L'État et la révolution07/08/19621962Lutte de Classe/static/common/img/ldc-min.jpg

L'État et la révolution

Ce n'est un secret pour personne que la crise qui a secoué la direction du FLN et l'Algérie, n'est que très superficiellement et très provisoirement résolue par la constitution et l'installation à Alger du « bureau politique », où Ben Bella et sa tendance ont la majorité. Formellement, ce bureau doit démissionner lors de la prochaine réunion du CNRA qui doit avoir lieu peu de temps après les élections du 2 septembre. Et le CNRA est très partagé : la réunion de septembre comprendra les hommes qui justement ne sont pas parvenus à Tripoli à se mettre d'accord sur un tel bureau. Quant au fond, les divergences qui ont amené la crise demeurent, et la solution actuelle est une solution de compromis et non pas un accord. Compromis prévisible car ne pas y aboutir eut été un suicide politique de la part des dirigeants algériens (ils se sont déjà considérablement discrédités auprès des masses populaires et cette « vacance du pouvoir » risquait en se prolongeant de voir ces masses intervenir directement). Mais les problèmes ayant amené la crise subsistant et aucun des problèmes qui se posent à l'Algérie nouvelle n'étant même pas en voie de résolution, de nouvelles crises, plus ou moins voyantes, ne peuvent manquer de surgir.

Quant à l'aspect superficiel les déclarations, tant de la Wilaya III que de la Wilaya IV, sont sans équivoque : les dirigeants de l'ALN se considèrent comme dépositaires et seuls garants de la volonté populaire :

« En définitive, il est dangereux pour le pays et pour notre révolution de porter atteinte même indirectement, à la seule force organisée du pays qui reste l'ALN Nous comprenons, mieux, nous souhaitons, la reconversion ; mais jusqu'à la Constituante et l'instauration d'une institution algérienne, l'ALN et le FLN doivent demeurer les gardiens vigilants de la révolution. Jusqu'à la constitution de notre armée nationale l'ALN reste une armée de militants, et de militants en armes ». (communiqué de la wilaya IV du 5 août). Le bureau politique ne peut donc en fait diriger le pays que par le canal de l'Exécutif provisoire, ou par celui de l'ALN Et c'est l'ALN qui est la principale, sinon la seule, force organisée du pays. Mais les différentes wilayas, ou plus exactement leurs dirigeants, sont loin d'être d'accord entre eux, (la crise eut été résorbée beaucoup plus tôt si cela avait été) et pour le bureau politique le problème reste entier.

Ce dernier possède cependant un atout d'importance : c'est lui qui va choisir les candidats qui se présenteront, le 2 septembre, au suffrage des électeurs, au scrutin majoritaire. C'est dire que c'est ce bureau politique qui va choisir les membres de la future constituante et, qu'à part les représentants des populations de souche européenne (les accords d'Evian prévoient une représentation minimum) il n'y aura guère d'opposants à la tendance de la majorité du bureau politique et guère de représentants des différentes tendances qui peuvent exister en Algérie, au sein ou à l'extérieur du FLN La réunion du CNRA doit suivre les élections, c'est dire que l'enjeu de la bataille de ce dernier mois était bien le choix des députés.

Ni l'un ni l'autre des deux principaux courants qui s'opposaient ne s'appuyait directement sur les masses car il eut été facile alors de demander aux directions locales du FLN de se prononcer sur le choix des candidats. Et, sans discuter de la « démocratie » que représente une assemblée constituante élue suivant les critères des démocraties bourgeoises, mais qui était imposée par les accords d'Evian, des dirigeants tant soit peu démocratiques auraient recours non au scrutin majoritaire mais à des élections proportionnelles.

Quant aux dirigeants de l'ALN et en particulier ceux de la wilaya IV ce n'est pas parce qu'ils se proclament les dépositaires de la volonté populaire qu'ils le sont réellement. Ces dirigeants disent qu'ils sont des militants en armes. c'est vrai. Mais des militants organisés militairement, et uniquement militairement. La discipline qui règne au sein de l'ALN n'est absolument pas comparable à la discipline d'un parti, même très centralisé, où la base a un certain contrôle de ce qui se passe au sommet . Et l'on ne saurait oublier que les dirigeants de la wilaya IV, non seulement ne dépendent de personne dans leur zone (l'Algérois), c'est-à-dire qu'ils ne partagent le pouvoir avec aucun conseil représentant la population, les travailleurs ou les paysans et élus par eux, mais qu'en plus ils ont occupé Alger, désarmé sinon arrêté les dirigeants de la zone autonome, et en tous cas désarmé tous les militants du Front qui se trouvaient à Alger. Curieuse façon de concevoir le « peuple en armes », la même finalement que celle des généraux des armées impérialistes. Durant la guerre et l'illégalité il était concevable que les chefs de l'ALN exercent une certaine « dictature » mais, depuis un mois, il n'y a aucune raison pour qu'ils n'aient pas cherché à associer les travailleurs des usines et des champs, les intellectuels et bien d'autres à la direction, sinon des affaires du pays, du moins de la zone sur laquelle s'étend leur juridiction. Aucune raison autre que le fait que les dirigeants de l'ALN, que ce soit ceux de l'état-major général ou ceux des différentes wilayas, ne représentent pas plus les aspirations populaires directes que les hommes du GPRA ou du bureau politique.

