Jeune organisme mais constitution sénile27/08/19631963Lutte de Classe/static/common/img/ldc-min.jpg

Jeune organisme mais constitution sénile

 

Bien que faisant l'objet de nombreuses tentatives d'amendements, il ne fait pas de doute que la Constitution, actuellement soumise à la discussion de l'Assemblée algérienne, sera adoptée à une large majorité, sans modification importante ou même sans modification du tout. Modifiée ou pas, cette constitution ne fait que consacrer l'actuel état de fait en Algérie, à savoir la concentration des pouvoirs entre les mains de l'appareil dirigeant du FLN sans qu'ouvriers et paysans, ou même, simplement, la base du FLN, aient la moindre participation ou le moindre contrôle sur l'État. Cette constitution est calquée sur les Constitutions bourgeoises au point d'en être une imitation servile, sans même la pudeur d'une terminologie différente, sinon nouvelle, et plus digne, au moins dans les mots, de la lutte de plusieurs années du peuple algérien. Elle est d'ailleurs calquée non sur les plus libérales mais sur les plus réactionnaires. Non seulement elle consacre un régime « présidentiel », où le chef du Gouvernement ou celui de l'État est pratiquement indépendant du Parlement mais elle ne prévoit pas même d'élections à peu près libres à ce parlement (quand les candidatures ne le sont pas, les élections ne le sont pas non plus). Le seul « contrôle » qui peut s'exercer le serait par le FLN, mais cette organisation est loin d'être démocratique, il n'est que voir les protestations qui se sont élevées lors de la crise de l'an dernier, ou qui s'élèvent aujourd'hui au sein même de l'actuelle assemblée, pourtant composée de députés choisis par le Front. Si cette constitution traduit d'une façon ou d'une autre le pouvoir des ouvriers et des paysans algériens, c'est que De Gaulle est le représentant, au même titre, des ouvriers et des paysans français parce qu'il est régulièrement plébiscité par soixante dix à quatre vingt pour cent des électeurs et que sa Constitution l'a été dans large mesure.

Rappelons, pour mémoire, c'est malheureusement nécessaire à notre époque où les mots sont utilisés en politique comme ils le seraient dans un poème dadaïste, qu'il y a un monde, une société devrait-on dire, de différence entre une constitution bourgeoise même libérale, et ici ce n'est pas le cas, et la dictature du prolétariat ou même une dictature des ouvriers et des paysans. Ce n'est pas non plus parce que dans « dictature du prolétariat », il y a le mot dictature, que plus un régime est autoritaire, plus il est « révolutionnaire » ou « sur la voie » du socialisme. La dictature du prolétariat ou celle des ouvriers et des paysans ne se conçoit qu'avec une participation effective, vivante, quotidienne de ceux-ci à l'exercice du pouvoir. Participation sur laquelle toutes les formes légales ne peuvent que retarder, car elle signifie un perpétuel changement, un perpétuel renouvellement des structures politiques. Plus le mécanisme représentatif est lourd et compliqué plus il retarde sur les modifications de la conscience des masses, moins il est « démocratique ». Le seul type d'État auquel les masses puissent participer c'est un État où le peuple est en armes et où les ouvriers et les paysans puissent élire, sans contrainte ou sélection préalable, ceux qu'ils veulent, et les révoquer de même, au sein d'organismes assumant directement les responsabilités du pouvoir. Le mot dictature étant là pour exprimer que la dictature est exercée par les ouvriers et les paysans contre les classes exploiteuses, que la possibilité d'élire, et d'exercer le pouvoir est réservée aux ouvriers et paysans. Que dire aussi du fait que cette constitution prévoit que la république algérienne sera islamique ? Inch Allah ?

Il serait comique, si ce n'était tristement révélateur, de voir Boumedienne, au cours de la discussion sur le vote d'un amendement abolissant la peine de mort (amendement rejeté), déclarer que, de toute façon, la religion islamique n'avait pas écarté la possibilité d'un tel châtiment, laissant ainsi entrevoir un avenir éclairé de bûchers.

