de la vente : c'est le fameux problème des intermédiaires. Avant d'arriver au consommateur comme viande, le boef passe par six mains (marchand de. bestiaux - commissionnaire - chevillard - boucher en gros - détail - consommateur). Or, comme à l'exception de l'abattoir et du boucher de détail, aucun travail n'est effectué sur la bête, sa valeur ne se trouve pas augmentée. C'est presque uniquement sur la plus-value prise au paysan que les frais de toute cette opération sont prélevés. Au point que, non seulement le profit du paysan en tant que propriétaire disparaît, mais même le salaire qu'il s'attribue en tant que son propre salarié, s'en trouve rongé. On en arrive ainsi à cette situation aberrante : la vente des produits agricoles au niveau du producteur s'effectue très souvent au-dessous de ce prix de revient.

Cela n'est évidemment pas vrai pour les gros paysans ou capitalistes agricoles. D'abord parce que par-dessus les intermédiaires, ils traitent souvent directement avec les grands magasins ou les trusts alimentaires. D'autre part, leur prix de revient étant plus faible, ils peuvent se permettre d'abandonner une partie de leur plus-value. Mais le petit paysan, lui, se trouve absolument sans défense en face du système de distribution. Ne possédant pas d'appareils et magasins de stockage, il est obligé de vendre dans un délai bref, souvent - comme c'est le cas pour les primeurs et les fruits - le jour même de la récolte. Les acheteurs leur imposent les prix qu'ils veulent. Ces derniers justifient les prix bas à la production par la loi de l'offre et de la demande ainsi que par la saturation du marché, alors que les ouvriers sont bien (ou plutôt mal) payés pour savoir que la demande n'est nullement saturée. La « surproduction » agricole n'est due qu'aux prix élevés au détail (l'artichaut vendu à 8 - 10 F par le paysan, se vend à 150 F à Paris), et plus encore aux bas salaires. En attendant, le leurre de la loi de l'offre et de la demande pousse les petits agriculteurs à détruire une partie de leur récolte. Les journaux ont fait grand bruit l'année dernière de plusieurs tonnes de choux-fleurs détruits. Mais ils ne parlent pas de ces centaines de tonnes pourries sur pied, chaque fois que la récolte est « trop bonne ».

Les paysans réagissent contre cet état de chose, soit en faisant des « coups d'éclat » telle la vente directe de producteurs à consommateurs des artichauts à Paris, soit en essayant de former des coopératives de vente qui ne tardent pas à se briser sur les coalitions de gros acheteurs, véritables trusts commerciaux.

Le problème ne trouvera pas sa solution dans le régime capitaliste. Le paysan individuel restera toujours victime de son double statut : son mode de production est devenu social (en ce sens qu'il a besoin de la société pour produire, machines, engrais, etc...) alors que, sur le marché, il reste un individu isolé.

Tous ces problèmes posés au niveau de la production ou de la vente, font que le revenu des paysans - même moyen - est de loin inférieur à ce qu'on soupçonnerait en ville. Voici quelques exemples parmi d'autres :

Une exploitation en Auvergne de 18 hectares rapporte à son propriétaire 800 000 anciens francs brut. Après le paiement des charges d'exploitation, il lui reste 150 000 anciens francs (logé et en grande partie nourri, certes, mais 12 000 francs par mois ne font guère). Une autre exploitation de culture de primeurs (fraises) dans la même région, assure un revenu net de 200 000 A.F. l'an. Bon nombre de petites exploitations de la Vendée ne rapportent pas même 100 000 A.F. D'une façon générale, le revenu net moyen des petites et moyennes exploitations oscille entre 250 000 et 300 000 A.F. l'an.

Dans ces conditions, de nombreux petits exploitants sont obligés, tout en continuant à travailler sur leurs terres, de chercher ailleurs un salaire d'appoint qui devient bientôt salaire principal . Ce phénomène est fréquent parmi les cheminots et dans de nombreuses entreprises de province (voir Michelin).

Et si la situation des petits propriétaires est telle, on imagine celle des petits fermiers et métayers. Si la Bretagne est la région la plus « explosive » en ce moment, c'est que près de la moitié des paysan bretons sont des fermiers, obligés de payer le loyer de leur revenu déjà faible.

