Ceux qui taillent la barbe à Marx10/09/19631963Lutte de Classe/static/common/img/ldc-min.jpg

Ceux qui taillent la barbe à Marx

A en croire certains journaux et revues publiés par différents courants se réclamant de la gauche, notre époque se caractérise par une luxuriante végétation socialiste. Si bien qu'en dehors des vieux pays impérialistes et de quelques îlots qui demeurent sous leur coupe, le socialisme fleurit partout. Le bureau latino-américain « trotskyste » parle très sérieusement de « ce qui reste de capitalisme sur notre planète ».

Ainsi, depuis le deuxième guerre, autour de la Russie « socialiste » s'est constitué « le camp socialiste » auquel la révolution chinoise a apporté son énorme force. Mais, et la liste varie selon les uns et les autres, l'Egypte, la Syrie, Cuba, la Guinée, le Mali, l'Inde, l'Algérie, le Kurdistan etc. produisent, eux-aussi, toute une variété d'espèces exotiques plus ou moins socialistes, socialisantes ou socialophiles. Dans France-Observateur, journal passé maître dans l'art de faire pousser toute une flore socialiste, E.R. Braundi prône un « nationalisme neutraliste et socialisant » (N° 696 du 5/9/63). Dans le même numéro, René Delisle, à propos de l'Algérie écrit : « Le problème est de savoir si aujourd'hui d'autres formules politiques sont possibles » que ce « socialisme spécifique » fondé paradoxalement à la fois sur l'Islam, la paysannerie pauvre et la coopération technique et financière avec la France ».(!)

De quoi faire se retourner dans leurs tombes Marx, Lénine et Trotsky à la fois !

Révolution prolétarienne mondiale, dictature du prolétariat, nécessité du parti, avant-garde consciente : tout cela se trouve relégué au musée des antiquités du socialisme.

Déjà, la bureaucratie stalinienne avait réussi le tour de force de cultiver le « socialisme » dans la seule Russie, toute arriérée qu'elle fut, sur le maigre fumier de la misère. Que « ce » socialisme-là, proclamé dès 1932, ait revêtu le visage d'une caserne hérissée de barbelés, cela importait peu aux adorateurs du père des peuples et aux « amis » de l'URSS. « On ne fait pas d'omelette sans casser des oefs » disait-il. Puisque Staline cassait des oefs, c'était donc qu'il faisait l'omelette socialiste.

Le socialisme dans un seul pays a grossi pour atteindre l'envergure du socialisme dans un seul camp. Mais la mystification demeure : pour beaucoup de prolétaires dupés par ceux qui pratiquent la prostitution intellectuelle, le socialisme a pris le visage du stalinisme et de son actuel rejeton krouchtchévien.

Encore s'agit-il là d'un régime issu de la révolution authentiquement prolétarienne d'Octobre.

Mais voici que, depuis la deuxième guerre mondiale éclate la grande révolte des pays arriérés, secouant le joug de l'impérialisme. De nouveaux régimes naissent, qui se réclament presque tous d'un quelconque socialisme. Staline avait lancé la mode ; aujourd'hui ces jeunes États construisent, chacun chez soi un petit « socialisme spécifique ». Ainsi, le socialisme emprunte-t-il des voies « nouvelles », « nationales ». Le sabre de Nasser, les prières de Nerhu, Allah tout puissant par son fils Ben Bella, construisent des socialismes. Il n'est pas jusqu'à Sékou Touré et même l'inénarrable Houphouët-Boigny qui ne participent à l'entreprise.

Bien entendu, cette socialistomanie entend régler son compte, sur le plan théorique, au marxisme, dépassé et inadapté. La lutte de classes, la révolution ouvrière, l'internationalisme, le matérialisme sont jetés aux orties.

Les néo-socialismes ont des bases théoriques tout à fait particulières : le nationalisme, la lutte contre l'impérialisme, la réforme agraire, quelques étatifications. Et si un tel programme apparaît comme classiquement celui de la révolution bourgeoise, ce n'est sans doute qu'une illusion d'optique ! Mieux, ces objectifs bourgeois, ces « États socialistes » (deux, termes qui s'excluent l'un l'autre !) s'avèrent incapables pour la plupart de les mener à bien (en dehors de la Chine et de Cuba).

Mais le plus étonnant est qu'ils ne sont pas les seuls à entretenir l'illusion. Certains groupes « trotskystes » volent à leur secours au nom de la. théorie de la révolution permanente.

Ainsi le Bureau Latino-américain écrit, dans son Appel "A toutes les masses exploitées du monde" 1er mai 1963 : "Peu après avoir commencé, et indépendamment de leur direction et de leur programme bourgeois (!) de départ, de leurs objectifs nationaux bourgeois, elles (les révolutions coloniales) acquièrent (?) sans délai un caractère socialiste."