Il va sans dire qu'il n'était pas possible que, calquée sur une Constitution bourgeoise « classique », la constitution algérienne soit « démocratique » même au sens restreint et dans les limites étroites où le sont les constitutions des États dits occidentaux. La bourgeoisie algérienne proprement dite, si l'on excepte la petite bourgeoisie citadine et les paysans, est trop faible économiquement et socialement pour pouvoir diriger le pays démocratiquement, c'est-à-dire résoudre démocratiquement ses propres problèmes à elle. La formidable puissance représentée par les masses citadines et rurales est une énergie trop instable, trop dangereuse. Les besoins des masses sont trop grands pour que les petites querelles et les petits intérêts des couches rivales de la bourgeoisie puissent se régler au grand jour. Une dictature est nécessaire pour ménager, face aux masses, les intérêts de la classe dirigeante, une dictature capable de trancher au sein même de cette classe dirigeante, sans discussion sinon sans hésitations ce qui pourrait être nécessaire de trancher pour ne pas avoir à sacrifier le reste. Un régime « démocratique » en retardant des sacrifices partiels (le plus souvent récupérables d'ailleurs dans un régime autoritaire, car effectués sans le contrôle des masses) par des discussions publiques risquerait de compromettre l'ensemble de la classe dirigeante. Evidemment cette dictature qui s'exerce sur les masses, contre elles, compromet dans une certaine mesure la possibilité pour la bourgeoisie autochtone d'échapper plus complètement à l'emprise économique de l'impérialisme, mais elle fait le choix entre un peu et rien (dans cette mesure d'ailleurs elle représente aussi l'impérialisme).

Mais ce qui est plus grave, est que cette dictature si elle n'arrive pas à résoudre les problèmes économiques des masses et en particulier des masses rurales compromet gravement les bases même de son pouvoir. Et la difficulté réside dans le fait qu'il est difficile, voire impossible de résoudre les problèmes des campagnes, pour ne pas parler de ceux des villes, sans une participation vivante, effective des paysans pauvres ou du prolétariat agricole. C'est-à-dire sans leur mobilisation.

Et il apparaît que le pouvoir de Ben Bella n'a pas avancé d'un pas dans la solution de ces problèmes depuis un an, ce qui ne manque pas de l'amener à gouverner de plus en plus contre les masses. Ce n'est pas que la mobilisation des paysans pauvres et du prolétariat rural, pour la réalisation d'une réforme agraire démocratique, pour l'introduction de la coopération comme forme d'activité agricole, pour la réalisation de grands travaux collectifs à la mesure de ce qu'on peut réaliser par le seul travail manuel, seraient en elle-même particulièrement socialiste tout comme les réalisations énumérées. Mais elle est particulièrement dangereuse poux les intérêts de la bourgeoisie et bien entendu mortelle pour les propriétaires terriens. Certaines fractions (pas forcément délimitées économiquement ou socialement) de la bourgeoisie algérienne sont prêtes à en courir le risque, d'autres pas. Celles qui sont prêtes - plus en paroles qu'en réalité semble-t-il - sont représentées par Boudiaf et le PRS, celles qui ne le sont pas, par l'actuelle équipe dirigeante. Il n'y a apparemment pas, jusqu'à présent, en Algérie de groupement se réclamant de la révolution mondiale, c'est à dire du prolétariat international, et du socialisme scientifique qui est autre chose, soit dit en passant, que celui consistant à cultiver son jardin.

Notons que sur les deux députés européens qui sont intervenus le premier jour de la discussion (le samedi), si l'un, un abbé, soulignait les dangers du parti unique, l'autre, député de Bône, approuvait le projet sans réserve.

