Le dégagement de la bourgeoisie espagnole29/05/19621962Lutte de Classe/static/common/img/ldc-min.jpg

Le dégagement de la bourgeoisie espagnole

Le 7 avril six piqueurs du puits Nicolasa furent renvoyés sans indemnité parce qu'ils ne remplissaient pas les normes. Ce fut la goutte qui fit déborder le vase : « Alors petit à petit, nous nous sommes tous arrêtés de travailler. Ceux de Baltasara se sont solidarisés, puis ceux de Polio et, le 10 avril, les gens du puits Barredo se joignaient au mouvement. Depuis le 18, tout le bassin du Caudal est pratiquement paralysé ; même les ouvriers qui travaillent à la Fabrica de Mieres ont débrayé ». ( Le Monde).

Ainsi débuta la plus importante grève du régime franquiste. Le prolétariat espagnol brisé par une guerre civile qui fit un million de morts vient de reparaître sur la scène politique après 20 ans d'absence.

Depuis les Asturies, la grève s'est étendue à la Biscaye puis au reste du pays. Barcelone, Madrid... tous les grands centres sont touchés.

Malgré « l'état d'exception », les arrestations, les lourdes amendes, les tentatives d'intimidation de la « guarda armada » qui fit du porte à porte alternant avec les promesses, les mineurs, et derrière eux une fraction importante des ouvriers espagnols, tiennent bon, appuyés probablement par l'ensemble de la population et puisque l'Eglise elle-même soutient les grévistes.

Les causes immédiates du mécontentement tiennent dans l'application du plan de « stabilisation » de 1959 qui entraîna une élévation du coût de la vie. A cela se sont ajoutées les promesses non tenues de l'organisation syndicale (qui est là-bas complètement intégrée à l'État) et des conventions collectives qui échangeaient des hausses de salaires, insuffisantes, contre un renforcement important des normes de production.

Dans un pays où la moyenne des salaires est de 200 N.F. par mois la situation devait fatalement devenir un jour ou l'autre explosive.

Mais par le passé, de nombreuses fois la situation matérielle du prolétariat a été aussi grave sinon plus. Le fait nouveau est que l'explosion cette fois s'est produite. Elle ébranle gravement le régime qui était né de la volonté de l'oligarchie financière espagnole de briser la révolution prolétarienne montante et, par une saignée, de s'assurer la paix sociale pour une génération. Les deux piliers de l'État : Armée et Police d'un côté, Eglise de l'autre apportaient, chacun suivant ses attributions leur contribution à la paix sociale. Un parti fasciste, la Phalange, complétait la physionomie de l'État nouveau.

Quant à l'admirable classe ouvrière espagnole elle sortit de la guerre civile brisée, démoralisée et resta pendant 20 ans dans une longue prostration.

L'économie après avoir stagné pendant 15 ans s'est développée depuis quelques années, bien que modestement. aux capitaux européens sont venus s'ajouter les capitaux américains. par ailleurs une nouvelle génération ouvrière est née, dont les forces sont encore neuves.

Le régime lui-même a évolué. La Phalange fasciste a été réduite à un appareil squelettique dont le rôle essentiel est le contrôle d'un appareil syndical gouvernemental voué à la collaboration de classes. Les forces policières, elles-mêmes, semblent n'intervenir qu'assez mollement, car le régime de Franco retarde. Utile à son heure à la bourgeoisie, il lui est moins indispensable maintenant. Elle se sent assez forte pour tolérer un régime plus démocratique. Un régime dictatorial n'est qu'un pis-aller dont la chute est extrêmement dangereuse. Le problème qui se pose à elle depuis dix ans est la succession de Franco. Si les cadres du régime ne sont pas changés la mort du dictateur risquerait de susciter des espoirs populaires dangereux pour le régime. De là certaines pressions des classes dirigeantes pour « démocratiser » (collégialiser pourrait-on dire) le régime. Toutes raisons qui feraient bien voir un changement de régime instaurant, par exemple, un royaume constitutionnel avec Don Juan ou un autre (l'Espagne est un royaume dont Franco est régent).

