Le nuit la plus longue29/01/19631963Lutte de Classe/static/common/img/ldc-min.jpg

Le nuit la plus longue

Le 30 janvier 1933, le vieux maréchal Hindenburg confiait la chancellerie au « caporal bohémien » Adolf Hitler.

Mais ce n'était pas un changement de gouvernement comme les autres, et la nuit qui suivit fut une des plus extraordinaires que l'Allemagne ait connue.

A Berlin, des heures durant, des centaines de milliers d'hommes, brandissant autant de flambeaux, allaient défiler sous la porte de Brandebourg, pour acclamer le « chef ». « Führer, wir folgen Sie », nous te suivons.

Et pour ceux qui ne suivaient pas, une autre marche aussi commençait ce soir-là. Communistes, socialistes, militants ouvriers, opposants de toutes tendances, allaient prendre les chemins des prisons et des camps d'où si peu reviendraient.

Ce fut une nuit extraordinaire, elle devait durer 12 ans.

La crise qui trouvait son dénouement ce soir-là ne datait pas de la veille, elle remontait en fait à 1919, au traité de Versailles.

L'Allemagne était en 1914 le plus jeune et le plus dynamique des impérialismes européens, trop jeune même pour avoir pu participer activement au grand partage colonial du monde. C'est pour remettre celui-ci en question qu'elle entra en guerre.

Non seulement la défaite l'empêcha de réaliser ses plans, mais elle lui fit perdre, en plus de ses quelques colonies, une partie non négligeable de son territoire national. La stabilité économique et sociale de l'Allemagne, étranglée et mutilée par le « diktat » de Versailles, fut des plus précaires. Après être péniblement sortie de la période de guerre civile qu'inaugura la révolution de novembre 1918, elle n'échappa à la catastrophe en 1923, que grâce à l'aide américaine. La crise mondiale de 1929 allait la frapper plus durement et plus rapidement encore que tous les autres pays.

Mais les onze années écoulées depuis la fin de la guerre avaient permis à l'extrême droite allemande de s'unifier et de s'organiser solidement. Le parti nazi s'était considérablement développé depuis le jour de 1920 où Hitler en était devenu le 7e membre. Officiers subalternes et sous-officiers, démobilisés et incapables de retrouver une place dans la vie civile, étaient venus grossir ses rangs peu à peu, souvent après être passés par l'école de la conspiration militaire quand ce n'était pas par celle de l'assassinat politique. Ils y avaient retrouvé, pêle-mêle, étudiants et petits bourgeois nationalistes et authentiques membres du « milieu » à la recherche d'une caution politique.

Cette armée hétéroclite avait des cadres qui la représentaient dignement : Goering, ancien capitaine morphinomane ; Roehm, ancien capitaine aussi ; mais homosexuel ; Streicher qu'on ne voyait jamais sans un fouet à la main ; Himmler, éleveur de pigeons, devenu tortionnaire ; Hess, qui sombra dans la folie.

Un tel parti ne pouvait mieux choisir en prenant comme héros le souteneur Horst Wessel.

Mais la propagande de ce parti allait s'adapter à la mentalité et aux préjugés de la petite bourgeoisie, jetée à la rue, ruinée par la crise, qui ne trouvait pas dans les partis ouvriers des hommes capables de transformer la société. Le parti communiste, comme le parti socialiste, ce dernier surtout ayant déjà participé au gouvernement, n'avaient à offrir qu'un maintien du statu quo, de la « démocratie » dont la société crevait. Le parti nazi, au contraire, proposait de porter le feu à la vieille société, de construire un « ordre » entièrement « nouveau », débarrassé à la fois des « exploiteurs », des juifs et des communistes. Verbiage qui plaisait d'autant plus aux petits bourgeois enragés que c'était le leur. Hitler se contentait de répéter plus souvent ce que lui renvoyait l'écho, et sa « doctrine » était faite de tous les préjugés qui traînaient.

Depuis sa fondation, le N.S.D.A.P. vivait en grande partie avec l'argent d'un certain nombre d'industriels allemands qui entretenaient ainsi des troupes de choc antiouvrières. Au fur et à mesure que la crise s'aggravait, le nombre des soutiens des nazis augmentait et, finalement, Hitler ayant fait la preuve qu'il pouvait mobiliser et armer plusieurs centaines de milliers d'hommes contre le péril rouge, ce fut une réunion des magnats de l'industrie allemande qui décida, en janvier 1933, de lui donner la chancellerie.

Réclamant des fonds pour les élections de mars 1933, Goering ne déclarait-il pas aux chefs de l'industrie allemande qu'ils devaient avoir à l'esprit que ces élections seraient sans doute « les dernières pour les dix années sinon pour les cent années à venir ».

