L'aménagement en plan22/03/19611961Lutte de Classe/static/common/img/ldc-min.jpg

L'aménagement en plan

Waldeck Rochet, député communiste de la Seine, vient de demander au ministre de l'Industrie, des statistiques exactes en ce qui concerne la fermeture « au cours des deux dernières années, de près de 300 usines de la région parisienne » transférées en province, « comment les travailleurs ont été reclassés et dans quelles conditions » et... « s'il envisage de prendre des mesures afin d'assurer le reclassement des travailleurs à conditions égales de qualification professionnelle avant tout licenciement consécutif à un transfert d'entreprise ». ( l'Humanité 9/03/1961)

En fait, la « décentralisation industrielle » n'est pas un produit sui generis de la politique du pouvoir gaulliste et cette notion de décentralisation industrielle apparaissait déjà, entre autres, pour ne pas remonter à l'avant guerre, sous le patronage et la plume d'un ministre de la reconstruction et de l'urbanisme Monsieur Claudius Petit au début de 1950, qui écrivait dans une communication faite au gouvernement à cette époque : « l'aménagement du territoire et la recherche dans le cadre géographique de la France d'une meilleure répartition des hommes en fonction des ressources naturelles et des activités économiques. Cette recherche est faite dans la constante préoccupation de donner aux hommes de meilleures conditions d'habitat. Elle n'est donc pas faite à des fins strictement économiques, mais bien davantage pour le bien-être et l'épanouissement de la population ». C'était beau. En dehors de la sincérité des sentiments humanitaires qui peuvent animer les hommes de gouvernement, il est certain que l'existence en particulier de la monstrueuse agglomération parisienne, face au « désert français » que représente la province, pose des problèmes aux ministères.

Problèmes politiques d'abord : Paris qui a déjà un statut spécial, dont les maires ont moins de droits et de pouvoir que le maire d'un quelconque hameau depuis la Troisième République, est du fait de sa population travailleuse en constante augmentation un danger pour l'État bourgeois. Économique ensuite : l'extension continuelle de la région parisienne oblige l'État à un investissement constant dans les secteurs de transports collectifs, sans pour cela diminuer ceux qui sont nécessaires en province. Problème social aussi qui a de multiples aspects, mais dont l'un, et ce n'est pas celui qui touche le moins ces messieurs est que l'égalisation des salaires s'y fait relativement rapidement et y provoque constamment une tendance à la hausse, du fait que dans la région parisienne le roulement du personnel est plus grand que partout ailleurs. Les conflits sociaux s'y généralisent aussi plus vite et plus facilement : un industriel touché par une grève subit non seulement la pression de ses ouvriers, mais aussi souvent celle de ses pairs qui craignent de voir leurs ouvriers contaminés. Quant au bien-être de la population, il intervient peut-être un peu dans les préoccupations de nos gouvernants et sous le seul aspect de la circulation automobile.

L'agglomération parisienne dans son sens large comprend 7 500 000 habitants, c'est-à-dire le sixième de la population française. De 1831 à 1946 l'accroissement de la population de la France est juste celui de la population parisienne : 5 000 000. Actuellement 350 provinciaux s'installent chaque jour à Paris. Il y a un véritable exode de la province vers Paris. Ce sont en premier lieu les préoccupations d'ordre économique qui le provoquent, mais elles n'en sont pas la seule cause. Par exemple, dans le domaine intellectuel et artistique, le flux vers Paris est aussi important : 42 % des étudiants sont inscrits dans ses facultés, 61 % des artistes habitent la capitale, étant donné le rayonnement et le niveau culturel qu'on ne retrouve pas ailleurs. Ce qui ne fait qu'aggraver le problème posé par la disproportion entre Paris et la province.

Tout le monde connaît le genre de vie que cela entraîne, les conditions extrêmement dures de logement, le problème des distances du domicile au lieu de travail, le « rythme infernal » parisien que tous les provinciaux notent en premier lieu.

Depuis 1950, il y a un plan gouvernemental dit de décentralisation industrielle. Or en dix ans de « décentralisation », Monsieur Faucheux, sous-directeur de l'aménagement du territoire, dressant le bilan annonce que 6000 personnes seulement ont quitté la région parisienne pour suivre l'entreprise.