Mais Franco et l'appareil sur lequel il s'appuie n'ont aucune envie de céder la place ( « je me sens aussi jeune que n'importe lequel d'entre vous » a déclaré Franco) et un renversement brutal s'accompagnerait de secousses sociales auxquelles répugne beaucoup la bourgeoisie espagnole. Aussi le régime dure-t-il, toléré de moins en moins facilement.

Depuis quelques années l'agitation étudiante a commencé suivie de quelques mouvements dans la région de Barcelone. Ce n'étaient que des escarmouches. Plus grave, un des piliers du régime, l'Eglise prenait lentement du champ en faisant un début de démagogie sociale. Dans ces conditions les premières tensions devaient permettre l'expression et la conjonction de toutes ces forces.

Travaillées par un clergé (spécialement au pays basque) qui à travers ses organisations ouvrières H.O.A.C. (confrérie ouvrière d'action catholique), J.O.C. (jeunesse ouvrière catholique) qui, alors que le salaire quotidien moyen oscillait entre 70 et 80 pesetas en Biscaye, demandaient un salaire minimum de 130 pesetas pour un père de deux enfants (la dernière encyclique « sociale » du pape « mater et magistra. » a été l'occasion d'un certain nombre de lettres pastorales qui ont permis à la hiérarchie catholique de prendre position), les nouvelles générations ouvrières lancèrent un mouvement qui entre dans sa huitième semaine et qui porte atteinte aux fondements du régime.

Le caractère massif et général du mouvement, dans un pays où la grève est interdite, lui donnait inévitablement un caractère politique, accentué par la position de l'Eglise et de la jeunesse universitaire.

Aussi, devant le manque d'organisation authentiquement ouvrière, les partis bourgeois, des socialistes aux royalistes, publient des manifestes et se placent comme successeurs du régime,

« Le Monde » du 13 mai rapporte : « Tous les groupes de l'opposition - sauf le parti communiste - ont signé conjointement, lundi, un manifeste destiné au pays et spécialement à la bourgeoisie, à l'Eglise et à l'armée, dans lequel ils « font appel à tous les Espagnols pour reconstruire, sur la base de la raison, l'unité que la force a été incapable d'imposer ».

Quant au PC il pleure et implore que l'on veule bien le prendre dans la coalition, se déclare prêt à toutes les concessions et offre toutes les garanties à la bourgeoisie. Déclaration du Comité Exécutif du PC, espagnol ( Humanité du 12 mai) : « Le Parti Communiste uni par d'innombrables liens aux travailleurs, a proclamé plusieurs fois sa volonté d'obtenir par les moyens de la lutte de masse, par voie pacifique, la chute du régime franquiste et de ne pas faire appel à des formes non pacifiques, sauf dans les cas extrêmes où l'obstination des cliques gouvernantes rendrait impossible toute autre solution ».

Mais le plus grave du conflit reste entre l'Eglise et l'État. Il a pris un tour très aigu à travers les polémiques entre journaux catholiques et phalangistes et va jusqu'aux arrestations de militants catholiques auxquelles s'ajoutent de fortes amendes.

Pour le régime le problème est de taille et il semble prêt à traiter et à faire des concessions, en accordant des augmentations de salaires (30 %, on parle même de 70 %), en promettant la restauration du droit de grève, et en faisant un remaniement ministériel. Mais il est difficile de savoir si cela suffira même momentanément.

Une chose est sûre en tout cas : cette grève marque pour le régime le début de la fin. En imposant le respect du droit de grève, le mouvement a atteint le principe même de la dictature. Elle ne s'en relèvera pas.

Par l'Eglise et ses partis politiques la bourgeoisie essaie d'accomplir une oeuvre de dégagement du régime et de limiter les frais de succession. Mais nous pouvons faire confiance à la classe ouvrière espagnole pour reposer à sa manière le problème.

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