Comment interpréter dans ce contexte la démission de Ferhat Abbas, intervenue il y a quelques jours, de la Présidence de l'Assemblée ? Certes pas comme l'a fait une grande partie de la presse comme le fait que le dernier représentant de la bourgeoisie algérienne, et même parfois de la bourgeoisie « libérale », quittait l'État algérien trop « socialiste ». Si l'État algérien devenait socialiste les représentants avérés de la bourgeoisie en seraient chassés plus vite qu'ils n'en partiraient. Et Ferhat Abbas n'est pas plus lié avec la bourgeoisie algérienne, ou avec certaines de ses couches, que tel ou tel autre dirigeant actuel de l'état algérien. Mais son passé est celui d'un dirigeant opportuniste, bien plus entraîné par toute sa vie à composer avec l'impérialisme, plutôt qu'à lutter ouvertement contre. Il n'a rallié le FLN que fort tard, alors que toute possibilité de compromis était absolument exclue. Le FLN, tout au moins son appareil dirigeant, le GPRA, l'a non seulement accueilli à bras ouverts mais en a fait son Président. Ferhat Abbas incarnait alors certainement les opinions d'une partie de la bourgeoisie mais cela ne découpe pas forcément une tranche horizontale de la société algérienne, et rien ne permet de dire qu'il s'agit d'une fraction ayant des intérêts économiques donnés ou particuliers, ou même qu'il n'était pas lui-même le dernier bourgeois à se rallier à l'insurrection. Et, de plus rien ne permet de dire que les positions politiques de Ferhat Abbas correspondent toujours et systématiquement aux opinions d'une telle fraction des possédants algériens. La vie politique française nous donne couramment l'exemple d'hommes politiques - tous bourgeois - utilisés puis rejetée par la bourgeoisie, en fonction des opinions de ces hommes, de l'opinion qu'en ont les masses et de sa propre opinion à elle sur l'opportunité d'avoir tel ou tel homme au pouvoir, sans pour cela qu'on puisse dire lorsque Gaillard succède à Mollet, Pfimlin â Gaillard et Debré à Pfimlin que ce sont des « couches » différentes de la bourgeoisie qui gouvernent.

Mais pourquoi, après avoir soutenu Ben Belle pratiquement sans défaillance depuis la crise de l'année dernière, Ferhat Abbas s'en va-t-il aujourd'hui ? Est-ce comme il le dit parce qu'il est partisan d'un régime plus libéral ? Certes pas ! Car le régime auquel il appartient depuis un an n'est pas libéral. Car les compromis qu'il aurait accepté dans le passé avec l'impérialisme, n'auraient guère été « libéraux » non plus. La future constitution ne fait que sanctionner l'état actuel. Mais tous les régimes dictatoriaux (le régime dit « présidentiel » n'est pas forcément dictatorial et, vice versa, un régime doté d'une constitution « libérale » peut très bien n'être qu'une dictature féroce) évoluent obligatoirement vers la dictature d'un seul homme.

C'est là un phénomène de concentration du pouvoir quasi inéluctable. Ferhat Abbas le sait, comme tous les autres. Il n'est pas réellement contre, car il sait que pour sa classe il n'y a pas de meilleure. solution et surtout pas celles qu'il préconise lui-même, à moins peut-être d'une collaboration plus grande et plus ouverte avec l'impérialisme, mais celui-ci n'y tient justement pas tellement, car c'est lui qui assumerait la charge économique de la « démocratie ». Abbas sait aussi qu'aujourd'hui, il le sait peut-être même depuis toujours, que cette dictature ne sera pas la sienne, car il n'est pas l'homme qu'il faut à la bourgeoisie algérienne. Il faut à celle-ci un homme qui ait, plus que lui, la confiance des masses, car ce sont elles, avant tout, qu'il s'agit de contenir. Ferhat Abbas s'en va, avant d'être éliminé, si non exécuté, car c'est dans la logique des choses. Mais, en fidèle serviteur, il ne rechigne pas. Il ne lutte pas (très fort) contre l'évolution à laquelle il a participé, à laquelle il a contribué, à laquelle il contribue encore par son départ volontaire car, au pouvoir, il a fait, il ferait la même chose. Il s'en va en prenant quelques positions de principe dans la ligne de son personnage, afin de pouvoir servir de nouveau un jour, si nécessaire. Il n'est pas le seul à en avoir fait autant et, cependant, ses prédécesseurs (Ben Khedda, Boudiaf, Khidder etc...) ne pouvaient certainement pas être considérés comme plus liés à la bourgeoisie que Ben Bella, ou représentant plus que lui ses intérêts, bien au contraire, apparemment, dans certains cas (Khidder).

