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Le disciple

Tandis qu'à l'occasion du 10e anniversaire de la mort de Staline, la presse bourgeoise de droite et de gauche célébrait l'enterrement du « stalinisme » et voyait dans le silence de Moscou la révocation définitive du passé, un discours de Krouchtchev en date du 8 mars 1963 (dix ans jour pour jour après les funérailles de Staline) venait bouleverser les analyses les moins optimistes. Devant une assemblée d'écrivains et d'artistes, Krouchtchev réhabilitait - partiellement il est vrai - la mémoire de Staline et condamnait formellement la coexistence pacifique dans le domaine de l'art.

Contraints d'expliquer cet événement qu'ils qualifiaient de « stupéfiant », certains commentateurs ont recours aux arguments les plus traditionnels. Et de reparler de l'existence des « nostalgiques » du stalinisme, de la pression du groupe Molotov, de tous ceux qui, dans les coulisses du Kremlin, attendraient patiemment leur heure - en guettant le premier faux pas du Maître actuel. D'autres y voient le lointain reflet de l'inévitable pression chinoise, le résultat pour le moins surprenant de la surenchère idéologique, bref une façon de damer le pion à Mao Tsé Toung sur son propre terrain.

D'autres encore, comme David Ellimer dans « France-Observateur », voient dans le « retournement » de Krouchtchev la marque de son désarroi, de sa faiblesse personnelle, en un mot de son incapacité à sortir de l'impasse où l'a conduit la déstalinisation. Les intellectuels, grands prêtres du culte de Staline, refuseraient de consacrer le nouveau pouvoir, et de cette opposition bruyante, visible, David Ellimer conclut à des oppositions plus cachées et plus profondes : « La troisième révolution socialiste (!) russe est devant nous ».

Si les tentatives d'explication semblent aussi peu convaincantes les unes que les autres, c'est qu'elles s'efforcent de découvrir des causes particulières à ce « tournant » et de le justifier par l'essai ou l'échec d'une nouvelle ligne politique.

En fait, il n'y a aucun « tournant » et la ligne qui va de la mort de Staline à sa réhabilitation partielle si elle emprunte de nombreux zig-zags ne marque pas moins la progression tenace, continue d'un homme en vue de s'assurer une autorité absolue. Le 5 mars 1953, avec la mort de Staline, s'ouvre au sein de la bureaucratie une crise de succession. Le chef incontesté, l'arbitre suprême, rempart et persécuteur à la fois de la bureaucratie vient de disparaître. Le monde occidental est dans l'expectative, tandis que du Vatican s'élèvent des prières pour l'âme du défunt, les cercles dirigeants de l'URSS s'efforcent d'arriver rapidement et en douceur à un compromis provisoire qui leur laissera quelque répit.

Durant les dernières années de sa vie, Staline avait concentré entre ses mains un pouvoir extraordinaire. Ce pouvoir, il avait mis des années à l'acquérir, des années de luttes impitoyables, et il avait dû pour cela éliminer politiquement et physiquement toute la vieille garde bolchevique. Aucun autre homme ne pouvait hériter de cette puissance par simple décret. Les candidats étaient nombreux : Molotov (le seul ancien) à la tête de l'appareil d'État, Béria chef de toute la police, Malenkov secrétaire du parti, Boulganine chef de l'armée... A ce moment un danger commun les unissait tous : il fallait éviter que la crise de direction ouverte par la mort de Staline ne provoque à l'intérieur du pays une crise bien plus grave, capable de remettre en cause la domination de la bureaucratie elle-même. Il importait donc de réaliser d'urgence un compromis entre les différents appareils en présence afin d'assurer, dans les plus brefs délais, la continuité du gouvernement, compromis qui ne pouvait se faire au détriment de personne, et qui devait se traduire dans les faits par une « direction collective ».

C'est ainsi que le 7 mars un présidium de dix membres est institué, composé de représentants du Comité Central, dans la hiérarchie suivante : Molotov N° 1, Malenkov, Beria, Vorochilov, Mikoyan Boulganine, Kaganovitch, Krouchtchev (N°8), etc...

