L'URSS en friche20/03/19621962Lutte de Classe/static/common/img/ldc-min.jpg

L'URSS en friche

 

En présentant son rapport à la dernière session du Comité Central du PCUS, Krouchtchev a reconnu que tout n'allait pas pour le mieux dans l'agriculture du meilleur des mondes. Bien que, d'après les chiffres fournis par Krouchtchev, il y ait eu une très nette amélioration depuis septembre 1953 - date à laquelle, suivant la presse russe, Krouchtchev aurait pris lui-même en mains la direction de l'agriculture - amélioration qui aurait fait passer la production de céréales de 5 milliards à 8 milliards 300 millions de pouds, celle de viande de 5,8 à 8,8 millions de tonnes, celle de lait de 36,5 millions à 62,3 millions de tonnes, etc... - il n'en reste pas moins qu'en 1961 il y aurait un retard de 1 million de pouds de céréales, 3 millions de tonnes de viande, 16 millions de tonnes de lait, sur les prévisions du Plan.

C'est dans le but de remédier à cette situation qu'une série de réformes a été présentée par Krouchtchev à ce Comité Central et évidemment acceptée par celui-ci. Ces réformes portent essentiellement sur deux points : le passage d'une agriculture extensive à une agriculture intensive et un plan de réorganisation administrative du système de contrôle des kolkhozes.

En abordant le premier point, Krouchtchev a fait une fois de plus le procès de Staline. Celui-ci, paraît-il, n'aurait rien compris à l'agriculture et l'aurait montré en adoptant, à partir de 1928, les théories de feu l'académicien soviétique Williams sur les herbages et l'agriculture extensive. La plus grande partie du mal venant, paraît-il, de là, il s'agit maintenant de supprimer au maximum les herbages et l'assolement en jachère, système encore pratiqué en URSS sur une grande échelle, alors qu'il a été supprimé depuis longtemps par les pays avancés d'Occident, du moins dans les régions où l'agriculture est largement industrialisée.

Il est certain en effet qu'une agriculture qui utilise la jachère, ou toute espèce d'assolement herbager, a un rendement forcément inférieur à celle qui ne l'utilise pas, puisque le principe de la première est de diviser la superficie cultivable en un certain nombre de fractions - différent suivant le sol et le climat - et de laisser chacune d'elles à leur tour en friche ou plantée d'herbe, afin d'éviter l'appauvrissement du sol, inévitable sans engrais. En Occident ce type de culture fut pratiqué partout jusqu'au XIXe siècle. Il fut peu à peu abandonné avec l'essor industriel dans la mesure même où l'industrie fournissait à l'agriculture les engrais nécessaires.

Car le véritable problème se situe à ce niveau. Pour pouvoir se passer de la jachère ou des herbages, il faut être capable de fournir au sol une quantité d'engrais qui les remplace. De même, pour cultiver la totalité du sol, il faut soit posséder un grand nombre de machines agricoles, soit augmenter la main-d'oeuvre de façon notable - ce qui est exclu en URSS car il est exclu qu'une quantité importante de la main-d'oeuvre industrielle vienne travailler dans les campagnes, malgré les appels de Krouchtchev à la jeunesse des villes.

Or, d'après les déclarations des membres du Comité Central eux-mêmes, la situation est loin d'être florissante dans ce domaine. Le premier secrétaire du Parti Communiste d'Estonie a déclaré, par exemple, que l'Estonie aurait besoin de 100 000 tonnes d'engrais azotés par an et qu'elle n'en recevait que de 10 000 à 12 000 tonnes (Le Monde du 10.3.62).

De même le président du comité d'État pour la chimie a rappelé que le plan de construction d'usines d'engrais n'avait été accompli qu'à 44 % pour les trois dernières années - et rien ne prouve que le Plan, tel qu'il est conçu, corresponde à une satisfaction totale des besoins de l'agriculture en la matière. Ou encore, le responsable des machines agricoles a affirmé que le parc actuel ne pouvait satisfaire les besoins de la campagne en tracteurs qu'à 59 %, un autre dirigeant ajoutant que dans la région de Volgograd on manque même de charrues ou de semeuses (Le Monde du 11 et 12.3.62).