Ils sont tous partis pratiquement sans combat ou, plus exactement, sans faire appel à aucun moment aux masses. Toutes les luttes qui se sont déroulées pour le pouvoir en Algérie aussi bien lors de la crise de l'été dernier que depuis, se sont réglées de « l'intérieur ». Aucun des antagonistes, s'il luttait pour le pouvoir, ne tenait à mettre en danger les bases fragiles du bonapartisme algérien. Même Boudiaf qui est partisan d'un régime s'appuyant sur les paysans (il ne faudrait pas en conclure pour cela que Boudiaf « représente » les paysans) pour résoudre les problèmes économiques les plus brûlants, et dans cette voie il serait peut-être possible au moins de nourrir les masses sinon comme le prétend le programme du PRS de créer une accumulation de capitaux suffisants pour industrialiser le pays, même Boudiaf ne conçoit pas de s'appuyer sur les paysans pour renverser le pouvoir de Ben Bella. L'opération lui apparaît comme trop dangereuse, (bien entendu les mouvements de masse ont leur propre logique et les paysans entrant en lutte, sans Boudiaf, peuvent très bien le conduire au pouvoir, de même qu'on pourrait voir Mendès France porté au pouvoir par une grève générale menaçant la bourgeoisie mais qu'on ne le verrait sûrement jamais déclencher une telle grève). Boudiaf pense que le gouvernement de l'Algérie pourrait s'enraciner dans les campagnes, que c'est le seul moyen de le rendre solide et invulnérable, mais il ne tient pas à défendre les ouvriers agricoles, les chômeurs, les paysans pauvres ou même les moins pauvres, sans même parler du prolétariat industriel, par tous les moyens, inconditionnellement. Il y a là, justement, une différence de classe.

Et ce qui empêche Ben Bella de mener une telle politique, ce n'est pas, encore une fois, parce que cette politique serait en soi anti-bourgeoise, c'est que sa réalisation nécessiterait une mobilisation des masses. Or, au lendemain de l'indépendance les hommes au pouvoir disposaient de l'appareil nécessaire et suffisant pour encadrer les masses, les pousser ou les contenir suivant les besoins, c'est à dire du FLN Mais ces hommes au pouvoir, d'idéologies différentes, réformistes bourgeois élevés dans les moeurs politiques de l'impérialisme français ou petits-bourgeois radicaux et jacobins, mais représentant tous, quoique de façons différentes, également la bourgeoisie avaient une peur considérable de la base même du FLN, de ces hommes restés en contact pendant les années de lutte avec la population misérable des villes et des campagnes. Ils craignaient fort de les voir prendre la tête des masses plutôt que de les encadrer. Ils craignirent même pendant les quatre années que durèrent en fait les pourparlers, de se voir désavouer par eux, tellement ils se sentaient étrangers à la lutte elle-même. Leur premier soin l'année dernière fut de démobiliser le Front, du moins sa base et la partie la plus honnête et la plus dévouée de ses cadres et de ses militants entraînés et confirmés, et d'intégrer les autres à l'appareil d'État. C'est le sens de la crise de l'été dernier. Mais par là même le nouvel État s'interdisait de pouvoir ne serait-ce que canaliser l'énergie, la volonté et les espoirs des masses dans des directions favorables au régime. Le pouvoir actuel est seul avec son armée. Il est contraint de s'opposer à toute initiative, à toute participation spontanée des masses à telle ou telle activité. Non seulement il doit les abandonner à un morne désespoir après l'enthousiasme de l'indépendance, mais encore il doit de temps à autre les massacrer.

Lorsque Ferhat Abbas déclare que l'Algérie va évoluer vers le fascisme, il fait un abus de terme. Ben Bella et Boumedienne la conduisent vers une dictature militaro-policière du type de celle de Nasser avec d'ailleurs la même dose de « socialisme ». Est-ce à dire que c'est vers cela que se dirigera réellement l'Algérie ? C'est compter justement sans les masses, et sans tous ces hommes qui, après s'être battus pendant tant d'années, ne peuvent, aujourd'hui, manquer d'apprendre.

 

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