Le premier communiqué du nouvel organe de gouvernement reflète précisément la double nécessité à laquelle il est soumis : éviter les troubles et gagner du temps. « Le Comité Central » considère « comme la tâche primordiale du Parti et du Gouvernement d'assurer la continuité de la juste direction de toute la vie du pays... Ce qui exige la plus grande unité de direction, l'exclusion de toute dissension et de toute panique ». Et tandis que sous le voile de « l'unité politique », une lutte secrète mais implacable commence à l'intérieur même de la bureaucratie, les nouveaux dirigeants s'efforcent de s'imposer à l'ensemble du pays par une série de mesures destinées à asseoir leur popularité. C'est la première baisse des prix, fixée a 7 % environ, suivie le 29 mars d'une amnistie générale accordée « en raison de la consolidation du système social et de l'État soviétique et de l'attitude honnête de la population à remplir ses devoirs civiques ». On annonce par la même occasion une révision du code pénal qui ouvre les portes des prisons et des camps à toutes « les personnes convaincues - quelle que soit la durée de leur peine - de malfaisances et de crimes économiques ainsi que de crimes militaires ».

Mais il faudra attendre le 6 avril 1953 pour voir la confirmation éclatante de ce qu'on appelle le « dégel » : les « assassins en blouse blanche » - ces médecins, juifs pour la plupart, arrêtés en janvier pour participation à un complot sioniste-impérialiste contre les chefs militaires de l'URSS, et convaincus de meurtre - sont brusquement réhabilités, reconnus innocents et qui plus est, la Pravda annonce que les prétendus aveux des accusés ont été arrachés par « des procédés inadmissibles et rigoureusement interdits par les lois soviétiques ». C'est un coup de foudre dans un ciel serein. C'est aussi pour beaucoup la fin de la terreur stalinienne. En fait, on parle toujours de Staline, mais le coeur n'y est plus.

Cette vague de mesures sans précédent permet à la Direction collégiale de se dédouaner d'un passé récent et par trop compromettant pour elle, afin de mieux préparer l'avenir. Ces mesures nécessitées par un tout autre enchaînement impliquent la « déstalinisation » qui viendra après, car elles sont de fait une critique du régime précédent.

Et derrière ce rideau de fumée, chacun au sein du groupe dirigeant envisage cet avenir à sa façon. Car la contrepartie du dégel, l'autre face du mouvement, c'est la lutte intestine qui se livre pour le pouvoir à l'intérieur de la bureaucratie. Sur la façon dont cette lutte s'est déroulée rien n'est connu, seuls quelques signes extérieurs en marquent les étapes.

Dès le 21 mars, la presse annonce que Malenkov n'est plus Président du Conseil des Ministres et qu'il est remplacé comme secrétaire général du parti par Nikita Krouchtchev jusqu'ici n° 5 de la hiérarchie. Le 6 avril Krouchtchev gravit un échelon de plus, le voici officiellement n° 3, la presse commence à s'intéresser aux détails de sa vie et de sa carrière. Mais le point culminant de cette première période est la destitution de Béria : le 11 juillet 1953 la Pravda annonce : « des faits irréfutables prouvent que Béria a perdu l'aspect communiste... et cet aventurier, ce mercenaire des forces impérialistes étrangères couvait des plans visant à s'assurer la Direction du Parti et du pays » en vue de mener « une politique de capitulation qui aurait abouti à la restauration du capitalisme ». Une telle justification en plus pur style « stalinien » en dit long sur les visées personnelles de ses auteurs. Béria s'est-il démasqué trop tôt ou bien les autres dirigeants ont-ils voulu sa débarrasser de concert de l'individu le plus dangereux du groupe, celui qui savait trop de choses sur chacun d'eux ? Le silence qui régna sur l'exécution de Béria est en tous cas le signe d'un accord délibéré.

