Gouverner c'est prévoir06/09/19611961Lutte de Classe/static/common/img/ldc-min.jpg

Gouverner c'est prévoir

Il ne serait pas trop de deux cents prêtres pour déchiffrer les paroles de la Pythie de l'Elysée si, abondance de biens nuisant, cela ne donnait pas sensiblement autant d'interprétations que de journalistes présents à la dernière conférence de presse de de Gaulle. L'habitude des faits divers déforment l'optique des journalistes et les font s'accrocher aux mots prononcés au lieu de chercher les causes ailleurs que dans les intentions des chefs d'État.

Il était évident avant même cette conférence de presse, que l'essentiel de la position française sur l'Algérie pouvait varier, quels que soient les aléas des négociations, car l'impérialisme français ne s'est décidé à chercher une solution autre que militaire que lorsqu'il fut certain de ne pas pouvoir venir à bout de la rébellion et qu'il ne lui restait pas d'autre solution. Le terme de « dégagement » utilisé par de Gaulle et que tous ont noté ne peut étonner que ceux qui n'avaient pas réalisé que l'une des raisons de sa venue au pouvoir était justement le « dégagement » de la France de la guerre d'Algérie. Une puissance impérialiste a besoin d'une armée, entre brigands la force prime, mais elle a besoin de pouvoir l'utiliser où et quand elle le veut. La France maintient sa domination sur l'Algérie au prix de l'immobilisation de la presque totalité de son armée. Cette armée elle ne peut espérer l'en retirer sans perdre l'Algérie.

Que de Gaulle ait paru douter aujourd'hui de pouvoir conserver cette emprise-là sur l'Algérie, ne peut étonner que ceux qui croyaient la chose possible, parce que des gens, comme de Gaulle ou d'autres, l'avaient affirmé.

Au demeurant, dans cette conférence de presse, de Gaulle a fait une concession de forme (sur le fond on ne sait rien) au FLN en ce qui concerne la souveraineté sur le Sahara en déclarant qu'il était évident que tout gouvernement, quel qu'il soit, d'une Algérie indépendante revendiquerait le Sahara et que cette indépendance réalisée, il était impensable que les populations vivant au Sahara ne réclament pas d'y être rattachées. Là aussi de Gaulle change d'attitude, mais pas d'opinion, car de cela aucun homme politique n'a jamais douté depuis qu'il fut assuré que l'Algérie serait, tôt ou tard, avec ou sans le consentement de la France, indépendante. Dans cela donc rien de nouveau si ce n'est peut-être cette concession qui pourrait rouvrir les négociations. De Gaulle bien sûr a tracé des limites qu'il ne dépasserait en aucun cas. A savoir la garantie des « intérêts de la France » au Sahara, des voies d'accès au pétrole et à l'Afrique noire, des aérodromes. Ces limites sont-elles vraiment les dernières ou bien sont-elles à ranger dans la même panoplie que les déclarations du genre : « nous ne négocierons pas avec la rébellion », « il n'est pas question d'indépendance algérienne », « il faut déposer le couteau avant de négocier », « le Sahara n'est pas algérien », etc., etc., on ne peut le savoir. Le FLN se satisfera-t-il de cette concession formelle, autre question.

Et, à ce propos on peut justement se poser la question de savoir quelles sont les intentions véritables du GPRA à propos du Sahara. Il est certain que lors des conférences d'Evian et de Lugrin il en a fait un préalable à toute autre discussion. Durant ces entretiens on n'a pas pu savoir, du fait de ce préalable saharien, si sur les autres points en discussion - statut de l'Algérie avant le référendum sur l'autodétermination, maintien des troupes françaises, citoyenneté des ressortissants français - les propositions de la France satisfaisaient le GPRA. Ses envoyés n'ont absolument pas cherché à démontrer publiquement, aux yeux de l'opinion internationale, que l'impérialisme français refusait de fait l'indépendance de l'Algérie en paraissant la reconnaître. S'ils n'ont pas cherché à le faire cela peut être simplement parce que ces hommes méprisent les masses et ne voient pas l'intérêt de les éclairer, de leur faire toucher du doigt les problèmes, et n'attachent pas plus d'importance à l'opinion qu'ont de leurs actes les opprimés de tous les pays qu'à celle des gouvernants de ces mêmes pays. Si ce n'est que cela on peut le constater mais il n'y a pas de problème. Mais si sur tous ces points les concessions françaises sont agrées par le FLN c'est à dire si la guerre peut se terminer, et l'Algérie devenir, dans un délai bref, indépendante, on peut se demander alors si la possession partielle des richesses sahariennes vaut bien, pour le peuple algérien, la continuation de la lutte. Et là pas besoin de s'interroger longtemps. Pour les masses algériennes la souveraineté de leur pays sur le Sahara ne changerait pas grand chose à leur sort. Même si l'Algérie obtenait la totalité de ces richesses ce ne serait pas suffisant pour élever de façon importante le niveau de vie des masses et permettre l'industrialisation rapide de l'Algérie. Mais, pour le GPRA lui-même, est-ce que ce problème des ressources sahariennes n'est pas vital ? N'est-ce pas dans les craintes qu'ont ces dirigeants de se trouver, au lendemain de l'indépendance, en face de revendications sociales qui, faute de ressources pour les satisfaire au moins en partie, les entraîneraient dans une voie qu'ils n'ont pas l'intention de suivre, qu'il faut chercher les raisons de leur intransigeance à ce sujet !

En effet, la garantie de ces ressources que la reconnaissance de la souveraineté algérienne sur le Sahara entraînerait, garantie qui ne dépendrait plus du seul bon vouloir de l'impérialisme français, si elle ne leur permet pas d'élever le niveau de vie de l'ensemble de la population, leur permettrait par contre de jeter quelques miettes en pâture aux masses. Le réformisme n'est possible qu'aux riches. Face à une pression sociale le GPRA ne pourrait pas recourir à la dictature contre un peuple qui se bat depuis sept ans dans des conditions effrayantes. Si les dirigeants nationalistes algériens ne pouvaient pas arrêter une telle poussée par quelques avantages économiques, ils se trouveraient d'emblée conduits bien plus loin que ne le sont les dirigeants cubains.

Sous ce jour, le récent remaniement du GPRA pourrait s'interpréter comme la volonté de promettre dès maintenant certaines réformes sociales, dont une réforme agraire, permettant d'endiguer dans les limites bourgeoises un éventuel déferlement revendicatif. Ce n'est pas que la nouvelle équipe soit « socialiste » (la seule référence de Ben Khedda sur ce point est d'avoir milité dans les rangs communistes et ce n'est certes pas un brevet d'authenticité révolutionnaire) c'est surtout qu'elle veut être en mesure, dès l'indépendance, de le faire croire aux masses.

Si l'indépendance de l'Algérie peut être considérée comme proche, la révolution algérienne n'est pas faite. L'attitude actuelle du GPRA peut cependant laisser penser que ses dirigeants la craignent. Mais si les ouvriers et les paysans d'Algérie entament cette lutte, il sera matériellement impossible que le prolétariat métropolitain en reste à l'écart. Les exploités d'Algérie n'ont peut-être pas encore fini de secouer la puissance de la bourgeoisie française.

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