Quant au développement de la province : « l'implantation dans les régions dépourvues d'industrie des établissements dont l'activité s'exerçait auparavant dans les grands centres urbains, et notamment à Paris, a permis de créer 23 000 emplois dans la région s'étendant du sud de Paris au Nord du Massif Central... Vient ensuite la Haute-Normandie (Eure et Seine-Maritime) avec la création de 20 500 nouveaux emplois. En revanche, le Nord n'a créé pendant cette même période que 6 000 emplois grâce à la décentralisation ». ( le Monde du 11/02/1961).

En 1955, l'État avait essayé de prendre des mesures « positives » et des mesures fiscales : exonération partielle des droits de mutation appliquée aux acquisitions faites en vue d'une opération de décentralisation. En 1955, exonération totale ou d'un minimum de 50 % suivant les cas de la patente pour une durée de cinq ans et réduction de l'assiette de l'impôt sur les sociétés mais pour un montant ne pouvant excéder 5 % du capital correspondant à ces apports et ceci soumis à certaines conditions. D'autres mesures d'aides financières directes de l'État à ces entreprises étaient prévues.

Un autre genre de mesures avait été pris en 1955 lors de l'institution d'un agrément spécial pour toute construction dans des zones à définir, et valable immédiatement pour la région parisienne. Cette mesure pouvait apparaître comme une arme importante aux mains de l'État, l'agrément étant donné ou refusé par le ministre de la Construction après avis d'une commission mais cette commission émet péniblement son avis et n'ose pas la plupart du temps refuser l'autorisation de construire.

Et c'est ainsi que, malgré tous les beaux schémas des ministères de l'Urbanisme, la région parisienne reste de par sa concentration un centre d'attraction pour les investissements (la région parisienne absorbe régulièrement 35 % des constructions industrielles de la France entière et 50 % dans certaines branches d'industrie importantes comme la mécanique) et que les implantations nouvelles se font dans les régions qui sont déjà industrialisées et où l'industriel trouve sur place des conditions avantageuses.

En fait, l'intérêt général et les intérêts des entreprises sont sur des rails différents car pourquoi l'industriel type qui place ses capitaux avec pour seul critère la rentabilité de l'entreprise et qui pour cela supporte très bien de réduire à l'esclavage les travailleurs, de les enfermer neuf heures et 10 heures par jour entre quatre murs, enchaînés à la production et réduits à l'état de robots, seraient-il sensible aux problèmes de l'habitat de ces mêmes travailleurs et irait-il faire des sacrifices financiers pour eux ?

Si les régions industrialisées le sont, c'est qu'elles ont offert des conditions plus favorables à l'investissement des capitaux dans des entreprises où les conditions d'exploitation étaient meilleures : existence d'une main-d'oeuvre abondante, proximité des matières premières, moyens de communication routiers, ferroviaires et fluviaux, autant pour l'arrivée des matières premières que pour le service de la clientèle, proximité des industries ou d'entreprises secondaires nécessaires et des centres administratifs.

La tendance normale est de s'agrandir sur place. Il est certain que Renault qui s'est étendue à Boulogne-Billancourt sur une superficie égale à celle de Chartres, était avantagé par rapport à Citroën dont les camions font la ronde des usines entre Asnières, Clichy, Javel et Levallois pour transporter les pièces. Aussi une entreprise implantée dans un centre industriel n'envisagerait-elle de se déplacer que si ces installations sont, d'une part amorties et d'autre part surannées, ou que s'il y a impossibilité géographique pour elle de se développer et qu'ailleurs les conditions lui conviennent. Si bien que, lorsque la décentralisation s'opère, c'est vers d'autres centres industrialisés permettant les avantages de la concentration.

La récente création par la compagnie des tubes de Normandie (Compagnie des Métaux de France, Pont-à-Mousson et Sidelor) d'une usine ultramoderne de tubes (possibilité de 25 000 tonnes de tubes par mois) à Desvilles-Rouen s'est faite en Normandie parce que là on trouvait premièrement une main-d'oeuvre qualifiée (il y avait là déjà une usine qui s'adonnait depuis un siècle à la fabrication de tubes de plomb), et deuxièmement le port de Rouen.

La concentration industrielle est une telle nécessité économique pour la rationalisation du travail et donc de la productivité que Monsieur Massé, commissaire général au plan, disait récemment : « ce serait une erreur grave que d'arrêter la croissance de la région parisienne car elle seule pourra contrebalancer l'énorme concentration qui se développe le long de la vallée du Rhin ».