Forcés de se débarrasser de Béria, les dirigeants s'empressent de se donner des gages de loyauté et de sécurité. Pour eux-mêmes et pour l'ensemble du pays, ils se trouvent obligés de justifier pour la première fois le principe même de la direction collégiale et par là même de critiquer l'absolutisme stalinien ; « Parallèlement le cas de Béria doit permettre de tirer des leçons politiques conséquentes. La force de notre direction réside dans son caractère collectif et dans son unité. La forme collective de direction est son principe suprême, qui correspond aux préceptes de Marx concernant le caractère inadmissible et nuisible du culte de la personnalité » (Pravda 11.7.53)

La campagne centre le culte de la personnalité est désormais lancée. Elle deviendra le thème de la plupart des discours officiels, mais il faudra attendre trois ans encore pour que Krouchtchev de la tribune du XXe Congrès, dénonce une partie des crimes de Staline.

Depuis, la « déstalinisation » a cornu bien des arrêt, bien des démarrages et des faux départs. les mesures politiques ou économiques prises par krouchtchev et présentées à l'époque comme autant de gestes libéraux, n'ont pas été autre chose que des essais empiriques et tâtonnants de résoudre les contradictions que la politique bornée de la bureaucratie avait elle-même développées. qu'il s'agisse de politique agricole ou de réformes judiciaires, les mesures se succèdent en se contredisant ; engrais ou herbages, amnisties pour délits économiques et extension de la peine de mort à ces mêmes délits, publication des souvenirs d'un rescapé des camps staliniens et condamnation formelle de l'art moderne, « décentralisation économique » et renforcement du contrôle du parti sur l'état, aucune d'entre elles ne signifie quoi que ce soit par elle-même. la vraie mesure de la déstalinisation, c'est la répression des ouvriers de berlin-est, des émeutes de potsdam et l'écrasement de la révolution hongroise. la déstalinisation fut l'arme « idéologique » rigoureusement contrôlée, qui assura la défense collective du groupe dirigeant. en accaparant le pouvoir ; krouchtchev a également accaparé cette arme et elle est devenue entre ses mains un moyen d'écarter définitivement tous ses adversaires, une recette, la plus sûre, pour asseoir sa propre dictature.

Et si aujourd'hui Krouchtchev réhabilite partiellement la mémoire de Staline, ce n'est ni un aveu de faiblesse personnelle, ni un retour en arrière, encore moins le « cri d'un vieil homme qui supplie qu'on ne le prive pas à nouveau de la dignité qu'il s'était restituée par son discours libérateur du XXe Congrès » (D. Ellimer - France Observateur du 14.3.63.). C'est au contraire une des démarches par lesquelles Krouchtchev établit sa dictature personnelle sur la bureaucratie et sur le pays.

Et si Krouchtchev devient à son tour arbitre suprême en matière d'art, c'est que la remise au pas des intellectuels du parti s'imposait. Non parce que la fronde des écrivains et des artistes marquait le signe extérieur d'une opposition profonde. Mais parce que, nulle couche, nul groupe de la bureaucratie ne peut espérer défendre des intérêts qui lui soient propres, les intellectuels pas plus que les directeurs d'usines. Si la moindre forme de démocratie, même en son sein, existait, elle serait mortelle pour la bureaucratie, car à travers elle d'autres intérêts sociaux ne pourraient pas manquer de se manifester et de faire sauter le couvercle.

Car si les rapports de propriété et les institutions qui en découlent permettent à la bourgeoisie de fixer pour elle-même et pour les autres classes sociales, les cadres juridiques à l'intérieur desquels. une certaine forme de démocratie est possible, cette base manque totalement à la bureaucratie qui ne peut se protéger des autres couches sociales qu'en imposant à tous et en s'imposant à elle-même, une dictature dont une police énorme et l'appareil de répression tentaculaire sont les seuls fondements.

Pour exister et pour se maintenir, la bureaucratie a besoin d'un arbitre suprême. Elle s'en façonne un à son image d'aujourd'hui : Krouchtchev, le nouveau riche.

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