Mais qu'est-ce que le caractère socialiste, d'après ces soi-disant trotskystes ? Il est :

« Déterminé par la réforme agraire (!) et son étendue, les étatisations (la SNCF serait-elle socialiste ?) l'intervention des masses dans l'appareil d'État (?) par l'unification des luttes coloniales contre l'impérialisme. »

Et voici comment :

« Dès leur commencement, ces révolutions prennent une teinte ( !) une physionomie (!) socialiste. Ce ne sont pas des révolutions socialistes comme telles, mais la pression des masses impose qu'elles prennent cette physionomie et acquièrent une caractérisation socialiste en expropriant l'impérialisme et le capitalisme. »

Et voici le bouquet :

« Le Congo est une claire démonstration de cela. » (!) (les mots soulignés dans les citations le sont par nous),

Ce qui, à propos du Congo, est tellement clair aux yeux des trotskystes du Bureau Latino-Américain, est d'une limpidité aveuglante d'après Pablo et la IVe Internationale actuelle, pour ce qui est de l'Algérie : pour eux, Ben Bella et Boumedienne représentent l'extrême-gauche socialiste de la révolution algérienne. Avec la bénédiction d'Allah tout puissant.

Car ces variétés de "trotskystes" ont une conception très particulière de la théorie de la révolution permanente développée par Trotsky. Si on en juge par leurs écrits, le caractère permanent de la révolution coloniale se ballade dans le ciel de la métaphysique historique, "indépendamment" (ce sont leurs propres termes) de l'intervention du prolétariat, et de l'existence et de la politique de la direction révolutionnaire de celui-ci. Force est donc, à toute révolution d'être plus ou moins « permanente », pour peu que la direction se laisse faire. Ainsi, Ben Bella, après Mao et Castro, est conduit à faire sans le vouloir de la révolution permanente et à se lancer dans la voie du socialisme.

Pourtant Trotsky lui-même dans La Question chinoise après le VIe Congrès s'efforçait, face à Lominadzé, de faire redescendre la théorie sur le terrain de l'histoire. Si, disait-il, "la révolution chinoise contient en soi des "tendances" à devenir permanente" ...

Cela n'est possible "que pour autant qu'elle contient la possibilité de la conquête du pouvoir par le prolétariat. Parler sans cela et en dehors de cela de la révolution permanente, c'est chercher à remplir le tonneau des Danaïdes. Seul le prolétariat, après s'être emparé du pouvoir de l'État et avoir transformé celui-ci en instrument de lutte contre toutes les formes d'oppression et d'exploitation aussi bien à l'intérieur du pays qu'au delà de ses frontières, conquiert par là la possibilité d'assurer à la révolution un caractère continu, autrement dit l'amener jusqu'à l'édification de la société socialiste intégrale. Une condition nécessaire à cela est de mener par conséquent une politique préparant le prolétariat en temps voulu à conquérir le pouvoir. Or, Lominadzé a fait de la possibilité d'un développement permanent de la révolution (à condition que la politique communiste soit juste) une formule scolastique... Le caractère permanent de la révolution devient ainsi une loi se plaçant au-dessus de l'histoire, indépendante de la politique de la direction et du développement matériel des événements révolutionnaires" (l'Internationale Communiste après Lénine - éditions Rieder : pages 334 - 335). (les mots soulignés dans cette citation le sont par nous).

Car, faute de l'intervention du prolétariat, ceux qui font du trotskyme une métaphysique de l'histoire n'ont d'autre ressource pour justifier leurs acrobaties politiques, que de tailler, selon l'image de Trotsky, la barbe à Marx. En effet, il leur faut recourir à la « pression des masses « et en particulier à celle des paysans pauvres, pour faire basculer la petite-bourgeoisie dirigeante dans la révolution permanente. Ainsi renaît de ses cendres la vieille théorie des Populistes russes pour qui le socialisme reposait sur l'action révolutionnaire de la paysannerie.

Le renouveau d'une telle thèse n'est pas propre à ces « trotskystes ». Il trouve maints adeptes dans la nouvelle vague des théoriciens révolutionnaires et chez bien des rénovateurs du marxisme qu'ils soient au PSU ou ailleurs.

La caractéristique commune de tous ces groupes est de chercher partout, et souvent très loin d'eux, un substitut à l'action révolutionnaire du prolétariat dans leur propre pays qui impliquerait leur propre intervention dans la lutte ouvrière. Leurs conceptions ne sont finalement que le reflet de leur impuissance et cette impuissance n'est elle-même que la conséquence de leur renoncement au marxisme en tant que pratique révolutionnaire.

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