Voici donc quelques aspects du problème des petits paysans. Comment réagissent-ils ? Eh bien, bon nombre de paysans réagissent par leurs pieds. La population agricole diminue constamment. Entre 1921 et 1954, la population active des campagnes est passée de 8 950 000 à 6 310 000, soit une baisse de 30 %. Certaines régions pauvres (Lozère) se dépeuplent presque totalement. Ceux qui restent, essayent de se défendre en se syndiquant. Le syndicalisme agricole prend de plus en plus d'importance, et on l'a vu à plusieurs reprises, les paysans sont très bien organisés dans de nombreuses régions. Mais l'action de ces syndicats ne peut être que très limitée. D'abord, parce que tous les exploitants en font partie, ce qui veut dire que dans la plupart des cas ils sont sous la domination des gros propriétaires. Or, l'intérêt de ces derniers est d'en faire l'organisme d'une paysannerie unie, homogène, défendant les intérêts « généraux » de la paysannerie.

Mais la paysannerie n'a pas d'intérêts généraux. Il y a l'intérêt des petits exploitants et il y a ceux des gros agriculteurs. Défendre les « intérêts généraux » des agriculteurs, c'est défendre les gros exploitants, et dresser en même temps les petits paysans contre les ouvriers.

D'ailleurs, les syndicats agricoles ne sont pas les seuls à mettre dans le même sac toute la paysannerie. La même « erreur », plus d'un membre éminent du PSU ( voir Serge Mallet) la commet en réclamant, avec une fraction de jeunes agriculteurs la formation de coopératives de production et de vente, censées guérir tous les maux de la paysannerie . Or, la coopérative en régime capitaliste n'est qu'un leurre. Comment voudrait-on que les petits paysans de 4-5 ha, qui côtoient au sein d'une même coopérative des paysans riches de 40-50 ha, ne tombent pas, tôt ou tard, sous la domination économique et l'influence politique de ceux-ci. D'autre part - et c'est la deuxième raison qui limite l'efficacité des syndicats agricoles - , c'est qu'ils ne peuvent envisager l'amélioration de la condition paysanne que parallèlement à la consolidation de la petite propriété. Mais réclamer, comme font les syndicats, des subventions d'État, la protection des produits français par des douanes, ou le rachat par l'État du « surplus » de production, ne fait que rafistoler le système et obtenir pour la paysannerie un quart d'heure de grâce.

Pour cela d'ailleurs, ils ne sont pas les seuls. Ils sont secondés, dépassés même par le PCF qui s'évertue par tous les moyens - y compris la démagogie - de passer pour le défenseur de la petite propriété, concurrençant ainsi Poujade. Mais que le PCF le veuille ou non, la petite exploitation est condamnée par l'évolution économique. La défendre, c'est faire l'oeuvre des briseurs de machines d'il y a 150 ans. Il faut certes défendre la petite paysannerie, mais en ne perdant pas de vue que c'est une classe petite bourgeoise, c'est-à-dire à la fois propriétaire de ses moyens de production et travailleuse. On doit la défendre en tant que telle, mais un aucun cas en tant que propriétaire. Curieuse façon d'agir que de défendre le petit bourgeois en tant que propriétaire, pour l'amener à lutter à nos côtés contre la propriété. On aurait envie de leur conseiller de lire Engels qui écrivait, il y a 70 ans, dans « la question paysanne en France et en Allemagne » :

« Il n'existe pas de pire service que nous puissions rendre et au Parti et au petit paysan, que de faire des déclarations éveillant même l'impression que notre intention est de maintenir de façon durable la propriété parcellaire. Ce serait barrer la route à la libération des paysans, et rabaisser le Parti au niveau d'un anti-sémitisme tapageur. »

Et ailleurs :

« Nous ne pouvons pas promettre aux paysans parcellaires que nous les naintiendrons en possession de leur propriété contre la supériorité de l'exploitation capitaliste. Nous pouvons seulement leur promettre que nous n'interviendrons pas contre leur volonté, à l'aide de la force brutale, dans leurs rapports de propriété. »

De deux choses l'une, soit le PCF croit malgré tout à la possibilité de consolider la petite propriété - auquel cas, c'est triste - soit il n'y croit pas, et alors c'est une hypocrisie d'autant plus inutile envers les paysans, qu'en matière de démagogie, malgré sa capacité incontestable, le PCF ne battra jamais Poujade.

 

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