Il n'est pas exclu que, malgré leurs déclarations, une ou plusieurs wilayas sinon toutes, n'acceptent pas les décisions de la constituante, en particulier en ce qui concerne une éventuelle reconversion de l'ALN Il y a même des chances pour que les dirigeants de l'ALN exercent une pression directe sur le pouvoir qui en sortira. (Cela ne veut pas dire que cette pression s'exercera obligatoirement dans un sens réactionnaire).

L'Algérie n'a donc pas écrit la première page de son histoire, Les hommes qui s'affrontent à l'heure actuelle, quelles que soient leurs phrases sur un socialisme algérien ou sur la réforme agraire, ne représentent pas plus les masses populaires les uns que les autres. Ils représentent des façons différentes de concevoir l'installation en Algérie d'un État défendant et sauvegardant les intérêts de la bourgeoisie nationale algérienne. Ces hommes sont tous décidés à faire un certain nombre de concessions aux masses, à prendre un certain nombre de mesures, compatibles avec cette domination, et qui restent dans le cadre des conceptions de la petite-bourgeoisie radicale, telles que la nationalisation d'un certain nombre de moyens de production et une réforme agraire.

Au sortir de la guerre qui vit pendant sept ans tout un peuple se dresser contre l'impérialisme français, les hommes qui s'affrontent, qu'ils soient du groupe de Tlemcen, du GPRA ou des wilayas, sont d'accord sur le fond du problème : comment désarmer moralement et matériellement le peuple algérien pour construire un État bourgeois. Ils sont en désaccord sur la façon de le faire, et dans le cas des dirigeants de l'ALN, sur le fait d'être eux-mêmes désarmés. Il ne s'agit pas pour eux d'éviter de satisfaire certaines aspirations populaires, telle la réforme agraire, mais de créer un État qui ne soit pas l'émanation directe du peuple en armes, car si ils s'identifient à ce dernier, ils ne font pas l'inverse.

S'il était dans ces hommes des gens représentant réellement les masses les plus larges de l'Algérie, c'est-à-dire le prolétariat et les paysans pauvres, ils n'hésiteraient pas à s'appuyer directement sur la force et la volonté populaires. Ils réclameraient à tous les échelons l'élection et la formation de comités à qui seraient remis tous les pouvoirs et, surtout, ils armeraient directement les masses au lieu de les désarmer.

Mais ce n'est pas parce que de tels hommes n'apparaissent pas aujourd'hui qu'il n'en surgira pas demain du sein de ces militants du Front qui ont combattu pour une société fraternelle et sans classes, et dont le seul tort a été de ne pas savoir à l'avance quelle importance avait le programme pour lequel on se bat.

« ... Le premier décret de la Commune supprima l'armée permanente et la remplaça par le peuple armé...

...La Commune fut composée de conseillers municipaux choisis au suffrage universel dans les différents arrondissements de Paris. Ils étaient responsables et révocables à tout moment. La majorité était naturellement formée d'ouvriers ou de représentants reconnus de la classe ouvrière...

...La police, qui jusqu'alors avait été l'instrument du gouvernement central, fut immédiatement dépouillée de ses attributions politiques, et devint l'instrument de responsabilité et à tout moment révocable de la commune... il en fut de même pour tous les autres fonctionnaires de l'administration... une fois écartés l'armée permanente et la police, instruments de la force matérielle du vieux gouvernement, la commune entreprit aussitôt de briser l'instrument de l'oppression spirituelle, le pouvoir des prêtres... les magistrats perdirent leur indépendance apparente... désormais ils devaient être élus publiquement, être responsablesables et révocables...

... La Commune, ne devait pas être une corporation parlementaire mais une corporation de travail, à la fois législative et exécutive...

... Au lieu de décider une fois tous les trois ou six ans quel membre de la classe dominante ira représenter et opprimer le peuple au Parlement, le suffrage universel devait servir au peuple constitué en Communes, à recruter pour son entreprise des ouvriers, des surveillants ; des comptables, de même que le suffrage individuel sert au même objet à n'importe quel patron ».

KARL MARX : La Guerre Civile en France (1871). « En France après chaque révolution, les ouvriers étaient armés ; aussi la première loi des bourgeois placés au gouvernail fut de désarmer les ouvriers...

... Et l'on s'imagine avoir fait un immense progrès, lorsqu'on s'est affranchi de la foi en la monarchie héréditaire pour jurer fidélité à la république démocratique. Or, en réalité, l'État n'est pas autre chose qu'une machine d'oppression d'une classe par une autre et cela sous la république démocratique non moins que sous la monarchie. Et le moins qu'on puisse dire de l'État, c'est qu'il est un mal dont hérite le prolétariat victorieux dans la lutte pour sa domination de classe, et dont il devra, comme l'a fait la Commune, supprimer immédiatement, dans la mesure du possible, les pires côtés, jusqu'au jour où une génération, élevée dans une société nouvelle d'hommes libres, pourra se débarrasser de tout ce fatras qu'est l'État ».

F. ENGELS : préface à la troisième édition (1891) de la « Guerre Civile en France ». Cités par LÉNINE dans « l'État et la Révolution » (août 1917).

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