Le sort de la Communauté européenne09/01/19621962Lutte de Classe/static/common/img/ldc-min.jpg

Le sort de la Communauté européenne

S'il est à peu près certain maintenant, qu'à plus ou moins brève échéance, va naître un État algérien indépendant et si, hors de l'intervention consciente du prolétariat, la nature de cet État ne fait aucun doute, sa structure sociale et économique est bien loin encore d'être définie. Aussi si les négociations entre le gouvernement français et le GPRA traînent en longueur, de conférences publiques en conversations secrètes, ce n'est pas parce qu'il y a encore une opposition du gouvernement gaulliste à l'indépendance algérienne, mais pour savoir ce que sera concrètement cette indépendance. Et si entre les deux parties, il est certainement plus d'un problème de débattu - statut du Sahara ou des bases militaires françaises, par exemple - il est probable que les conditions d'une éventuelle réforme agraire sont du nombre. Pour l'Algérie future, c'est en effet un problème essentiel.

D'abord parce que cela correspond aux aspirations des masses algériennes en lutte contre le colonialisme français. La base du FLN est formée en effet de paysans qui composent 80 % de la population algérienne. Ce sont eux qui ont fourni les troupes de l'ALN, qui les nourrissent, qui les cachent, qui lui ont permis d'exister face une armée française bien supérieure en nombre et en armement, Il n'est guère besoin de faire beaucoup d'hypothèses pour imaginer que ces paysans algériens ne se battent pas seulement, suivant le mot d'ordre d'un leader de l'UGTA « pour un drapeau et des ambassadeurs », mais d'abord et surtout pour récupérer une terre qu'ils estiment à juste titre avoir été volée par la colonisation. Le FLN d'ailleurs a fait maintes déclarations sur la future réforme agraire et l'a mise à son programme.

Le gouvernement de l'Algérie devra donc ou bien tenter d'entreprendre une réforme agraire ou bien heurter directement les aspirations des masses en lutte depuis plus de 7 ans. Si la seconde hypothèse ne peut être absolument exclue, beaucoup de choses militent en faveur de la première. Car une réforme agraire c'est d'abord la seule chance de pouvoir élever le niveau de vie des masses et, peut-être, d'industrialiser le pays et de le libérer un tant soit peu de l'emprise de l'impérialisme français, Il est difficile de dire ce que fera le FLN dans ce domaine, cela peut aller plus ou moins loin : suppression du fermage et du métayage, annulation des dettes et des hypothèques, etc., nous parlons simplement ici du partage des grandes propriétés.

En effet, la grande propriété algérienne est en étroite relation avec le système colonialiste. Elle a prospéré parce qu'elle était garantie par le « pacte colonial'', c'est-à-dire que, dans le système colonial, le but assigné à l'Algérie était de fournir à la métropole un certain nombre de matières premières et des produits alimentaires, tandis que l'Algérie constituait un marché sans concurrence pour les produits manufacturés français. Ainsi l'écoulement des produits des grandes propriétés foncières est en quelque sorte garanti par la métropole, dans la mesure même où la grande propriété algérienne garantit qu'il n'y aura aucune industrialisation du pays.

C'est dans cette optique, par exemple, que s'est constitué le domaine de la vigne. Le vin est en effet exporté, dans la proportion de 90 % vers la métropole (on sait que la masse musulmane ne boit pas d'alcool). Le gouvernement français en garantit l'écoulement bien qu'en fait la métropole n'en ait pas de si grands besoins. Mais, par ailleurs, l'Algérie doit importer une grande partie du blé consommé par elle, Ainsi nous voyons que le maintien de la grande propriété algérienne signifie une économie liée de façon absolue à la métropole.