Ainsi les dirigeants officiels de l'URSS reconnaissent que l'industrie n'est pas capable de satisfaire les besoins de l'agriculture actuelle, telle qu'elle est pratiquée avec jachère et herbages. Elle est donc certainement, incapable pour l'instant de fournir le matériel et les engrais nécessaires à la culture intensive. Et il faudrait, pour appliquer les nouvelles directives, que l'URSS soit capable en quelques années, sinon en quelques mois, d'accroître son industrie d'une manière formidable en cette branche. C'est d'autant plus improbable que Krouchtchev lui-même, dans son discours de clôture, a pris soin d'enlever à ses auditeurs toute illusion en la matière, en expliquant qu'il serait certainement nécessaire de convoquer une nouvelle session du Comité Central, pour discuter du problème de la production des engrais chimiques, mais qu'en attendant « il faut se mettre à accumuler les engrais organiques » - autrement dit, au paysan soviétique de se débrouiller par ses propres moyens - et surtout en affirmant « que les mesures que nous envisageons pour l'accroissement de l'agriculture ne signifient pas qu'à l'heure actuelle les fonds seront transférés à l'économie agricole au préjudice de l'industrie et de la défense du pays ».

Quels peuvent donc être dans ces conditions les résultats de l'offensive krouchtchévienne contre les herbages ? sans doute très faibles. en effet, faute de machines, le défrichement sera sans doute très difficile, même si l'on parvient à exiger du paysan soviétique un travail accru. de plus, même si l'on parvenait à défricher des superficies importantes ou à supprimer les jachères et à les ensemencer, il n'est pas du tout sûr que la récolte augmente en fonction du travail investi, car les engrais étant insuffisants, le sol s'épuisera et les rendements diminueront d'autant.

En fait le virage à 180° n'est pas une chose nouvelle dans l'histoire de l'agriculture russe sous le régime de la bureaucratie, de même d'ailleurs que dans beaucoup d'autres domaines. Cela consiste généralement à abandonner une politique erronée pour mener une politique totalement différente, mais non moins totalement erronée.

Krouchtchev fait remonter maintenant les erreurs de Staline à 1928. Mais l'erreur de Staline vers 1928 n'est certainement pas d'avoir adopté les théories de Williams sur les herbages (car ce n'était en fin de compte que théoriser, peut-être bien sans raison d'ailleurs, une nécessité due à l'absence d'industrie convenable ), mais d'entreprendre à la tête de la bureaucratie et parce que celle-ci était menacée de mort, la collectivisation forcée des campagnes. Ce fut là aussi un virage à angle plat de la bureaucratie qui jusque là avait laissé se développer l'économie privée paysanne et la couche des paysans riches, ou koulaks. Bien plus, jusque là tous les coups de la bureaucratie avaient été dirigés contre l'opposition de gauche qui voulait limiter ce développement au profit de l'industrie, Puis, devant l'opposition grandissante de ces koulaks au régime soviétique, et leur refus de livrer leur récolte à la ville et à l'industrie qui en avaient besoin mais qui étaient incapables de leur fournir en contre-partie les produits industriels qu'ils attendaient, on assista alors à la collectivisation forcée non seulement des koulaks mais de tous les paysans, les pauvres comme les riches.