Incapable de maintenir son ordre avec ses moyens classiques de répression, la bourgeoisie allemande confiait cette tâche aux bandes nazies. goering commença par créer, en prusse, une vaste police supplétive composée, pour l'immense majorité, de membres des sections d'assaut. par la même occasion la terreur s.a. était ainsi légalisée.

Désormais, un appareil de délation et de répression pénétrait dans chaque quartier, dans chaque immeuble, dans chaque famille presque, par l'intermédiaire du Parti Nazi. L'Eglise allemande, catholique comme protestante, prit d'emblée une attitude favorable à Hitler. La morale chrétienne promettait de bien s'acclimater à l'ordre nouveau, et si certains évêques firent, par la suite, figure d'opposants, c'est uniquement quand les nazis essayèrent de liquider toute indépendance du clergé, de créer une « Eglise nationale allemande », une religion où il n'y aurait plus eu sur l'autel que « Mein Kampf » et une épée !

La force armée traditionnelle, la Reichswehr, les généraux, si fiers de leur sens de l'honneur, de leur culture et de leur éducation, assistaient à ce spectacle, s'inquiétant seulement des excès que pourraient commettre les petits bourgeois trop crédules en la démagogie « socialiste » du nazisme. Les jours de ceux-là étaient d'ailleurs comptés, et on sut les faire rentrer dans le rang, quand on ne les liquida pas plus radicalement.

Il y eut, bien sûr, immédiatement, un autre type « d'excès », mais celui-là inquiétait bien moins les milieux dirigeants de l'économie. Un peu partout, dans les premiers mois de 1933, fleurissaient, sous prétextes politiques, le vol, le crime, la torture. La tourbe humaine que le nouveau régime avait érigée en puissance d'État, assouvissait librement ses instincts.

La bourgeoisie se contenta d'abord de se pincer le nez, mais, puisque c'était tout de même un spectacle désagréable à voir en public, on créa tout un système de camps de concentrations et on les confia au unités spécialisées de « S.S. Têtes de morts » rassemblant les volontaires, amateurs de ce genre de « travail ».

Et les militants ouvriers furent les premières victimes.

Le prolétariat payait l'incapacité de ses partis dirigeants à organiser une lutte anti-fasciste efficace. La social-démocratie, depuis la grande trahison de 1914, n'avait cessé de se compromettre avec la bourgeoisie. C'est elle qui avait dirigé la répression des mouvements révolutionnaires de 1918-1919, et on ne pouvait pas espérer que, d'eux-mêmes, ses dirigeants viendraient à une autre politique.

Mais il y avait encore derrière eux des milliers de travailleurs et, au lieu d'essayer de mobiliser ceux-ci dans une politique de Front Unique, la direction stalinienne de l'Internationale Communiste qui n'osait pas encore parler de « rénover la démocratie », utilisa la vieille haine qui couvait dans le coeur de tous les ouvriers révolutionnaires contre les assassins de Liebknecht et de Luxembourg pour dresser ouvriers communistes contre ouvriers socialistes.

« La social-démocratie et le fascisme sont des frères jumeaux, il faut d'abord vaincre les socialistes » disait Thaëlmann, et pendant que « Front Rouge » et « Front de Fer » en venaient aux mains les bandes brunes se rendaient maîtresses de la rue.

La victoire nazie ne changea rien à cette attitude. Et pendant que ce qu'il y avait de meilleur dans le prolétariat allemand tombait dans des combats de francs-tireurs en défendant, parfois mètre par mètre, les quartiers ouvriers, une partie des chefs sociaux-démocrates et des cadres syndicaux essayait, en vain plus souvent, de s'intégrer au nouveau régime, tandis que le PC, devenu clandestin, affirmait que l'« expérience du nazisme » enlèverait aux masses leurs derniers préjugés parlementaristes, et rapprocherait l'heure de la victoire prolétarienne.

Le « Reich millénaire » ne devait durer que 12 ans, mais aujourd'hui, même si le danger fasciste apparaît moins imminent qu'il y a un an, une partie importante des cadres de l'appareil d'État français est acquise au fascisme, et nous devons nous souvenir du 30 janvier 1933.

Réduite, pour survivre, à remettre le pouvoir entre les mains de la pègre brune, la bourgeoisie allemande signait, il y a 30 ans, son bilan de faillite sociale. Et pourtant, il y avait déjà suffisamment, à l'époque, de beaux esprits pour discourir sur les mérites des voies pacifiques et parlementaires vers le socialisme, mais ils n'empêchèrent pas, et ce ne sont pas demain leurs successeurs qui pourront le faire, la bourgeoisie de sacrifier des siècles de culture pour sauver son coffre-fort.

A cette société grosse d'un monde nouveau, mais risquant d'en crever, c'est un parti capable d'appliquer les fers de la révolution prolétarienne que nous devons donner, si nous ne voulons pas connaître, à notre tour, la nuit et la barbarie.

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