Si la décentralisation se trouve freinée par la réalité, on peut alors se demander la raison de l'inquiétude qui règne dans les milieux ouvriers notamment dans la région parisienne à ce sujet.

C'est que d'une part, si le complexe industriel de la région parisienne se développe, pour une entreprise donnée installée dans cette région, il arrive que son développement l'oblige à s'agrandir et du fait de diverses circonstances, dans lesquelles les mesures officielles de décentralisation n'interviennent généralement que peu, à le faire en province. L'industriel qui le fait y trouve son compte, mais il n'en va pas de même pour les ouvriers contraints soit de suivre les machines, soit de perdre leur emploi. Et malgré les sujétions de la vie des travailleurs dans la région parisienne, la plupart - le flux de la main-d'oeuvre le prouve - préfèrent y rester. L'un des avantages, et non le moindre, c'est que les fluctuations de l'emploi s'y font beaucoup moins sentir qu'en province où le travailleur, qualifié ou pas, est lié à la seule industrie du pneu comme à Clermont-Ferrand, à la construction navale comme en Loire-Atlantique ou à l'industrie horlogère comme dans le Doubs.

En fait, l'ouvrier est à la merci de la production de son patron, et celui-ci sait très bien jouer sur ce sentiment d'incertitude pour essayer de briser les velléités d'opposition. Pourtant, développement et transfert se font en fonction de plans et de calculs où la bonne volonté des ouvriers n'est pour rien.

Il est certain que l'élément prix de la main-d'oeuvre est un facteur dans les considérations d'un entrepreneur, et les préfets des départements pauvres ne se gênent pas pour vanter aux industriels leur département en disant, dans leurs dépliants publicitaires, que les salaires y sont bas et la main-d'oeuvre calme. l'expérience montre aussi que ce qui fait partie de la publicité préfectorale n'est pas un élément suffisant pour attirer l'industrie, mais suffisant pour faire pression sur les travailleurs des régions industrialisées. car un des points principaux qui fait craindre à l'ouvrier parisien d'aller en province, c'est le même que celui qui fait « monter » le provincial à paris, ce sont les bas salaires qui y sont pratiqués.

Pour pallier un des désavantages de la décentralisation, il faut donc dans les luttes à venir, lutter pour la parité entre tous les salaires, car, que ce soit décentralisation, reconversion ou autres phénomènes économiques, le changement de travail ne doit pas apparaître comme la menace d'une baisse du pouvoir d'achat.

Il est certain que même à salaire égal, il n'est pas indifférent d'être dans telle ou telle région, mais ce sera en tout cas un élément sur lequel le patron ne pourra pas s'appuyer et un des principaux désavantages des mutations supprimé.

Car attendre de l'État qu'il assure « le reclassement des travailleurs à conditions égales de qualification professionnelle avant tout licenciement consécutif de transfert d'entreprise » c'est demander du lait à un bouc, nous l'avons vu avec le soi-disant reclassement des ouvriers licenciés chez Renault.

Une chose certaine est que les plans de décentralisation sont pour le moins inopérants. Malgré l'implantation en province d'industries nouvelles, le rythme d'accroissement des grands centres urbains, Paris en tête, est supérieur à celui des autres régions. L'État bourgeois peut freiner ce phénomène, mais pas l'enrayer. Il est dans la nature même de l'économie capitaliste, économie compétitive qui n'existe que par le profit, de créer des conditions de vie intolérables.

Le problème dit de la décentralisation industrielle est un aspect de l'antagonisme ville-campagne qui avec bien d'autres, caractérise la société actuelle. Quels que soient les efforts d'ordonnancement de l'État bourgeois, il ne peut rien contre la propriété privée qu'il a pour objet de garantir.

Seule une société qui n'aura plus comme seul but que le bien-être de tous, pourra résoudre complètement ce problème par une amélioration du standard de vie de toute la population, une répartition judicieuse des industries et ceci sur la base de moyens de transports collectifs et pratiques. Seule une société socialiste permettra aux hommes de ne plus être soumis aux seules obligations des conditions matérielles et géographiques de travail.

Les hommes libérés de la lutte pour la satisfaction des seuls besoins élémentaires de la vie quotidienne, n'auront plus que des problèmes de cet ordre à résoudre et ils en auront enfin les moyens.

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