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Le premier quart d'heure

 

Le mercredi 5 juillet dernier, le FLN demandait à ses militants et à toute la population algérienne de commémorer par la grève et les manifestations la prise d'Alger par le corps expéditionnaire envoyé par Charles X, le 5 juillet 1830. Il voulait ainsi rappeler que l'Algérie n'a pas été de toute éternité une possession française, mais bien l'objet d'une conquête militaire, d'une conquête qui commença dans la confusion, qui fut très longue et très coûteuse.

Lorsqu'en 1827 le Dey d'Alger, Hussein, frappa de son chasse-mouches le Consul de France Duval dans un moment d'irritation, le gouvernement français cria à l'outrage. En réalité, c'était lui qui se trouvait en dette à l'égard de la Régence algérienne, pour une affaire de livraison de blé restée en suspens depuis le Directoire (1798).

Il reste que ce coup de chasse-mouches devint le prétexte d'une campagne agressive et vengeresse. Pendant trois ans, cependant, on hésita à se lancer dans une aventure, car si certains cercles dirigeants - en particulier les Polignac pour qui c'était une étape dans la réalisation d'un vaste dessein suivant lequel « l'influence de la France serait établie de la rive africaine de la Méditerranée jusqu'au sein de l'Asie » - y voyaient un intérêt certain, d'autres semblaient moins optimistes. Pour les uns, l'Algérie pouvait offrir des débouchés pour les marchandises métropolitaines, en même temps que devenir une source de matières premières et l'objet de razzias systématiques et d'un pillage organisé.

Le pessimisme des autres provenait cependant, pour une part, du fait qu'on connaissait mal le pays, qu'on risquait de s'y aventurer à la légère et sans les garanties indispensables à la bonne marche d'une saine entreprise commerciale. D'autre part, l'idée que l'Algérie pourrait produire le café, et surtout la canne à sucre, alarmait ceux qui avaient des intérêts aux Iles, et les hommes des départements betteraviers qui craignaient de voir le marché français envahi par les sucres algériens.

Ces intérêts opposés permirent à l'honneur de la France d'attendre trois ans avant d'être vengé. Finalement, le 2 mars 1834, l'expédition fut décidée. Charles X s'y était résolu dans l'espoir qu'une victoire redorerait son blason et donnerait quelque prestige à un gouvernement aux prises à de sérieuses difficultés intérieures. La Chambre, elle, délibérait, sans arriver à décider quoi que ce soit.

Le 14 juin, le corps expéditionnaire commandé par Bourmont débarqua dans la baie de Sidi Ferruch, près d'Alger. Le 4 juillet, Hussein-Dey se rendit. Le 5, Alger était occupée. Et déjà, Bourmont annonçait, le 7 juillet que « la Régence serait probablement soumise avant quinze jours »...

Cependant, il allait entrer dans une guerre interminable et féroce. Les Algériens, usant de la guérilla, découragèrent plus d'une fois les officiers français qui n'avaient encore ni l'expérience, ni la connaissance du terrain. Ces mêmes officiers s'illustrèrent alors par leur férocité et il se forgea dans la longue lutte un corps « d'officiers de l'Armée d'Afrique », officiers que l'on retrouva plus tard lors des massacres de Juin 1848, puis de la Commune de Paris, officiers dont les noms seuls - Bugeaud, Saint-Arnaud, Pélissier, Changarnier, Cavaignac - sont synonymes des plus horribles tortures, des enfumades d'Algériens, de razzias totales, et d' « erreurs » sinistres telles que le massacre de toute la tribu des El-Ouffias accusée de vols dont elle était d'ailleurs innocente.

C'était une guerre coloniale qui commençait, une guerre cruelle, qui ne sembla se terminer par moments que pour reprendre à d'autres, et de plus belle, dans un autre coin du vaste pays.

L'opposition libérale en France s'indignait de ces méthodes, larmoyait, mais manquant comme toujours « d'informations », elle ne sut que ravaler son indignation et essuyer ses larmes. D'ailleurs, le Ministère recommandait de ne pas publier « de détails trop précis, évidemment faciles à justifier, mais qu'il n'y a aucune utilité à faire connaître au public européen ». Et puis ces Bugeaud, ces Cavaignac n'allaient-ils pas se révéler utiles, quelques années plus tard pour le massacre des ouvriers parisiens qui effrayaient tant le démocrate Lamartine ?

C'est ainsi que s'ouvrit, pour la France Eternelle, l'ère de la « pacification » algérienne, et que commença sa « grande oeuvre civilisatrice ».

 

Voici, extrait des « Lettres d'un soldat », le « récit d'une enfumade commandée par Pélissier » (cité par Jeanson dans « l'Algérie hors la loi »).

« Quelle plume saurait rendre ce tableau ? Voir au milieu de la nuit, à la faveur de la lune, un corps de troupes françaises occupées à entretenir un feu infernal. Entendre les sourds gémissements des hommes, des femmes, des enfants et des animaux ; le craquement des rochers calcinés s'écroulant, et les continuelles détonations des armes. Dans cette nuit il y eut une terrible lutte d'hommes et d'animaux.

Le matin, quand on chercha à dégager l'entrée des cavernes, un hideux spectacle frappa les yeux des assaillants.

J'ai visité les trois grottes, voici ce que j'ai vu :

A l'entrée, gisaient des boeufs, des ânes, des moutons ; leur instinct les avait conduits à l'ouverture de la grotte pour respirer l'air qui manquait à l'intérieur. Parmi ces animaux, et entassés sous eux, on trouvait des hommes, des femmes et des enfants. J'ai vu un homme mort, le genou à terre, la main crispée sur la corne d'un boeuf. Devant lui était une femme tenant son enfant dans ses bras. Cet homme, il était facile de le reconnaître, avait été asphyxié, ainsi que la femme, l'enfant et le boeuf, au moment où il cherchait à préserver sa famille de la rage de cet animal.

Les grottes sont immenses ; on a compté 760 cadavres ; une soixantaine d'individus seulement sont sortis, aux trois quarts morts ; quarante n'ont pu survivre ; dix sont à l'ambulance, dangereusement malades ; les dix derniers qui peuvent se traîner encore, ont été mis en liberté pour retourner dans leurs tribus ; ils n'ont plus qu'à pleurer sur des ruines ».

 

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