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Le filet

« Au nom de quelle force, de quelle vertu, de quelle efficacité, dresseraient-ils leurs prétentions, alors que nul n'ignore au bord de quel gouffre était, il y a trois ans, la Patrie et la République ; ... alors qu'on peut être convaincu que si, par prodige, ils venaient à rétablir pour un instant leur régime, les activismes extrêmes auraient tôt fait de les submerger et de déchirer la Patrie ? »

Ainsi s'exprimait de Gaulle le 2 octobre à propos des partis et des hommes politiques qui avaient ces derniers temps beaucoup parlé d'une éventuelle solution de remplacement du régime actuel.

Ces hommes, si l'on écarte les « extrémismes », sont Mollet, et Mendès-France. L'un appartient au parti socialiste, et le PSU appartient à l'autre. Il est bien évident que si ces hommes revenaient au pouvoir maintenant sans que rien ne fût réglé, ils ne résisteraient pas aux assauts des deux « extrémismes ». Mais leur objectif se limite à ce qui se passera après.

Ils ont, en substance, l'un et l'autre, à quelques jours d'intervalle, proposé des formules de rassemblement « démocratique » semblables, bien que ne recouvrant pas exactement les mêmes formations politiques. Pour Mollet, un tel Front démocratique, s'il veut l'être, doit exclure le Parti Communiste Français. Pour Mendès-France cette alliance doit regrouper toute la gauche (des radicaux au PSU en passant par les socialistes) sans le PCF mais avec toutes les organisations syndicales y compris la CGT. Le PC y serait donc ainsi, sans y être. Mais le PSU, lui, tout en affirmant son entier accord avec Mendès-France, a placé le PCF dans les alliés possibles. Selon l'une ou l'autre variante, nous aurions une réédition soit du Front Républicain de 1956, soit du Front Populaire de 1935. Les deux leaders politiques ont soin de ne rien promettre au PCF mais Mendès-France, par l'intermédiaire du PSU, lui laisse la porte entrouverte.

Est-ce à dire que les formations politiques dites de gauche sont prêtes à entamer, avec l'aide des organisations ouvrières, la lutte contre le régime ? Non parce qu'elles ne feront rien hors du terrain parlementaire, où elles sont impuissantes, pour hâter la fin du régime. Le seul combat efficace serait la lutte hors du Parlement croupion, l'organisation de luttes grévistes à l'échelon national, de grèves tant économiques que politiques, la liaison dans la rue du mouvement ouvrier et paysan, la création de milices susceptibles de suppléer la police, défaillante ou complice, dans la lutte contre l'OAS, de donner les moyens au contingent de s'opposer à l'État-Major réactionnaire. Ce qui mesure les limites de l'action dans laquelle un homme comme Mendès-France est susceptible de s'engager contre le régime c'est qu'il dit bien que le silence actuel du pays ne doit pas faire illusion et qu'à un coup de force, les syndicats opposeraient la grève générale etc, mais qu'on ne trouve même pas dans sa bouche d'engagement dans le genre « Je promets qu'une fois au pouvoir, de quelque façon que j'y arrive, j'amnistierai tous les civils ou militaires condamnés pour avoir participé à la lutte contre le régime actuel ou contre les menées factieuses ».

Cela parce que ni Mendès-France, ni Mollet ne veulent provoquer la lutte contre le régime, ou même simplement donner aux masses les moyens de l'engager.

Car ce n'est pas abattre le régime qu'ils veulent. Tant qu'il tient debout, il remplit son rôle et il sert les mêmes intérêts qu'eux. Ce qu'ils veulent, c'est apparaître dès maintenant comme des opposants sur la gauche du régime, dans la perspective de sa chute. Tout comme la bourgeoisie tient en réserve des hommes comme Bidault, ou Juin, pour une éventuelle option plus à droite que le régime actuel, certains hommes politiques doivent se placer à sa gauche de façon à pouvoir jouer un rôle semblable si, au lendemain de la disparition du régime gaulliste, les masses populaires se mettent en mouvement. Il s'agit seulement de préparer un certain nombre de lignes de repli à gauche. On peut dire que la solution Mollet est celle qui interviendrait au lendemain de nouvelles élections, soit par suite de la dissolution de l'Assemblée actuelle, soit tout simplement au terme de son mandat, si un déplacement à gauche se faisait sentir au sein de la représentation parlementaire. Mollet serait alors simplement le successeur de Debré.

La solution Mendès-France n'interviendrait qu'en cas de plus grand danger. Elle pourrait prévoir la fin du régime actuel c'est-à-dire l'éviction de de Gaulle. Cela s'il y avait soit une grosse majorité de gauche soit des troubles sociaux importants, soit les deux. La solution Mendès-France pouvant exclure ou, inclure le PCF selon les circonstances et les besoins. Il va sans dire, quoiqu'on ne sache rien sur le tête à tête Mollet - Mendès-France, que les deux hommes seraient de toute façon associés chacune des deux solutions.

Mollet et Mendès-France, malgré le maquillage hâtif dont ils se couvrent, ne sont pas les ennemis du régime actuel. Mais, dans le numéro d'équilibriste qu'exécute de Gaulle, entre des forces adverses et irréductibles, Mendès-France et Guy Mollet sont des filets de sécurité placés à hauteur différente. Le PCF, quant à lui, s'il trouve les mots qu'il faut pour dénoncer les coalitions où il ne figurerait pas, est cependant tout prêt à renforcer celle à laquelle il participerait.

S'il n'y avait que ces leaders pour organiser les luttes des ouvriers et des paysans français contre le régime actuel et l'oas dont il fait le lit, il est certain que l'avenir serait très sombre. mais la bourgeoisie et les hommes politiques qui la représentent comme mollet ou mendès-france, craignent les possibilités de riposte spontanées de la classe ouvrière de france. ils ont pu, dans le passé, vérifier que, quoique bafoués, trompés et trahis, les prolétaires français ont su souvent trouver en eux-mêmes la force et l'énergie de riposter. il n'y a pas d'organisation, il n'y a pas de parti révolutionnaire en france, mais les vingt-cinq dernières années ont été si riches d'enseignement, c'est-à-dire si tristes à vivre, que chaque prolétaire a la science des vieillards et qu'un coup de colère suffit à lui redonner les possibilités de la jeunesse.

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