Le résultat de cela c'est d'abord un chômage permanent de 800 000 à 1 500 000 travailleurs des champs qui, n'ayant pas de terre, ou pas assez quand ils en possèdent un lopin, ne vivent que d'un travail saisonnier d'ouvriers agricoles. Ce n'est pas l'indépendance nominale qui pourra leur donner du travail. Comme il ne peut évidemment être question de créer une industrie telle qu'elle puisse offrir à tous ces gens un travail permanent, il n'est qu'une possibilité pour réduire, sinon pour supprimer ce chômage : c'est partager entre eux les grandes propriétés. En leur donnant du travail, non seulement les terres déjà exploitées le seraient davantage - (culture intensive remplaçant la culture extensive) - en répondant mieux aux besoins du pays (vigne remplacée par le blé par exemple), mais encore un certain nombre de terres laissées inexploitées par leurs propriétaires actuels pourraient être mises en culture.

Tout ceci, joint au fait que les paysans algériens travailleraient pour eux et non plus pour les grands propriétaires, ne pourrait que faire progresser le niveau de vie. Il est d'ailleurs actuellement si bas qu'il ne pourrait que s'élever puisque 6 000 000 d'Algériens vivent avec moins de 20 000 anciens francs. Au minimum, le paysan algérien ne serait plus un affamé chronique. Enfin, la réforme agraire peut permettre une certaine industrialisation du pays. Celle-ci demande un marché intérieur assez vaste. Pour créer ce marché intérieur, il est obligatoire de relever le niveau de vie des masses paysannes, ce que peut seule faire la réforme agraire, bien qu'il ne soit pas assuré qu'elle puisse le faire suffisamment.

Mais il est alors un problème politique qui se pose inévitablement. En effet, les grands propriétaires en Algérie font pratiquement tous partie de la communauté européenne : il y a 2 720 000 hectares pour 25 000 propriétaires européens contre 7 672 000 hectares pour... 532 000 propriétaires musulmans (cf. L'Algérie hors la loi de Jeanson). Cela signifie donc que l'expropriation prendra l'allure d'un acte anti-européen que les Algériens le veuillent ou non. On voit d'ailleurs ce que les négociateurs franco-algériens peuvent ranger sous la rubrique « sort de la communauté européenne ».

Or, à cause de la situation politique intérieure française, de l'existence de l'oas et de l'emprise politique des grands colons sur la masse de la communauté européenne d'algérie, il semble bien improbable que le gouvernement français puisse accepter une éviction pure et simple des colons français. et s'il ne peut éviter l'expropriation, il lui faudra, au moins, assurer les colons d'une indemnisation.

Si le gouvernement français est assez fort pour imposer que cette indemnisation soit versée par le futur État algérien, cela signifiera que la réforme agraire a perdu la plus grande part de son efficacité. Car il est bien évident que l'indemnité en question devra être récupérée par l'État sur le peuple algérien - par l'inflation ou sous forme d'impôts par exemple. C'est-à-dire que cela reviendrait non pas à donner mais à vendre, sous une forme détournée, leur terre aux paysans algériens. Auquel cas, tout le bénéfice attendu - ou du moins une grande partie - de la réforme agraire ne servirait pas à améliorer le niveau de vie des paysans algériens mais à servir une rente aux « malheureux colons » expropriés.

Ce n'est que si les paysans algériens peuvent imposer une expropriation sans indemnités ou si le gouvernement français doit la payer lui-même - auquel cas ce ne sont pas les travailleurs algériens mais les travailleurs français qui feront les frais de l'opération - , que l'on pourra parler véritablement de réforme agraire.

Il est vrai que cela ne dépend pas seulement des Algériens mais aussi de la classe ouvrière française et de la pression que celle-ci est capable de faire sur le gouvernement français. Car celui-ci ne peut tenir compte des desiderata des colons algériens, que dans la mesure où la classe ouvrière le lui permet et permet, par exemple, que la guerre d'Algérie se poursuive ou, encore, accepte de payer l'indemnisation des colons.

Le sort des paysans algériens peut se jouer à Paris, comme celui des ouvriers français se joue à Alger.

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