Le remède, bien que diamétralement opposé, n'était pas meilleur que le mal. Si l'industrie était incapable de fournir aux paysans des biens de consommation à échanger contre leurs récoltes, elle était encore bien plus incapable de fournir les machines et les engrais nécessaires à l'agriculture collectivisée qui n'est un progrès par rapport à l'agriculture parcellaire qu'à un haut degré d'évolution technique. Les résultats furent les immenses souffrances et les millions de morts de la classe paysanne, le cheptel décimé, le recul de la production et d'insurmontables contradictions entre la nécessité pour les fermes collectivisées d'être mécanisées et industrialisées et l'incapacité pour l'industrie russe de fournir cette mécanisation. Contradiction que nous retrouvons aujourd'hui à travers ce soi-disant « problème des herbages ».

Dans ces conditions, et vu l'ampleur et la profondeur des véritables problèmes, on mesure l'inanité de la deuxième solution proposée par Khrouchtchev aux difficultés de l'agriculture soviétique. Il s'agit en effet de supprimer le « commissaire général aux achats » pour toute l'Union et le réseau « d'inspecteurs aux achats » mis en place l'année dernière, pour les remplacer par... un nouveau réseau d'inspection, mais qui porterait cette fois le titre « d'inspection de production et des collectes ». Ce deuxième réseau différerait du premier en ce qu'il comporterait un beaucoup plus grand nombre d'inspecteurs et une hiérarchie de ceux-ci plus complexe ; ainsi, aux problèmes dont elle est en partie elle-même la cause, la bureaucratie ne voit de solution qu'en accroissant la bureaucratie. Si ce n'est pas efficace, c'est au moins une belle preuve de confiance en soi.

En choisissant de construire « le socialisme dans un seul pays », la bureaucratie s'est interdit à l'avance de trouver une solution à ces problèmes. Cette solution n'est possible qu'avec une industrialisation encore bien plus grande que celle qui a été accomplie. Cette formidable industrialisation, l'URSS ne peut l'atteindre seule. Le simple fait d'ailleurs de l'existence du camp capitaliste oblige l'URSS à consacrer des crédits en priorité aux nécessités de la défense nationale et à utiliser pour celle-ci des capitaux qui, en un autre contexte, pourraient être utilisés ailleurs.

Ce n'est que l'extension de la révolution aux pays avancés de l'Occident qui pourrait permettre rapidement cette industrialisation, en débarrassant l'URSS du souci de sa défense extérieure et en lui assurant l'aide de l'industrie de ces pays. En refusant cette extension, la bureaucratie n'a fait que se plonger dans des contradictions sans issue et dont les problèmes actuels de l'agriculture ne sont qu'une illustration.

Il semble il est vrai que le souci des bureaucrates soviétiques soit moins de résoudre les problèmes qui se posent au pays que de se maintenir à leur poste par tous les moyens. Pour cela, bien que Krouchtchev ait remplacé Staline, le mieux est toujours semble-t-il, de faire passer la souplesse politique, qui veut une totale fidélité au chef, bien avant l'intelligence ou la force de caractère. Ainsi on a vu à la dernière session du Comité Central le premier secrétaire du Kazakhstan annoncer qu'il comptait réduire cette année les terres de sa République affectées aux jachères ou aux herbages de deux millions d'hectares, alors qu'au dernier plan de janvier 1961 il avait affirmé vouloir les augmenter de plus de cinq millions d'hectares, le responsable de la région des Terres-Vierges estimer qu'il faut réduire considérablement les terres laissées aux jachères alors qu'il y a un peu plus d'un an, il projetait de les étendre de 20 % ou encore « un spécialiste de l'agriculture » qualifier en décembre dernier la méthode des jachères de « pillage de la terre, de braderie du bien public », alors qu'il demandait en 1958, quand il était premier secrétaire de la région d'Orenbourg, que des sanctions soient prises contre ceux qui violent cette méthode de rénovation des sols.

Ce ne sont certainement pas de tels personnages qui sont à même de résoudre les problèmes, même s'ils se posent en représentants du « communisme », ou parlent comme Krouchtchev « du devoir que nous devons remplir vis-à-vis des forces révolutionnaires mondiales ».

Celles-ci n'ont que faire de moutons, même s'il s'agit d'herbages.

 

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